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C OMMENT LE CONSOMMATEUR ILLETTRE NAVIGUE T IL DANS UN ENVIRONNEMENT MODERNE DE CONSOMMATION ?

DES COMPETENCES REQUISES PAR L ’ ENVIRONNEMENT ?

3. C OMMENT LE CONSOMMATEUR ILLETTRE NAVIGUE T IL DANS UN ENVIRONNEMENT MODERNE DE CONSOMMATION ?

Dans les pays développés, les individus sont quotidiennement amenés à utiliser « l’information imprimée et écrite pour évoluer dans la société, pour atteindre des

objectifs personnels et pour développer un savoir et un potentiel personnel » (Kirsch,

Jungeblut, Jenkins, et Kolstad, 1993, p. 2). Or, il existe une proportion non négligeable de consommateurs qui ne disposent pas de compétences adaptées à l’environnement de consommation dans lequel ils baignent. Un article pionnier en la matière fut Literally Literacy, écrit par Melanie Wallendorf (2001). Elle souligne que 21% de la population adulte américaine ont des capacités rudimentaires en écriture et en lecture. Cette observation contraste fortement avec les pratiques de collecte de données. Nombre d’études de marché et de recherches en marketing constituent leurs échantillons « représentatifs de la population américaine » en recrutant auprès d’étudiants universitaires ou en publiant des affiches, des annonces dans la presse ou en faisant remplir des fiches. Ces méthodes de recrutement ont pour conséquence d’ignorer les 46% de la population américaine qui sont fonctionnellement illettrés (Wallendorf, 2001).

Les adultes souffrant d’illettrisme sont incapables d’écrire une lettre de réclamation pour se plaindre d’erreurs sur leur compte bancaire. Ils ne peuvent pas plus extraire l’information nécessaire pour déterminer la différence de prix entre deux articles dans un supermarché. On pourrait penser qu’illettrisme rime avec pauvreté. Pourtant, les consommateurs illettrés ne sont pas tous économiquement démunis. Parmi les américains les moins lettrés, 25% reçoivent des intérêts bancaires de placement (Wallendorf, 2001). L’article de Wallendorf présente l’intérêt de souligner les limites de certaines recherches en marketing qui oublie une partie importante de la population

américaine. Il a initié un corpus important de recherches sur la consommation des consommateurs illettrés. Parmi ceux-ci, les travaux de Viswanathan, Rosa et Harris (2005, 2009) apportent des clarifications quant aux mécanismes et stratégies de

coping développées par les consommateur fonctionnellement illettrés dans les

supermarchés. Les résultats de leur recherche montrent que les consommateurs fonctionnellement illettrés éprouvent de fortes difficultés à manipuler certaines pièces d’information comme les étiquettes des produits, la signalétique dans les points de vente ou les prix. Pour parvenir à acheter, ils développent des prédilections cognitives, des heuristiques décisionnelles et des compromis émotionnels, et des comportements de coping particuliers (Viswanathan, Rosa et Harris, 2005).

Figure 4: Les mécanismes de prise de décision chez le consommateur illettré

D’après Viswanathan, Rosa et Harris (2005)

La figure 4 montre que les mécanismes de prise de décision sont organisés de manière

Heuristiques de décision

décision sur base d’un seul attribut

Compromis émotionnel

négocier entre la valeur économique et la facilité

pour des résultats émotionnels Prédilections cognitives - raisonnement concret - pensée pictographique Stratégies de coping - évitement et confrontation - centrées sur le problème et l’émotion

- pré-décision et post-décision - stratégies développées pour diminuer

les conséquences d’autres stratégies

élaborée

hiérarchique en fonction de leur complexité. Les prédictions cognitives sont des mécanismes simples qui aident à la prise de décision, viennent ensuite les heuristiques de décision et les compromis. Les stratégies de coping sont des procédures élaborées qui permettent de prendre une décision. Les prédilections cognitives sont des mécanismes de pensée primitifs ou des approches que les consommateurs adoptent par nécessité, peu d’entre eux en ont d’ailleurs conscience. Les prédilections cognitives des consommateurs fonctionnellement illettrés sont au nombre de deux : le raisonnement concret et la pensée en image ou pictographique.

Le raisonnement concret est un raisonnement basé sur la signification littérale ou concrète de pièces d’information isolées. Plusieurs exemples de raisonnement concret ont été relevés par Viswanathan et alii (2005). Tout d’abord, de nombreux consommateurs illettrés ne peuvent appréhender conjointement le prix et le volume, ils ne se concentrent que sur l’une des deux dimensions. Ils préfèrent généralement se baser sur le prix, ou la teneur en lipides ou le contenu calorique. Ensuite, la fixation sur le prix est souvent retenue lorsque les consommateurs fonctionnellement illettrés ne savent procéder à un arbitrage. De nombreux consommateurs illettrés éprouvant des difficultés à calculer en unités de valeur - comme le prix au kilogramme - attachent une grande importance au prix global de l’article sans tenir compte du poids de celui-ci. Enfin, les consommateurs fonctionnellement illettrés ne parviennent que difficilement à transférer leur savoir. Ils expriment par exemple une anxiété quand ils doivent changer de point de vente.

La pensée pictographique est la seconde forme de prédilection cognitive utilisée par les consommateurs fonctionnellement illettrés. La pensée pictographique renvoie à l’importance que les consommateurs attachent aux significations littérales et concrètes

des éléments picturaux tels que la couleur, la police, les illustrations figurant sur l’emballage. L’importance des éléments picturaux est supérieure aux significations abstraites ou métaphoriques chez les individus illettrés. Les consommateurs lettrés y ont d’ailleurs aussi recours pour choisir des marques ou pour décoder un message publicitaire télévisé (Scott, 1994). Les consommateurs illettrés traitent l’information symbolique comme des images. Ce type de mécanisme pose des problèmes lorsque le logo ou la couleur d’un produit vient à changer. Ils reconnaissent les logos des marques de la même manière qu’ils reconnaissent des amis sur une photographie. Ils visualisent les quantités à acheter et n’utilisent pas l’information symbolique du poids ou du volume. Ils reposent sur la taille physique du produit pour procéder à une comparaison taille/prix par exemple.

De manière générale, les consommateurs fonctionnellement illettrés évoluent dans la sphère concrète et visuelle et non pas dans la sphère symbolique et abstraite.

Les heuristiques de décision renvoient à une prise de décision basée sur un attribut isolé ou à un choix effectué au hasard. Acheter le moins cher peut être, par exemple, la règle de décision suivie par le consommateur, le prix du produit prévaut indépendamment de son poids. Il s’agit dans ce cas de mécanismes de coping qui sont utilisés comme résultat d’un contexte social (Luce, Bettman et Payne, 2001). La difficulté à manipuler deux caractéristiques simultanément ou à calculer un rapport poids/prix, rebute certains consommateurs qui préfèrent alors reposer sur des caractéristiques de surface, des caractéristiques qui sont faciles à évaluer par les sens (Luria, 1976).

émotions négatives. Nombreux sont les consommateurs, lettrés ou illettrés, qui éprouvent du stress et de l’anxiété dans les décisions d’achat. L’anxiété est provoquée par les pertes potentielles que pourrait engendrer les différentes alternatives (Luce, Bettman et Payne, 2001). Les travaux de Viswanathan et alii (2005) montrent que les consommateurs fonctionnellement illettrés redoutent les réactions du personnel du supermarché et des autres consommateurs. Ils procèdent à des compromis afin d’éviter les émotions négatives et de protéger leur estime de soi. Certains acheteurs renoncent à acheter des produits présentant une réduction de prix sous la forme de pourcentage. D’autres acheteurs se refusent à faire seuls du shopping. Les prises de décision sont orientées par l’affect et non par la résolution d’un problème (Luce, 1998). Certains consommateurs délèguent leurs courses ordinaires à des amis ou à des membres de leurs familles. D’autres planifient leurs séances de shopping en fonction de la disponibilité du personnel du supermarché. De manière générale, les individus fonctionnellement illettrés déploient des efforts considérables dans des aspects non liés aux produits, dans le seul but de réduire les émotions négatives. Ces stratégies sont connues sous le nom de coping. Le coping est « l’ensemble des processus

cognitifs et comportementaux initiés par les consommateurs en réponse à des interactions avec l’environnement induisant un stress et des émotions dans le but d’amener des états émotionnels plus désirables et des niveaux de stress réduits »

(Duhachek, 2005, p. 42).

Les stratégies de coping peuvent se catégoriser en stratégies de confrontation et stratégies d’évitement (Luce et alii, 2001 ; Viswanathan et alii, 2005). Ces catégories comprennent des stratégies centrées sur le problème ou sur les émotions. Les tableaux 5 et 6 offrent une description exhaustive des stratégies de coping relevées par Viswanathan et alii (2005).

Tableau 5: Stratégies de négociation et Stratégies d’évitement

Stratégies d’évitement Classification

Acheter dans le même point de vente: éviter le stress de la non familiarité avec l’environnement

Centré sur le problème: achète effectivement

Pré-décision: le choix habituel du point de vente aide les choix de produits

Acheter dans des points de vente plus petits: éviter la demande cognitive liée à la variété des produits

Centré sur l’émotion: réduit le stress

Pré-décision: requiert un planning préalable

Décisions basées sur un seul attribut: éviter la comparaison stressante et complexe de produits

Centré sur le problème: facilite les décisions

Centré sur l’émotion: préserve l’image de compétence

Pré-décision: requiert un planning préalable

Éviter les articles avec des promotions présentées sous forme de pourcentages ou de fractions

Centré sur l’émotion: réduit le stress

Centré sur le problème: moins de chances d’erreur

Pré-décision: installe une habitude Acheter toujours des marques connues

(fidélité): éviter les risques liés à des marques inconnues

Centré sur l’émotion: protège l’estime de soi

Post-décision: l’exécution après le résultat est claire

Rationaliser les conséquences pour repousser la responsabilité: éviter la responsabilité des conséquences

Centré sur le problème: contrôle les transactions

Pré-décision: requiert un planning préalable

Apporter une somme limitée d’argent liquide: éviter les risques de trop dépenser ou d’être « roulé »

Centré sur le problème: contrôle les transactions

Pré-décision: requiert un planning préalable

Acheter des plus petites quantités plus souvent: éviter le risque lié au biais des grandes quantités

Centré sur le problème: contrôle les transactions

Pré-décision: requiert un planning préalable

Prétendre l’incapacité: éviter de révéler des déficiences et d’être gêné

Centré sur le problème: bénéficie d’une assistance

Centré sur l’émotion: préserve son image vis à vis du public

Pré-décision: requiert un planning préalable

Prétendre d’évaluer les produits et les prix: éviter de révéler directement les déficiences

Centré sur l’émotion: préserve l’image du public

Pré-décision: requiert un planning préalable

Tableau 6: Stratégies de négociation: stratégies de confrontation

Stratégies de confrontation Classification Acheter avec des membres de la famille et

des amis: permet de faire connaître les déficiences

Centré sur le problème: aide à acheter avec un budget défini

Pré-décision: requiert un planning préalable

Etablir des relations avec le personnel du magasin: permet de faire connaître les déficiences

Centré sur le problème: évite la gêne et le stress

Pré-décision: requiert un planning préalable

Chercher de l’aide dans le magasin: permet de faire connaître les déficiences

Centré sur le problème: facilite la prise de décision finale

Pré-décision: aboutit à une décision d’achat

Donner tout l’argent liquide en poche au caissier: admet les déficiences et joue sur l’honnêteté

Centré sur le problème: évite de ne pas être capable de compter

Pré-décision: installe une habitude Acheter un article à la fois: répond au

problème de perdre le contrôle de l’argent liquide

Centré sur le problème: contrôle la vitesse de la transaction et les flux monétaires Pré-décision: requiert un planning préalable

Confronter le personnel du point de vente et demander un traitement différent: se concentre sur les réponses et les comportements des autres

Centré sur l’émotion: cherche à minimiser ou éliminer la gêne et à préserver ou restaurer son image vis à vis du public Gérer les dépenses avec l’assistance

d’autrui: permet de faire connaître les déficiences

Centré sur le problème: facilite un budget Pré-décision: requiert un plan préalable

D’après Viswanathan, Rosa et Harris (2005)

Les stratégies de coping permettent donc à un individu ne maîtrisant pas les compétences requises par un contexte de shopping particulier d’atteindre certains objectifs d’achat par la mobilisation d’un ensemble original de ressources en diminuant l’anxiété associée à la complexité de la tâche à réaliser.