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L E SUPERMARCHE AU M AROC : UNE INNOVATION RADICALE

Quand les supermarchés ont commencé à s’ouvrir au Maroc, je me suis dit : « Oh, là, là. Mais ça ne marchera jamais ici. Le Marocain il n’est pas habitué au supermarché ! Il est habitué à l’épicier, à Derb Omar [grossistes], au marché, et tout ça… ». (Majd, 54 ans, enseignant).

Majd fut le premier à exprimer sa surprise quant à l’ouverture des supermarchés au Maroc. Les innovations radicales entraînent des changements de comportements profonds chez les consommateurs. Majd était habitué à la forme de commerce traditionnel. Il a immédiatement perçu l’ampleur de la différence entre les deux modèles et a émis des doutes quant à l’adoption du supermarché par les consommateurs marocains. Saida, une jeune employée, propose une explication culturelle.

Déjà le problème c’est que nous, les Arabes, quand on est habitué à quelque chose, on n’aime pas changer. C’est rare d’acheter des choses et que les gens, qui ne sont pas habitués à ça, achètent. C’est un peu un blocage. (Saïda, 23 ans,

Selon Saida, les Arabes seraient plus réticents à modifier leurs habitudes que des consommateurs issus d’autres cultures. Les explications de Saida sont soutenues par la théorie. Des auteurs ont montré qu’il existe des différences significatives entre les tendances à adopter une innovation selon le caractère collectif ou individuel de la culture (Steenkamp, Hofstede et Wedel, 1999). La culture marocaine est collective (Hofstede, 1980). Il existe des liens très étroits au sein de la structure sociale. Les individus s’attendent à être protégés par les autres en échange d’une forte loyauté. Les cultures collectives affichent une tendance à la conformité. Les consommateurs issus de cultures collectives sont donc plus réticents à l’adoption d’une innovation. Majd et Saida prévoyaient une diffusion lente du supermarché.

Quand le supermarché s’est ouvert à Fès, je me suis dit « C’est pire ! ». C’est les Fassis6, ancienne médina, on va chez machin et machin… Je me suis dit « Attends ! Ça ne marchera jamais ! ». Eh bien, il cartonne ! Il cartonne ! [...] Le Marocain s’est adapté ! Et quand je regarde le Marocain au supermarché avec sa petite famille, on dirait que toute sa vie, il a fait ça ! Alors que ma génération, elle n’a pas fait ça ! Regarde les gens… Moi, j’aime bien regarder les gens… Tu as le couple… Tu as l’enfant qui est dans le caddie, ça fait très Européen, on dirait que le Marocain a toujours fait ça et c’est rentré dans nos habitudes. (Majd, 54 ans, enseignant).

Majd avoue sa surprise devant le succès de l’innovation. Il s’étonne de voir le concept si rapidement et favorablement accueilli par la population marocaine. Pour Keltoum, rédactrice en chef d’une revue féminine, cela tient au fait que le Maroc vit une “révolution depuis une dizaine d’années”.

C’est arrivé petit à petit mais ce n’était pas accessible à tout le monde. Et, là… Et, là ! On est dans une société de consommation… On ne va pas comparer le Maroc à une grande ville européenne. On ne va pas comparer le Maroc à la France… mais les habitudes de consommation qui sont entrain de s’installer ce sont les mêmes qu’en Europe. (Keltoum, 48 ans, cadre).

L’arrivée du commerce moderne a modifié les attitudes et les comportements vis-à- vis du commerce traditionnel, comme l’explique Soumaya.

6 Habitant à Fès

Avant le supermarché, c’était l’épicier du quartier… C’est vrai qu’avant, c’était l’épicier qui marchait très bien. C’était chez l’épicier qu’on achetait tout. [Maintenant, quand on va chez l’épicier], c’est quand on tombe en panne, parfois, quand on a besoin de farine, parfois de semoule, parfois… vous savez quand on tombe en panne de quelque chose. (Soumaya, 36 ans, esthéticienne).

Pour Soumaya, le commerce de proximité est devenu un commerce de dépannage, à l’image du commerce de proximité dans les pays développés (Vandercammen et Jospin-Pernet, 2005). On ne s’y rend que pour effectuer des achats de dernière minute.

Dans les supermarchés, on ne voit pas les gens qui achètent des légumes… la qualité, elle n’est pas… Des fruits peut-être à la rigueur mais des légumes, non. Quand, on voit les gens à Marjane, on ne voit pas les gens qui achètent des fruits et des légumes. [Ils achètent] tout ce qui se conserve, ce qu’on conserve longtemps c'est-à-dire : la farine, les conserves, l’huile… tout ça c’est pour le mois. Mais tout ce qui est légumes, il faut acheter presque… on peut dire chaque semaine… Le reste, on achète chez Marjane ce qui peut rester un mois.

(Soumaya, 36 ans, esthéticienne).

Soumaya connaît l’offre du supermarché. Elle sait que des légumes et des fruits s’y vendent. Mais elle ne voit pas l’intérêt de les acheter au supermarché.

Mais la variété de l’offre du supermarché et le libre-service peuvent être source de difficultés. Quand Hassan achète des conserves de concentré de tomate en grandes surfaces, il effectue des comparaisons pour trouver le produit le moins cher, car il “n’a pas beaucoup d’argent” et son salaire est la seule source de revenus pour sa famille élargie, laquelle se compose de sept personnes : « la femme, les [trois]

enfants, le père et la mère”. La moitié de son revenu est alloué à l’alimentaire comme

chez plus de 80% des marocains.7 Il explique comment il procède.

7 Les ménages marocains consacrent en moyenne 41% de leur revenu à l’alimentation et ce depuis une dizaine d’années - 41,3% en 2001 ; 40,6% en 2007 ; 41% en 2009 (HCP, 2009). Pour comparaison, en France métropolitaine, l’alimentation ne représente que 15,5% des dépenses de consommation des ménages (Insee, 2006). Par ailleurs, dans les pays développés, la part réservée à l’alimentaire tend à

Le problème, c’est qu’il y a des petites boîtes qui coûtent pas cher et des grandes qui coûtent cher... Mais quand tu regardes, tu trouves que c’est la grande qui est pas cher... Il faut regarder... Parce que quelque fois le prix du grand, il est moins cher. [...] Tu regardes le prix et la taille... Les deux! Moi, si je trouve que la grande est moins chère, alors j’achète un grand et je partage entre moi, mon frère et mon père [...] On met dans trois boîtes à la maison comme ça tout le monde, il paie moins cher. (Hassan, 42 ans, coursier).

Hassan reconnaît éprouver certaines difficultés à résoudre les opérations de ratio, en particulier quand les différences de volume ou de prix sont faibles. Parfois la mobilisation des ressources requises pour calculer et trouver le produit qui répond au meilleur rapport prix/quantité est telle que Hassan bricole.

Quand je vois que tous, ils sont les mêmes, je fais comme ça. [Hassan ferme les yeux et avance le bras en bougeant la main pour signifier qu’il choisit à l’aveuglette]. (Hassan, 42 ans, coursier).

En fermant les yeux, Hassan cache l’emballage et effectue un choix à l’aveugle. Il essaie de se baser sur le rapport taille/prix pour effectuer ses choix. Les différences de rapport ne sont pas toujours facilement identifiables. Hassan ne cherche pas à décoder les symboles de l’emballage.

Au cours de l’entretien, Hassan reconnaît qu’il apprécierait disposer de plus d’informations, non pas quantitatives mais plutôt qualitatives. Il aimerait, par exemple, goûter la moutarde ou encore bénéficier, comme c’est le cas dans le commerce traditionnel, de conseils émanant du vendeur. Les requêtes cognitives qu’il formule ne sont pas toujours compatibles avec le commerce moderne. Hassan ne peut pas goûter les produits emballés sans enfreindre les règles de fonctionnement du supermarché qui interdisent toute ouverture d’un emballage dans le point de vente. Hassan est perdu face à la variété de l’offre ; il « ne sait pas choisir ». Il se voit alors contraint à un compromis et choisit de procéder à une sélection au hasard en prenant l’alimentation par les ménages marocains ayant un revenu modeste - inférieur à 2 800 MAD/mois ; 34% de la population - atteint 51% contre 44,3% chez les ménages à revenu moyen - entre 2 800 et 6 736 MAD/mois ; 53% de la population - et 30% chez les ménages aisés - revenu du ménage supérieur à 7 636 MAD/mois ; 13% de la population.

le risque d’acheter une moutarde ou une boîte de concentré dont le goût ne lui plaira pas.

L’expérience de Hassan montre combien les courses dans la distribution intégrée peuvent se révéler douloureuses pour les consommateurs qui ne maîtrisent pas les compétences nécessaires pour décoder les signes et les symboles qui existent dans un supermarché. Mais la difficulté ne rebute pas Hassan. Seul dans un libre-service où l’assortiment offert est important, Hassan ne manifeste aucune intention de rejet du nouvel appareil commercial.

Les participants témoignent de la mutation profonde du paysage commercial dans les villes. Des hommes, mais également un nombre important de femmes, jeunes ou plus âgées, célibataires, mariées ou veuves, se rendent dans les supermarchés. Pourtant, l’approvisionnement du foyer n’est pas un rôle traditionnellement attribué aux femmes marocaines.

Il y a ma mère qui s’occupe de tout ce qui est achat quotidien et il y a mon père qui fait les courses le dimanche, il va au souk. Il ramène les fruits et légumes et les produits de nettoyage. La viande aussi. […] Il y a mon père qui fait les courses avec ses amis. Mais ma mère, elle part pas. [Mon père et ses amis] partent le dimanche matin et ils achètent ce dont ils ont besoin. Et ça a toujours été le cas. Ca n’a jamais changé. Et… c’est pour ça que je ne fais pas de courses. (Saida, 23 ans, employée).

Dans la société marocaine, le père de famille prend en charge les « grandes courses ». D’après notre première étude, les grandes courses se définissent au Maroc comme les achats mensuels de produits de droguerie et d’hygiène et les achats hebdomadaires ou mensuels de produits alimentaires. Les produits d’hygiène sont traditionnellement effectués auprès de grossistes et semi-grossistes indépendants. Les achats de poissons sont généralement effectués au port ou auprès d’un commerçant indépendant. Les

légumes, les fruits, la viande, et la volaille sont majoritairement réalisés dans les souks ou les marchés municipaux.

Lorsque s’implantèrent les premiers supermarchés, les clients étaient majoritairement masculins. Aujourd’hui, les femmes représentent une clientèle visible. Saida exprime ce changement.

Ma mère, elle a vu que les gens achètent et tout ça et qu’ils disent que c’est bon alors elle a commencé à acheter. C’est pour ça qu’elle a acheté de Acima [supermarché]. Après, si elle va à Acima, c’est pour des gels par exemple, des déodorants pour ma mère. Avant, quand il n’y avait pas Acima, elle partait chez Derb Omar [grossiste]. (Saida, 23 ans, employée).

Des femmes marocaines achètent désormais dans les libres-services, certaines ne sont plus limitées aux commerces de proximité. Les femmes urbaines marocaines semblent donc être une population plus sujette à des situations critiques lors de leurs achats dans le commerce moderne car elles sont nombreuses à ne pas avoir été socialisées aux courses ordinaires au cours de leur enfance. Comment font Saïda ou d’autres marocaines pour faire du shopping dans un supermarché? Quels mécanismes développent-elles pour effectuer ces achats ?

Il fallait trouver une ville marocaine pour installer notre recherche. La première étude offrait des éléments pour porter notre choix sur Casablanca. Des informations secondaires confortent ce choix.

Casablanca est la capitale économique du pays. À la fois premier pôle industriel et premier centre financier, elle représente aussi un pôle commercial important pour l’Afrique. Par ailleurs, plusieurs évènements sociaux ont montré par le passé que Casablanca est une ville propice aux changements sociaux. Elle contraste fortement avec des villes jugées plus conservatrices telles que Fès (Newcomb, 2009). A titre d’exemple, ce sont des femmes casablancaises qui, dans les années 50, ont été les

premières marocaines à oser troquer leur voile traditionnel pour la djellaba réservée jusqu’alors aux hommes. À cette époque, elles furent méprisées pour leur audace (Duteil, 2007).

En 1921, Farrère décrit déjà Casablanca comme un « trait d’union entre le Maroc

d’hier et le Maroc de demain » (Farrère, 1921, p. 117). Mais elle est aussi « un territoire qui hésite entre deux mondes, l’occidental et le monde arabe, et persévère dans cette double culture » (Duteil, 2007, p. 217). Aujourd’hui, les Marocains qui n’y

résident pas s’y rendent comme s’ils allaient en Europe, pour affaires ou pour leurs achats (Potier, 2006). La présente recherche est donc effectuée auprès des femmes casablancaises qui ont accès aux supermarchés.