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L ES COURSES ORDINAIRES : UNE TACHE MENAGERE COMPLEXE

FEMME DANS LES PAYS DÉVELOPPÉS

3. L ES COURSES ORDINAIRES : UNE TACHE MENAGERE COMPLEXE

Si le shopping est lié au rôle féminin, des recherches soulignent que la femme n’est pas toujours l’unique décideur en termes d’achats de biens et services pour le ménage. La recherche de Davis et Rigaux (1974) auprès d’un échantillon de 73 foyers belges analyse les rôles des époux dans 25 décisions d’achat très variées - vaisselle, outils de jardin, voiture, produits cosmétiques, jouets pour enfants mais aussi vacances et épargne. Les résultats mettent en évidence la nette influence des hommes dans les achats d’assurances. Les femmes sont plus concernées par les achats de détergents, de vaisselle, d’alimentation ou de vêtements. Les achats de vêtements pour hommes et de boissons alcoolisées tombent sous l’influence partagée des deux époux.

Les résultats soulignent l’importance du rôle de la femme dans les décisions d’achat liées à l’approvisionnement quotidien du foyer en produits courants. Des recherches ultérieures confirment la relation entre courses ordinaires et le rôle de la femme

occidentale (Nava, 1997; DeVault, 1991 ; Miller, 1998a). De récentes recherches montrent que l’homme occidental parvient également à définir sa masculinité au travers des courses ordinaires (Holt et Thompson, 2004 ; Rémy, 2011). Mais, les femmes occidentales semblent demeurer le « chef d’orchestre » de l’activité d’approvisionnement du foyer (Barth et Antéblian, 2011, p. 36).

Les courses ordinaires sont une activité quotidienne qui appartient au registre de l’action ménagère dans les pays développés. Les courses et les tâches ménagères de manière plus générale contribuent au statut d’épouse et de mère de la femme occidentale (Barth et Antéblian, 2009 ; Falk et Campbell, 1997 ; Kaufmann, 1992). Elles occupent une place centrale dans le fonctionnement d’un foyer et représentent un travail massif. Elles appartiennent au vécu de tous les jours (Barth et Antéblian, 2011). De prime abord, les courses ordinaires paraissent une activité simple mais ce n’est qu’une idéologie. Elles sont en fait analytiquement complexes (Murtaugh, Lave et de la Rocha, 1984), comme le commente en plaisantant un Londonien au cours d’une recherche de Miller : “Si vous voulez savoir quelque chose à propos du

shopping, parlez à ma partenaire, elle a un diplôme en shopping” (Miller, 1998a, p.

68). Luce Giard (1976) souligne que les courses ordinaires sont une activité qui impose un ensemble de tâches complexes telles que : la planification, l’essai, la sélection, l’évaluation mais aussi l’adaptation, l’improvisation et la révision. Ces activités requièrent un ensemble de compétences.

« Pour faire ses achats, il faut surtout aimer lire et savoir déchiffrer les

étiquettes. Par exemple, pour la viande emballée en petite barquette dans la gondole du supermarché, il faut savoir trouver la date et saisir le sens. […] Acheter de la nourriture est devenu un travail qualifié qui exige une scolarité de plusieurs années. Il faut aimer la rhétorique des chiffres, avoir le goût pour le déchiffrement d’inscriptions minuscules, une certaine aptitude pour l’herméneutique (science des interprétations déjà prisée par Aristote) et des notions de linguistique (toujours utile pour faire son chemin en société)… Il faut

surtout savoir combiner tous ces fragments de savoir et pouvoir les mobiliser sur l’instant, quasiment sans effort. » (Giard, 1976).

L’emballage des produits alimentaires a notamment complexifié le processus d’achat des produits ménagers (Giard, 1976 ; Cochoy, 1999). Ce changement dans le conditionnement des aliments a introduit la nécessité de développer de nouvelles compétences pour effectuer ses courses. Compte tenu de l’importance de l’approvisionnement dans la vie quotidienne, on aurait pu s’attendre à une valorisation des compétences requises pour s’acquitter de cette tâche. Il n’en est rien, les sociétés occidentales n’accordant que peu d’intérêt à cette capacité (Miller, 1998a). Toutes les tâches qui constituent les courses ordinaires nécessitent des compétences particulières mais elles sont tant intégrées au quotidien que personne ne remarque leur complexité, ni ne valorise leur maîtrise. De manière générale, les courses ordinaires n’attirent que peu d’attention. Elles appartiennent à la « non-

histoire » du quotidien (de Certeau, Giard et Mayol, 1994), au registre de l’

« invisibilité sociale », et de la « non-reconnaissance culturelle » (Giard, 1976).

Pourtant, les activités quotidiennes et la vie ordinaire regorgent de richesses symboliques (Barth et Antéblian, 2011 ; de Certeau et alii, 1994). de Certeau (1994) réhabilite le quotidien des hommes et les femmes ordinaires alors qu’il avait été dénigré par la majorité des ethnologues, ces chercheurs qui préféraient partir bien loin pour trouver des contextes exotiques pour mener des recherches.

La richesse des courses ordinaires se trouve dans les travaux de Marjorie DeVault (1991) et Daniel Miller (1998a). DeVault apporte un regard de sociologue et définit les courses ordinaires comme un processus d’achat de produits courants qui sert à la construction de la famille comme une structure socialement organisée, qui comme

toute structure sociale, elle nécessite des activités de coordination et de maintenance. Les courses ordinaires servent à construire des schémas riches en sens. Selon DeVault, la femme, au travers des courses, travaille à construire la famille.

Un peu plus tard, Miller (1998a) peint la ménagère ordinaire comme une femme qui s’investit dans le shopping pour combler sa famille. Sa démarche est centrée sur l’autre, allant jusqu’à oublier ses propres besoins et envies. Miller montre qu’au travers des activités quotidiennes de shopping, les femmes expriment leur attachement à leur famille. Leurs décisions d’achat ne sont pas motivées par un désir d’expression individuelle mais mues par les relations familiales. L’approche de Miller (1998a) est celle du sacrifice qu’il définit, en prenant appui sur les travaux de Bataille (1967), comme « la violente destruction de ressources autrement utiles dans un acte de

dépense » (Miller, 1998a, p. 91). Selon Miller, il existe une forte analogie entre d’une

part les offrandes des premières récoltes des anciennes civilisations à leurs dieux et, d’autre part, les dépenses des revenus familiaux issus d’un labeur pour nourrir toute une famille. Le sacrifice est l’une des manifestations culturelles de l’intérêt que les individus portent aux autres. En cela, le shopping des femmes londoniennes prend la forme moderne d’un rituel de sacrifice. Dans un environnement occidental contemporain, la mère de famille exprime son amour et sa dévotion au travers des expériences de courses ordinaires. Mais qu’en est-il dans d’autres contextes ?