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L’ethnographie force le chercheur à se placer dans un ensemble d’évènements de manière à pénétrer « physiquement et écologiquement dans le cercle de réponse de

leurs situations sociales » (Goffman, 1989, p. 125).

Une prise en compte de notre subjectivité de chercheur

Pour construire une recherche ethnographique, il est exclu de dissocier le chercheur et l’observé. L’ethnographe est un chercheur qui doit être capable de « vivre en lui la

tendance principale de la culture qu’il étudie » (Laplantine, 2010, p. 22). Les

chercheurs en ethnographie doivent être proches des activités quotidiennes des consommateurs qu’ils étudient. Une proximité physique mais également sociale doit caractériser le rapport entre chercheur et observés, afin de permettre la compréhension des phénomènes. Le chercheur doit donc ne pas être un observateur passif, placé au dessus du groupe étudié mais bien un observateur faisant partie intégrante du groupe. Il doit partager la vie de tous les jours d’un groupe d’individus afin d’appréhender les significations culturelles, de participer à leurs systèmes organisés d’activités et de se sentir soumis à leurs normes sociales (Wax, 1980).

Avant de pénétrer un groupe, l’ethnographe doit réfléchir à son statut (Dion, 2007). Dans son ouvrage intitulé Reflections on the Fieldwork in Morocco, Rabinow (1977) relate son séjour à Sefrou, une ville au pied du Moyen Atlas marocain. Au bout du quatrième jour, il écrit se sentir dans la « position idéale de l’anthropologue » pour une recherche qu’il aurait pu mener auprès des Français installés dans la ville: « Je

parlais couramment leur langue, j’étais familier avec la culture, concerné par les faits, tout en étant indubitablement un outsider » (Rabinow, 1977-2007, p. 18). Le

chercheur doit « être comme » un natif sans « être » un natif. Il doit à la fois être intégré au groupe pour introduire un changement minimal dans les comportements mais il doit en être détaché.

A ce stade, il paraît crucial de faire un travail réflexif sur notre position de chercheuse et sur nos rapports avec le groupe étudié, à savoir les femmes casablancaises.

Notre place de chercheuse dans le contexte de la recherche

A la lumière des implications de la subjectivité du chercheur dans la poursuite de ses objectifs, il nous semble important de nous présenter. Nos origines culturelles peuvent être un point de départ (Peñaloza, 1994).

De nationalité belge, nous sommes arrivée à Casablanca en 1976 pour notre entrée à l’école et y avons vécu jusqu’à notre baccalauréat en 1990, l’année d’ouverture du premier hypermarché au Maroc. Après des études universitaires en Belgique, nous sommes retournée à Casablanca en 1998 pour y vivre avec notre époux, né au Maroc d’un père néerlandais et d’une mère espagnole. Nous y avons fondé une famille. Nos origines nous excluent du groupe étudié. De plus, nous différons physiquement des femmes marocaines par la couleur de nos cheveux, de nos yeux et par notre teint clair. Au Maroc, nous sommes identifiée comme une « nousrania », un terme en arabe dialectal qui signifie littéralement « Nazaréenne » et qui renvoie à notre chrétienté, à Jésus de Nazareth. Loti (1890) fait référence dans son écrit sur le Maroc aux trois religions. Il ne peut décrire précisément le sanctuaire d’Idriss car « les abords de

cette mosquée [...] ne doivent être souillés jamais par les pas d’un Nazaréen ni d’un Juif » (Loti, 1890, p. 101).

Il existe plusieurs manières de découper la population du Maroc. L’appartenance à un groupe religieux est l’une d’entre elle. Les Marocains sont exclusivement de religion musulmane ou juive et il est difficile d’obtenir la nationalité marocaine. Les étrangers occidentaux sont appelés communément nousrani.

L’appartenance à un groupe religieux a une incidence directe sur la langue utilisée lorsqu’un dialogue s’engage entre inconnus. Le français est la langue que les Casablancais marocains utilisent spontanément avec les nousrani. Cependant, il nous

arrive fréquemment de lire dans les yeux de notre interlocuteur une hésitation sur la langue à utiliser lorsqu’il s’adresse à nous. Les agents de police ou les gardiens de rue, par exemple, utilisent systématiquement l’arabe dialectal pour engager une conversation avec un conducteur marocain, alors que le français sera la langue de communication s’ils sont confrontés à un nousrani.

Scène 3 :

Je conduis ma voiture immatriculée au Maroc dans Casablanca. Un agent de police surveille la circulation à un rond-point. Il lève la main à mon passage: c’est le signe que je dois arrêter ma voiture pour un contrôle de routine. Je stationne à une trentaine de mètres de lui. Il s’avance en marchant vers la voiture. Je baisse ma vitre. La fenêtre entièrement ouverte quand il arrive à ma hauteur. Il me regarde dans les yeux et marque un temps d’arrêt. Je lui rends son regard en essayant d’exprimer le moins d’émotion possible: sans sourire et sans parler. Passent deux ou trois secondes. L’agent me salue alors en arabe sans me sourire.

- Salam ala ikoum.

- Alikoum Salam [je réponds sans sourire]

- [silence] El ouarqat dial tomobilat. [Les papiers de la voiture]

Je sors les papiers de la voiture de la boîte à gants et, de mon sac, ma carte d’identité, rose, couleur réservée aux cartes des résidents étrangers au Maroc (les cartes d’identité des Marocains sont vertes et plus petites). A ce moment, l’agent me dit en Français « Vous êtes Française? ». La conversation qui suivra se fera exclusivement en français, langue que l’agent de police maîtrise parfaitement.

Les contrôles de police par des agents de circulation sont fréquents pour tous les conducteurs. Le fait de m’arrêter ne présente aucunement un fait extraordinaire. La majorité des agents de police de Casablanca maîtrisent le français, l’usage du dialecte n’est donc pas un choix dicté par des difficultés d’expression en Français. Deux experts marocains, Driss et Abdellatif, ont analysé cet évènement, ils ont apporté une explication au fait que l’agent nous ait parlé en arabe dialectal. Abdellatif est marocain et a fait ses études supérieures en France. Driss a la nationalité marocaine par son père et la nationalité finlandaise par sa mère. Il a vécu au Maroc et en Suisse - pour ses études supérieures - et se définit exclusivement comme Marocain.

l’agent de police et l’aurait immédiatement salué... Le policier ne s’est pas posé la question de savoir si tu étais étrangère car une série de signes correspondaient aux codes locaux. La manière de s’arrêter en bordure de route, la distance avec l’agent... le premier regard et les premiers mots installent une distance entre l’agent et toi... Ton assurance... C’est un peu un rapport de force. Il faut lui montrer à qui il a affaire et c’est quelque chose qui doit se faire dès les premiers contacts. Mais ce n’est pas flagrant: de l’extérieur, on aurait du mal à remarquer ces petites choses. Pas de sourire, pas de familiarité. Le rapport homme-femme entre aussi en jeu. Et il y a bien une marque de sympathie et de respect mais elle ne s’exprime pas comme chez les Français par exemple. (Driss, 38 ans, expert).

Nos yeux bleus et notre manière de regarder perturbent. Notre physique laisse penser à l’agent de police que nous sommes une nousrania alors que notre attitude, notre gestuelle et notre regard sont ceux d’une Casablancaise marocaine. L’agent ne peut qu’être hésitant sur notre groupe d’appartenance - musulman, juif ou chrétien -, et ne sait donc quelle langue utiliser avec nous.

Notre attitude peut initier des doutes dans certaines circonstances quant à notre groupe d’appartenance. Au téléphone, il nous arrive souvent d’être prise pour une marocaine. En revanche, après un moment d’échanges en face à face, notre physique et notre parler renseignent indubitablement nos interlocuteurs sur notre statut d’étrangère dans le pays. Nous sommes francophone et ne parlons pas l’arabe dialectal comme une native: nous avons un accent, et un vocabulaire restreint à la vie courante. Nous avons appris progressivement le dialecte sur le terrain au cours des années que nous avons passées au Maroc. Nous sommes capable de déchiffrer l’arabe écrit mais ne pouvons comprendre le sens des textes, les cours suivis à l’école primaire ne nous ont laissé que peu de souvenirs.

Le milieu dans lequel nous vivons est multiculturel. Dans notre environnement de travail, nous sommes l’unique étrangère. Nos collègues et étudiants sont marocains de

confession musulmane ou juive. En dehors de notre milieu professionnel, nous fréquentons des personnes de diverses nationalités - des Marocains, des étrangers résidant au Maroc depuis plusieurs années ou générations, ou des expatriés vivant au Maroc pour un séjour de moins de 5 ans - et de différentes religions - majoritairement des Musulmans, des Chrétiens, et des Juifs. La fréquentation de divers groupes culturels depuis l’enfance a forgé notre éducation. Nous avons appris les dangers d’un ethnocentrisme qui peut aboutir à une exclusion sociale. Cependant, l’adaptation de nos comportements se fait parfois sans réflexion préalable et nous nous retrouvons guidée par le contexte.

Dans nos pratiques quotidiennes, nous fréquentons divers types de points de vente en fonction des produits que nous recherchons. Nous achetons des produits alimentaires 3 à 4 fois par semaine. Le rôle de l’approvisionnement du foyer nous revient entièrement. Nous nous fournissons en fruits chez un marchand juif installé dans le marché historique de Casablanca: le marché central qui fut construit par les Français. Ce marché est fréquenté principalement par des Marocains. Quelques rares étrangers s’y rendent. La qualité des produits et la proximité avec un de nos lieux de travail nous permettent une visite chaque semaine. Nos légumes sont achetés chez un marchand musulman dans un marché en terre battue où des morceaux de toiles défraîchies servent de toit. Ce marché est attenant à la fois à un bidonville et à un quartier résidentiel. La situation géographique du marché permet une mixité sociale. Depuis que nous nous rendons dans ce marché, c’est à dire depuis quatorze ans, nous n’y avons jamais croisé une étrangère. La viande porcine que nous consommons provient d’un charcutier chrétien installé dans le marché du Maârif, dans le centre de Casablanca, où se mêlent bourgeois casablancais et étrangers.

Nos premières expériences d’achat en 1998 n’ont pas toujours atteint les objectifs escomptés. Nous avons par exemple été plusieurs fois trompée sur la qualité du poisson ou nous avons payé un prix plus élevé que celui du marché.

Dans son livre intitulé Gender on the Market, Deborah Kapchan (1996) écrivait :

Bien que je sois maintenant une analyste de la culture, une ethnographe, j’ai également essayé plusieurs rôles au Maroc - enseignante, chercheuse, épouse, belle-fille, belle-soeur, mère. Ma compréhension de la culture marocaine émane de ces identités et de toutes les personnes que j’ai rencontrées et avec lesquelles j’ai passé du temps au cours des quatre années de mon séjour”

(Kapchan, 1996, p. xiv)

Comme Kapchan, la vie au Maroc nous a permis de connaître et de nous adapter aux normes de différents groupes d’individus, à observer des contextes en étant à l’écoute de différences culturelles et à faire preuve d’empathie. Nous avons appris à changer d’attitude et de façon de parler en fonction des contextes depuis notre enfance. Certains changements de comportement se font aujourd’hui spontanément, comme la sélection de la langue dans laquelle nous devons nous exprimer.

Accéder au terrain paraissait une démarche a priori facile. Nous avons un passé riche avec le groupe étudié. Sans appartenir réellement au groupe des femmes marocaines habitant à Casablanca, nous l’avons côtoyé à maintes reprises et nous avons participé à ses activités. Une empathie s’est développée au cours des années. L’empathie du chercheur est importante dans une recherche, elle constitue d’ailleurs une caractéristique essentielle à la validité de la recherche scientifique dans une perspective interprétative (Perret et Seville, 2007). L’empathie est la capacité à « percevoir le cadre de référence interne d’une autre personne avec exactitude, avec

était l’autre personne, mais sans jamais perdre de vue la condition “comme si” »(Rogers, 1959). L’empathie facilite la compréhension des réalités sociales, et la

manière dont les évènements sont interprétés par les membres du groupe observé. Pourtant, il paraît difficile au chercheur d’atteindre une empathie totale (Geertz, 1973). Nous devions nous contenter de prendre conscience de nos propres conceptions et de nos présuppositions pour approcher le mieux possible la culture du participant.

Les chercheurs en ethnologie du proche peuvent rencontrer des problèmes liés à la proximité qu’ils entretiennent avec leur terrain ou leur objet d’étude. Le chercheur risque de ne pas voir les variations culturelles. S’impose alors un premier réflexe qui est celui de la distanciation par rapport au terrain. Les chercheurs devenus « trop

insiders » présentent des difficultés à repérer des incidents critiques et à les interpréter

(Wallendorf et Arnould, 1994, p. 488). Ils réagissent comme des natifs qui prennent les phénomènes observés pour acquis. Dans de telles conditions, la recherche risque d’aboutir à des conclusions de surfaces, sans réel apport.

Il importe à ce stade de rappeler que nous n’appartenons pas au groupe étudié. Nous avons baigné dès notre enfance dans un milieu multiculturel, et nous avons appris à

passer d’une culture à l’autre. Cependant, notre vécu ne nous met pas à l’abri d’une

myopie face au phénomène observé. Nous avons donc suivi des instructions de collecte préconisées dans ces situations (Arnould et Wallendorf, 1994). Nous avons multiplié les points de vente observés en types et en nombre et les heures d’observations. Nous nous sommes rendue dans des supermarchés casablancais situés dans différents quartiers de la ville - populaires et bourgeois -, nous avons varié les

heures et jours de visite : en début de semaine, en milieu de semaine et les samedis et dimanches; les débuts, milieux et fins de mois; les jours précédant et succédant les fêtes religieuses; les mois d’été comme ceux d’hiver; et enfin les périodes de ramadan, de rentrée scolaire et les périodes ordinaires. Nous avons fourni l’effort d’observer des faits qui nous paraissaient anodins. Nous avons volontairement prêté attention et suivi dans le point de vente des acheteuses qui nous paraissaient ordinaires. Nous nous sommes laissée surprendre par les situations.

Il a fallu apprendre à nous rapprocher pour observer, décrire, puis prendre distance en ayant conscience de nos propres suppositions (Geertz, 1999). Un va-et-vient entre les faits observés et une réflexion personnelle a constamment accompagné notre processus de recherche. Nous avons multiplié les efforts de restitution. À tous les stades du processus de recherche, nous envoyions des documents à un expert en France. Nous essayions de structurer nos observations et nos réflexions et de les coucher sur le papier. Nous avons longuement discuté, échangé avec deux experts : l’un établi en France et le second au Canada. Ces restitutions à autrui ont permis de prendre conscience et d’approfondir notre réflexion.

Afin d’assurer une réflexion constante, diverses séances de shopping en super et hypermarchés en Belgique, Espagne, France et aux Pays-Bas ont facilité un nouveau regard sur le contexte marocain dont nous avons pu déceler quelques spécificités culturelles. Comme Geertz (1995), nous accédions à une meilleure compréhension du contexte de la recherche chaque fois que nous prenions distance avec le pays. Grâce à ces changements de contexte, nous avons progressé dans l’analyse des faits observés à Casablanca, de nouvelles manières de lire ces faits se sont présentées.

Dans la présente recherche, nous nous sommes attachée à décrire et analyser l’espace « subtil » qui existe entre l’observé et ce que les participants nous ont appris, « le seul

territoire auquel l’ethnographe peut réellement accéder » (Newcomb, 2009, p. 7).