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S ECTION 2 : N AISSANCE DU SUJET

Les activités de la vie quotidienne sont un domaine riche de significations. C’est avec plaisir que nous faisons les courses ordinaires, que nous visitons les commerces indépendants et les marchés dans différents contextes culturels. Au cours de nos observations, il est apparu des différences visibles de comportement. A titre d’exemples, voici quelques comportements que nous avons pu observer. Une amie lilloise avec laquelle nous avons fait des courses paraît avoir intégré le fonctionnement du libre-service. Elle se déplace rapidement d’un rayon à l’autre du supermarché5, elle donne l’impression de savoir ce qu’elle cherche et trouve les produits sans manifester de nombreuses hésitations. À Stavelot, dans les Ardennes belges, les petits commerçants servent notre mère en prenant le temps de prendre des nouvelles ; la durée des courses ne semble pas être aussi centrale que dans un supermarché bruxellois. À Soses, un petit village agricole en Catalogne, notre oncle se rend à la coopérative pour acheter les légumes. Les échanges entre le fournisseur et les clients prennent la forme de discussions sur le niveau de la récolte et les conditions climatiques. Ces échanges valorisent les relations interpersonnelles et ne se limitent pas aux échanges marchands. L’information sur les produits est communiquée

5 Nous utiliserons le terme supermarché pour désigner indifféremment l’hypermarché et le supermarché bien qu’il existe des différences significatives entre les deux concepts.

verbalement. L’acheteur ne doit pas disposer de compétences en écriture pour procéder à l’achat. Au Maroc, les commerces traditionnels cohabitent avec les grandes surfaces alimentaires. Nous avons eu très vite l’intuition des notions intéressantes telles que les relations entre vendeurs et acheteurs, le temps, le repérage spatial ou la signalétique dans le point de vente émergeraient du contexte des courses. La scène suivante se déroule dans un hypermarché casablancais.

Scène 2 :

Mohamed a une soixantaine d’années ; il est en costume gris et il porte une cravate. Il est concentré devant les dizaines de flacons qui garnissent les rayons de l’hypermarché. Il regarde les shampoings, les articles de Head & Shoulders. Ses doigts et yeux vont d’un flacon à l’autre. Il prend, soupèse, ouvre le flacon, sent, hésite, repose et recommence avec un autre flacon, puis un autre et un quatrième. Puis, il reprend le premier flacon. En tout, il sera resté une dizaine de minutes devant les étagères et aura examiné minutieusement les six types de flacons de Head & Shoulders. Finalement, Mohamed se décide et opte pour le shampoing à l’étiquette bleue qu’il place dans son panier, où il a déjà mis un paquet de chips. Puis, il se dirige vers les caisses.

Pourquoi Mohamed a-t-il procédé à un examen si minutieux de ces shampoings? Si l’on se réfère à leurs campagnes publicitaires marocaines, la marque Head & Shoulders promet « 100% sans pellicules, 100% Number One ». Mais Mohamed souffre d’une forte calvitie. Son crâne dégarni ne possède plus qu’une fine couronne de cheveux grisonnants. Nous accostons Mohamed pour comprendre son application dans le processus d’achat d’un shampoing. Mohamed se prête volontiers au jeu et accepte de dévoiler les motivations et le contexte de cet achat. Mohamed parle un français parfait. Il explique qu’il fait ses courses avec son épouse dans ce même hypermarché toutes les fins de semaine. Nous apprenons qu’il a dîné la veille chez son frère. Au cours du repas, la discussion entre les deux hommes fut centrée pendant un long moment sur les shampoings. Mohamed n’a jamais procédé à l’achat de shampoing avant ce jour. Il se fait raser la tête chaque mois chez le coiffeur de son

quartier et se lave la tête avec un savon ordinaire. Au cours du dîner, son frère lui donna une série de conseils qui l’intéressèrent au plus haut point. Il l’invita à utiliser un shampoing « parce que c’est bon pour les cheveux » et renseigna la marque Head & Shoulders, parce que c’est « une bonne marque que [son] frère utilisait quand il

faisait ses études au Canada ». Mohamed fut séduit par l’idée au point qu’il ne put

attendre le rituel des courses ménagères de la fin de semaine. Il décida de mettre en pratique les conseils de son frère le plus tôt possible. Il se rendit donc seul, dès le lendemain au cours de sa pause déjeuner, dans une grande surface avec l’intention d’acheter un flacon de Head & Shoulders. Mais lorsqu’il se trouva devant le rayon, Mohamed se rendit compte que la tâche était plus difficile qu’il ne l’avait pensée. Il ne voulait pas prendre le flacon au dessin rose « parce que c’est pour les femmes », ni celui au dessin vert « parce que c’est à la menthe ». Il hésitait donc entre les quatre types restants. Il se décide pour le flacon bleu, le Classic Clean. Nous lui demandons comment il a effectué son choix. Mohammed répond qu’il a lu les inscriptions écrites sur le flacon, « en français » précise-t-il. Or, les inscriptions sur les flacons de Head & Shoulders au Maroc sont exclusivement en arabe et en anglais. Les explications fournies par Mohamed illustrent les divergences qui existent entre le déclaratif et le comportemental, mais surtout, ils rappellent combien le choix dans un supermarché peut s’avérer être une tâche difficile.

Des visites supplémentaires de points de vente à Casablanca ont laissé entendre que Mohamed n’était pas un individu isolé et que d’autres consommateurs exprimaient des difficultés à réaliser certains achats. Ces situations critiques étaient particulièrement visibles dans les grandes surfaces.

femme ardennaise qui discute chez le commerçant, de l’homme espagnol qui se rend à la coopérative et de l’homme marocain qui hésite devant les rayons ont souligné que des aspects socioculturels de la consommation devaient être pris en compte pour construire une vision holistique du shopping dans le commerce moderne. Plusieurs auteurs ont mené des recherches incluant ces dimensions à la fois socioculturelles, expérientielles, symboliques et idéologiques de la consommation. Leurs travaux sont rassemblés sous la dénomination de Consumer Culture Theory (Arnould et Thompson, 2005 ; Özçağlar-Toulouse et Cova, 2010). Ils attribuent une importance centrale au contexte de la recherche (Arnould, Price et Moisio, 2006). Nous aspirons à une compréhension holistique du phénomène des courses en supermarché. Par conséquent, nous inscrivons la présente recherche dans le courant de la Consumer Culture Theory. Cette dernière implique de soigner le choix du contexte afin qu’il rende rendre visible le phénomène étudié et apporte une contribution scientifique.

Arnould et Moisio (2006) affirment que la valeur d’un contexte dépend souvent de « l’isolation d’un groupe d’individus, d’une variable, d’un processus ou de relations

qui sont critiques pour le développement théorique » (Arnould et Moisio, 2006, p.

113). Un contexte est donc intéressant s’il permet l’émergence de concepts (Arnould, Price et Moisio, 2006). La revue de littérature ne peut en effet constituer à elle seule un travail de recherche scientifique en sciences de gestion quelle que soit la posture épistémologique choisie car les sciences de gestion sont une praxéologie. L’objectif ultime de toute recherche dans ce domaine est d’ « éclairer et aider les acteurs qui

sont confrontés aux problèmes concrets de management » (Thiétart, 2007, p. 5).

Contrairement à d’autres disciplines telles que la philosophie, les sciences de gestion doivent nécessairement comporter une phase empirique dans leurs travaux. Nous

avons donc cherché, au cours d’une première étude exploratoire, à recueillir le vécu des acheteurs marocains pour appréhender de manière générale leur vision émique de la mutation de l’appareil commerciale et sur les courses en supermarché.