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L ES PAYS EN DEVELOPPEMENT ET LES COURSES ORDINAIRES

O RDINAIRES DANS LES PAYS EN DEVELOPPEMENT

2. L ES PAYS EN DEVELOPPEMENT ET LES COURSES ORDINAIRES

Contrairement à la globalisation, le concept de développement bénéficie d’un consensus sur sa définition. Une définition devenue classique fut proposée par l’économiste François Perroux : « la combinaison des changements mentaux et

sociaux d’une population qui la rendent apte à faire croître cumulativement et durablement son produit réel et global ». (Perroux, 1961, p. 191). Cette définition

envisage le développement comme un processus durable qui permet une répartition égalitaire des richesses. Dans une perspective plus sociale, les Nations Unies définissent le développement comme un processus « centré sur des programmes

désignés pour améliorer le niveau de vie des plus démunis de manière à ce qu’ils puissent subvenir à leurs besoins » (Lindsey, 2011, p. 136). La dénomination de pays

en voie de développement fut adoptée par les Nations Unies dans les années 1970 pour désigner les pays moins développés dont les revenus par tête d’habitant sont peu élevés. Depuis les années 1980, on préfère l’appellation « pays en développement » qui traduit le processus de progrès économique et social dans lequel sont engagés les pays pauvres. La notion de « pays émergeant » renvoie au même concept, en soulignant le caractère imminent du développement. Mais de manière générale, la notion de pays en développement reste floue.

Le Programme des Nations Unies pour le Développement définit le développement comme un « éventail de possibilités offertes aux hommes ». Parmi les priorités du programme, le commerce occupe une place centrale car il élargit « les horizons et les

choix des individus » (PNUD, 2011, p. 1) et engendre des effets bénéfiques sur le

développement humain. L’introduction des supermarchés dans les pays en développement est en effet souvent vue comme un avantage qui permet d’améliorer le niveau de vie des consommateurs locaux. Outre la création d’emploi, une des raisons invoquées est liée au coût des dépenses alimentaires. Elles constituent la moitié des dépenses du foyer dans les pays en développement (Lau et Lee, 1988) et le petit commerce est souvent inefficace dans les stratégies de prix (Lo, Lau et Lin, 2001).

Grâce à des stratégies de volume, le supermarché offre des prix généralement plus faibles que le commerce traditionnel.

Le développement des supermarchés dans les pays en développement s’est déroulé au sein de contextes très variés. La modernisation du commerce de détail se poursuit grâce à l’adoption croissante du concept par les consommateurs (Maruyama et Trung, 2011). Depuis des dizaines d’années, cette progression a été l’objet d’un nombre important de travaux (Goldman, 1981 ; Kaynac et Cavusgil, 1982 ; Kanyak, 1985). Les contextes de ces recherches se situent en Amérique Latine et au Moyen Orient (Galbraith et Holton, 1965 ; Goldman, 1974 ; Hino, 2010 ; Kumcu et Kumcu, 1987 ; Sehib, Jackson et Gorton, 2012 ; Slater et Henley, 1969), en Asie (Othman, 1990 ; Walker, 1996 ; Trappey et Lei 1996) et en Afrique du Nord (Amine et Lazzaoui, 2011 ; Mejri et Lajili, 2007).

Un travail pionnier sur l’implantation des supermarchés dans les pays en développement fut réalisé dans les années 1970 par Arieh Goldman. Goldman (1974) affirme que les comportements des consommateurs urbains à revenu faible dans les pays en développement partagent quatre caractéristiques communes. Tout d’abord, ils ventilent leurs achats en un certain nombre de points de vente spécialisés. Ils achètent la viande chez le boucher, les légumes chez le primeur et la volaille chez le volailler. Ensuite, ils se procurent fréquemment des aliments frais. À titre d’exemple, à Recife au Brésil, les consommateurs font leurs courses en moyenne quatre fois par semaine. À la Paz, 90% des consommateurs se rendent au moins une fois par jour dans un commerce de proximité. Troisièmement, les consommateurs tendent à acheter de petites quantités d’aliments au cours de chaque séance de shopping. Pour finir, les

consommateurs achètent majoritairement dans les commerces situés dans leur propre quartier et se rendent régulièrement dans les mêmes points de vente.

Ces comportements d’achat ont des implications significatives sur la diffusion des supermarchés. La difficulté majeure des supermarchés dans les pays en développement est de générer un volume suffisant de ventes (Goldman, 1974). Il faut pour cela attirer des consommateurs qui ont pour habitude de s’approvisionner quotidiennement dans leur quartier auprès d’un ensemble de commerçants indépendants. Or, il est souvent difficile pour ces consommateurs de se déplacer dans des commerces éloignés – comme les supermarchés – car ils n’ont pas de moyen de locomotion et ne veulent ou ne peuvent supporter les coûts de transport.

Le second frein au développement des supermarchés relevé par Goldman (1974) est lié aux compétences du consommateur pour déchiffrer et manipuler l’information. Dans les commerces modernes, nombre de produits sont emballés et les prix sont affichés. Ces informations écrites compliquent la tâche du consommateur qui est peu habitué à manipuler seul une information écrite avant d’acheter.

Enfin, les consommateurs à faible revenu accordent une place centrale aux relations personnelles avec les détaillants. Ce type de comportement résulte en une fidélité envers un point de vente particulier. L’apport majeur des travaux de Goldman (1974) pour notre recherche, est d’avoir mis en évidence les freins qui s’opposaient à une adoption rapide des supermarchés dans les pays en développement.

Des recherches plus récentes ont révélé l’implantation massive de supermarchés dans les pays en développement (Reardon et Hopkins, 2006). Ils tendent à remplacer les marchés traditionnels au cœur des villes (Goldman, Ramaswami et Kriger, 1999 ; Layton, 2007 ; Maruyama et Trung, 2011). Mais certains commerces traditionnels

résistent. Au Vietnam, par exemple, les marchés traditionnels de légumes et fruits frais demeurent compétitifs en termes de prix, de fraicheur et de confort dans le shopping (Maruyama et Trung, 2007). En Tunisie (Mejri et Lajili, 2007) ou en République Dominicaine (Núñez, 2000), les consommateurs effectuent la majorité de leurs achats dans le commerce de proximité. Les consommateurs à faible revenu s’approvisionnent peu dans les supermarchés à cause de contraintes matérielles telles que le prix et le transport, bien qu’ils aient une haute opinion des supermarchés (Figuié et Moustier, 2009).

Une des nombreuses illustrations de la mutation de l’appareil commercial dans les pays en développement se trouve en Chine. Le premier supermarché chinois ouvrit ses portes en mars 1981 à Guangzhou. A l’ouverture, la clientèle visée n’était pas locale. Le supermarché devait servir à approvisionner les touristes étrangers, de Macao et de Hong-Kong. Les produits vendus étaient pour la plupart importés ou non disponibles dans d’autres points de vente. Les chinois locaux ne s’approvisionnaient pas dans ce supermarché et lui préféraient le commerce local traditionnel (Sha et Li, 1992). De manière générale, le développement des supermarchés suivit pas un cheminement aisé en Chine (Lo, Lau et Lin, 2001). Dans les années 1980, les industries chinoises n’étaient pas performantes dans l’emballage des produits. Le système de gondoles dans les supermarchés n’était par conséquent que peu efficient. De plus, les fréquentes coupures d’électricité rompaient la chaîne du froid. Pour finir, les prix étaient plus élevés que dans le commerce traditionnel pour les raisons mentionnées ci-avant. En 1986, cinq des neuf supermarchés de Guanzhou durent fermer leurs portes à cause des pertes occasionnées. Blois (1988) conclut que le marché chinois n’était pas prêt à accueillir une forme moderne de commerce dans le

contexte culturel de l’époque.

Plus tard, dans les années 1990, la situation se renversa et le modèle du supermarché connut une croissance rapide en Chine. Sha et Li (2002) dressent une liste de facteurs environnementaux d’un tel succès. Tout d’abord, la hausse du pouvoir d’achat des consommateurs leur permit d’acheter plus. Deuxièmement, les consommateurs chinois augmentèrent leurs dépenses en nourriture. Troisièmement, l’apparition d’une nouvelle structure familiale, composée d’un seul enfant, rendait plus souple les habitudes de consommation et permettait une adaptation plus rapide aux changements dans les modes de shopping. Puis, la croissance urbaine remarquable a poussé les populations à se regrouper, offrant un terrain propice à l’ouverture de supermarchés. Le quatrième facteur relevé est le niveau d’éducation des consommateurs. Avec des consommateurs plus jeunes et plus éduqués, l’acceptation d’une forme moderne de distribution était plus aisée. Le cinquième facteur est lié à une caractéristique négative du commerce traditionnel. Les commerçants traditionnels étaient perçus comme des vendeurs distants et peu aimables. Des facteurs sectoriels aidèrent également à l’expansion du supermarché en Chine. Le développement technologique permit de fabriquer des emballages de meilleure qualité. Des entrepreneurs investirent leurs capitaux dans les supermarchés. Le commerce traditionnel parut bien vite démodé. Enfin, le gouvernement apporta son soutien aux supermarchés.

Au niveau du comportement du consommateur, les recherches de Lo, Lau et Lin (2001) révèlent que les Chinois occupent une grande partie de leur temps libre à faire du shopping. Au cours de ces séances, ils prennent le temps de comparer les offres et il est donc difficile pour les enseignes de fidéliser une clientèle. Par ailleurs, l’espace de vie est limité en Chine. Les réfrigérateurs sont par conséquent de petite taille et contraignent les consommateurs à acheter en petites quantités.

Le travail de Lo, Lau et Lin (2001) souligne la fragilité de l’apparente supériorité compétitive des supermarchés sur le commerce traditionnel et appuie les résultats de recherches effectuées sur les pays en développement. Les consommateurs locaux tendraient à minimiser la valeur de nombre de caractéristiques du supermarché (Maruyama et Trung, 2011) telles que la variété, la qualité des produits, l’environnement propre et moderne, et le confort d’un seul point de vente pour faire tous ses achats. Ces consommateurs porteraient une importance plus grande à des avantages culturels procurés par le commerce traditionnels tels que les relations interpersonnelles et ou le fait d’être servi par une personne appartenant à la même communauté ethnique (Goldman et Hino, 2005 ; Hino, 2010 ; Maruyama et Trung, 2011). Pourtant, une récente recherche sur le marché mexicain apporte quelques nuances. Il semblerait que les attitudes vis-à-vis des points de vente diffèrent en fonction du genre (Paswan, Santarriaga Pineda, Soto Ramirez, 2010). Les femmes mexicaines, contrairement aux hommes, voient une supériorité des points de vente à large surface. Ils leur procurent plus de bénéfices fonctionnels que les petits commerçants.

Comme nous l’avons souligné, les recherches menées dans le champ de la modernisation de l’appareil commercial des pays en développement se sont centrées sur la nouvelle configuration du marché dans des contextes géographiques particuliers (Sha et Li, 2002) et/ou sur les motivations et les attitudes des consommateurs (Paswan, Santarriaga Pineda, Soto Ramirez, 2010). L’expérience même des courses dans les supermarchés des pays en développement paraît avoir été quelque peu négligée. Pourtant, l’arrivée d’une nouvelle forme de commerce induit de nouveaux schémas de consommation et de shopping (Amine, Dupuis, Obadia, Prime, 2005 ;

Amine et Lazzaoui, 2011).

Amine et Lazzaoui (2011) apportent quelques éléments de réponse à la question des nouveaux schémas de consommation. Leur analyse se base sur un corpus de données issues de 16 entretiens en profondeur, 17 heures d’observation dans deux supermarchés et 20 grilles de suivi de comportement. Les résultats de l’étude mettent en évidence les bricolages construits par les acheteurs marocains dans les supermarchés pour réorganiser leurs comportements sur la base de divers traits culturels. Ils évoquent trois comportements issus du commerce traditionnel que les consommateurs transposent dans les supermarchés. Premièrement, les Marocains qui se rendent dans les supermarchés ont tendance à faire de petits achats. La proximité géographique des supermarchés leur permet d’acheter fréquemment en petites quantités. Dans la culture marocaine, la vie sociale est très importante. Amine et Lazzaoui avancent que les consommateurs apprécient les contacts avec les employés du supermarché quand ils font leurs courses. Les participants déclarent rechercher les interactions avec le personnel afin de recréer dans le supermarché les liens sociaux qui se détériorent dans le milieu urbain. Enfin, la proximité géographique du supermarché et les relations chaleureuses que les consommateurs développent avec les membres du personnel inciteraient les acheteurs à prendre possession du point de vente. Amine et Lazzaoui (2011) rapportent ainsi que certains acheteurs ne prennent pas la peine de s’habiller pour faire leurs courses et/ou vont au supermarché en pantoufles. Le supermarché serait perçu comme une extension de leur foyer.

La recherche de Amine et Lazzaoui (2011) apporte des éléments de compréhension des mécanismes symboliques sous-jacents au shopping en supermarché dans les pays en développement. Mais, la complexité et la diversité des comportements humains (Holbrook et O’Shaughnessy, 1988) n’apparaît que peu dans les résultats de leur

recherche. Les consommateurs recherchent-ils tous des interactions avec le personnel du supermarché ? Ces interactions sont-elles chaleureuses ? La tenue vestimentaire négligée des femmes est-elle révélatrice d’une volonté de s’approprier le supermarché ?

Si le travail de Amine et Lazzaoui (2011) permet d’approcher le comportement du consommateur marocain dans le supermarché, il ne permet pas de répondre à la question suivante : comment le consommateur issu d’un pays en développement fait-il son shopping dans un supermarché ? Dans le commerce moderne, le client se trouve plongé dans un univers de signes. Il doit, par exemple, comprendre les classifications du distributeur et exercer son propre jugement sans l’aide d’un vendeur.

Nous avons arrêté le Maroc comme terrain pour la présente recherche. Une description de certaines des particularités du Maroc qui ont motivé notre choix est présentée dans la troisième section de ce chapitre.