Partie III – Les questions posées par les évolutions
3.3. Les neurosciences
Les neurosciences désignent l’ensemble des disciplines qui s’intéressent à l’étude de l’architecture et du fonctionnement du cerveau. Elles se subdivisent en plusieurs sous‐disciplines qui correspondent aux différents niveaux d’analyse du cerveau, allant des neurosciences cellulaires et moléculaires jusqu’aux neurosciences cognitives, c’est‐à‐dire schématiquement, l’étude des relations entre le cerveau et le comportement. Elles sont porteuses de grands espoirs en matière de traitement tant des maladies neuro‐dégénératives que des accidents vasculaires cérébraux (AVC).
Les neurosciences soulèvent des questionnements éthiques et juridiques liés, d’une part, à l’utilisation des techniques d’imagerie cérébrale, d’autre part, au recours aux techniques biomédicales en vue d’améliorer les performances cognitives.
466 V. la prise de position du Conseil d’éthique allemand (les êtres mixtes humain‐animal dans la
recherche, 2011) : « la question éthique qu’il faut absolument élucider est de savoir si la transplantation de neurones humais ou d’une cellule précurseur dans des cerveaux d’animaux, notamment dans des cerveaux de singes, pourrait doter l’animal de capacités humaines qui modifieraient le cas échéant son statut moral ».
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3.3.1. L’encadrement juridique du recours à l’imagerie médicale
Les premières lois de bioéthique de 1994 et de 2004 n’envisageaient pas la question des neurosciences.
Lors de la révision de 2011, le législateur a souhaité poser les bases d’un encadrement éthique en matière de neurosciences et d’utilisation de l’imagerie médicale. Il s’agissait alors de réguler des techniques nouvelles dont l’utilisation était susceptible de soulever des difficultés éthiques importantes. Etait ainsi dénoncé, lors des débats parlementaires, le recours à l’imagerie médicale par résonance magnétique pour détecter le mensonge, dans le cadre de contentieux en matière pénale, voire de litiges civils (sociétés d’assurance par exemple).
À cette fin, le législateur a pour l’essentiel créé un chapitre au sein du code civil intitulé « de l’utilisation des techniques d’imagerie médicale », composé d’un article unique qui dispose que : « Les techniques d'imagerie cérébrale ne peuvent être employées qu'à des fins médicales ou de recherche scientifique, ou dans le cadre d'expertises judiciaires. Le consentement exprès de la personne doit être recueilli par écrit préalablement à la réalisation de l'examen, après qu'elle a été dûment informée de sa nature et de sa finalité. Le consentement mentionne la finalité de l'examen. Il est révocable sans forme et à tout moment » (article 16‐14 du code civil).
Depuis 2011, ces dispositions ont fait l’objet de critiques, au point que l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques (OPECST) en envisageait dès l’année suivante la suppression. L’office craignait qu’une valeur excessive soit accordée aux conclusions d’une expertise fondée sur l’imagerie médicale alors même que des doutes importants existent sur la fiabilité de ces techniques. Un tel risque de recours abusif à l’imagerie cérébrale était d’autant plus prégnant selon l’office qu’il est tentant de verser dans une forme de neuro‐
essentialisme, au fort pouvoir de simplification, l’« impression de lire dans le cerveau humain tend[ant] à transformer de simples allégations en preuve indiscutable »467. Si de tels risques ne sauraient être sous‐estimés, le Conseil d’État estime que la modification des dispositions actuellement en vigueur n’est pas nécessaire.
D’une part, à la lumière des travaux préparatoires dont ces dispositions sont issues, il est clair que le législateur entendait cantonner l’usage de ces techniques dans le cadre d’une expertise judiciaire à l’objectivation d’un préjudice au niveau du cerveau ou l’évaluation de la responsabilité d’un prévenu sur le fondement de l’article 122‐1
467 L. Pignatel et O. Ouiller, « Les neurosciences dans le droit », Cités, 2014/4. Cette influence a
déjà été démontrée empiriquement : D.P. McCabe, A.‐D. Castel, M.‐G. Rhodes, « The influence of fMRI lie detection evidence on juror decision‐making », Behavioral Sciences & the Law, 29(4), 2011, p. 566–577.
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du code pénal. En aucun cas, le législateur n’a entendu permettre le recours à ces techniques aux fins de détecter le mensonge.
D’autre part, en pratique, ces dispositions n’apparaissent pas avoir donné lieu à des dérives depuis leur adoption en 2011, et ont par ailleurs fait preuve de leur utilité notamment dans le cadre de procédures pénales pour abus de faiblesse ou de vulnérabilité. Il convient à cet égard de rappeler qu’une telle expertise ne peut être imposée à l’intéressé, qu’elle ne constitue qu’un élément parmi d’autres dans le cadre du procès, soumis au débat contradictoire y compris quant à la méthode employée, et qu’elle ne saurait, comme l’a rappelé la Cour de cassation, se substituer à l’appréciation du juge sur les questions qui relèvent de son office468.
Si toutefois le législateur souhaitait revenir sur ces dispositions, le Conseil d’État recommande deux évolutions. D’une part il semblerait plus pertinent de substituer aux termes « techniques d’imagerie cérébrale » les termes plus généraux de
« techniques d’enregistrement de l’activité cérébrale », afin de mieux couvrir l’ensemble des évolutions technologiques intervenues depuis 2011. D’autre part, il semblerait opportun de limiter le recours à ces techniques dans le cadre de l’expertise judiciaire à certaines finalités. Comme le prévoyait d’ailleurs le texte adopté par la commission spéciale de l’Assemblée nationale en première lecture, il pourrait être ainsi envisagé de préciser expressément que de telles techniques ne peuvent être employées lors d’une procédure judiciaire qu’aux fins « d’évaluer un préjudice ainsi que pour établir l’existence d’un trouble psychique ou neuropsychique au sens de l’article 122‐1 du code pénal ».
3.3.2. Les risques éthiques liés aux techniques biomédicales de neuro‐
amélioration
Ainsi que le relevait le CCNE dès 2013 dans son avis consacré à la neuro‐
amélioration469, le développement des neurosciences nourrit la volonté d’améliorer, chez des personnes non‐malades, le fonctionnement du cerveau, par la voie médicamenteuse (anxiolytiques, antidépresseurs, inhibiteurs de la cholinestérase, amphétamines, etc.) ainsi que par des interventions dites neuro‐modulatrices470. Le développement de ces techniques appelle quatre séries d’observations.
En premier lieu, en l’état des connaissances, il n’est pas établi que les techniques en cause produisent des effets positifs significatifs sur des personnes non malades. Ce
468 Cass. crim., 29 janvier 2003, n° 02/86.774, Bull. n° 22, p. 81.
469 CCNE, 12 décembre 2013, avis n° 122, Recours aux techniques bio‐médicales en vue de
« neuro‐amélioration » chez la personne non malade : enjeux éthiques.
470 Neurofeed back (la personne modifie en temps réel sa propre activité cérébrale), stimulation
transcrânienne non invasive (stimulation magnétique transcrânienne et stimulation électrique directe) et stimulation cérébrale profonde (implanter des électrodes dans des zones précises du cerveau), encore exploratoire à ce stade.
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constat est d’autant plus saillant que, en matière cognitive, il apparaît délicat de fractionner le fonctionnement psycho‐cognitif de la personne pour prétendre agir sur une seule de ses caractéristiques (mémoire, raisonnement, humeur, concentration).
Corrélativement, l’appréciation des effets secondaires de ces techniques est très incertaine, crainte que ne dissipent pas les études sur le sujet, conduites à court terme et avec des biais méthodologiques importants (études effectuées sur des volontaires qui ont une perception favorable de ces techniques, absence de suivi des effets à long terme, etc.).
En deuxième lieu, la perspective d’une utilisation croissante des neurotechnologies à des fins professionnelles ou ludiques conduit à s’interroger sur la nécessité de prévoir un encadrement spécifique des données neurales. La sensibilité de ces dernières, intimes et qui touchent à la perception qu’a l’individu de lui‐même, pourrait en effet justifier qu’elles soient soumises à un régime plus strict que celui applicable aux autres données de santé. Ainsi, l’expression du consentement pourrait être renforcée préalablement au recueil de telles données. Certains plaident même pour la consécration de nouveaux droits afin de répondre aux enjeux spécifiques soulevés par ces dispositifs et de garantir l’intégrité mentale et la continuité psychologique des individus471.
En troisième lieu, la démarche de neuro‐amélioration rejoint l’aspiration contemporaine à l’autonomie et à la performance. Or, l’accent mis sur l’émancipation permise par ces techniques est susceptible de masquer une pression plus ou moins implicite aux fins d’augmenter ses performances en vue notamment de s’intégrer à une communauté de travail. Il semble donc important de préserver la distinction entre la neuro‐amélioration chez la personne non‐malade et les neuro‐traitements à des fins thérapeutiques472, même si elle n’est pas toujours évidente à opérer. Cette difficulté qui renvoie à la porosité de la frontière entre le normal et le pathologique se retrouve d’ailleurs dans d’autres champs de la médecine (chirurgie esthétique par exemple). Cela ne saurait conduire à renoncer à l’exigence d’une finalité thérapeutique pour l’accomplissement de tout acte médical portant atteinte à l’intégrité du corps humain.
En dernier lieu, cette ambition d’améliorer les performances humaines s’inscrit parfois dans un désir plus ou moins assumé de s’abstraire des imperfections inhérentes à l’espèce humaine, de « liquider un corps posé comme un anachronisme »473, voire de prendre le relais de l’évolution naturelle. Une telle aspiration repose sur une foi dans les progrès technologiques, et notamment dans les promesses dont serait porteuse la convergence entre les technologies modernes résumée sous le sigle NBIC : nanotechnologie, biotechnologie, technologies de
471 R. Andorno, M. Lenca, « Towards new human rights in the age of neuroscience and neurotechnology », Life sciences, society, policy, 2017.
472 V. en ce sens le rapport de l’Agence de biomédecine (p. 67) et l’avis n° 122 du CCNE, op.cit.
473 D. Le Breton, « Le transhumanisme ou l’adieu au corps », Ecologie et politique, 2017/2, n° 55.
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l’information et sciences cognitives474. Ces quatre disciplines sont rapprochées car elles ont en commun de mobiliser la matière première de toute forme existante. En effet, « la capacité de manipuler bits, atomes, neurones et gènes permet en théorie de contrôler pratiquement tout parce qu’elle donne les clés de compréhension du code informationnel de la matière à tous les niveaux »475.
Sans doute cette fertilisation croisée entre plusieurs disciplines ne constitue pas une nouveauté radicale, l’histoire des sciences étant riche d’avancées permises par l’interaction entre différents champs disciplinaires. La spécificité de la convergence NBIC est toutefois d’être sous‐tendue par une certaine vision de l’homme, dont la singularité par rapport à la machine se verrait progressivement estompée. Cette vision repose sur deux axiomes : d’une part, la focalisation sur les capacités cognitives tend à réduire l’humain à son cerveau, ce qui facilite ensuite la comparaison entre ce dernier et la puissance des technologies de l’information ; d’autre part, l’idée selon laquelle les fonctions cérébrales peuvent être fragmentées et appréhendées de façon autonome fait écho à l’intelligence artificielle, qui considère l’apprentissage comme une succession décomposable de tâches à accomplir.
Une telle approche, qui rejoint les thèses portées par le courant transhumaniste, s’éloigne à la fois du rationalisme cartésien et du modèle de la perfectibilité humaine porté par la philosophie des Lumières dont elle se prévaut pourtant souvent.
Tout d’abord, dépassant l’idée cartésienne selon laquelle la science doit permettre à l’Homme de se rendre comme maître et possesseur de la nature, l’ambition assumée par certains promoteurs de la convergence NBIC est bien de prendre la relève de la nature jusqu’à abolir les vulnérabilités inhérentes à la condition humaine. À cette fin, une autre conception de l’ingénierie émerge, dans laquelle « la puissance d’une technique est proportionnelle à sa capacité à échapper à notre contrôle, son aptitude à nous surprendre et à produire du radicalement nouveau »476. Comme le relève Jean‐
Pierre Dupuy, « l’ingénieur de demain ne sera pas un apprenti sorcier par négligence ou incompétence, mais par finalité (design) »477.
Ensuite, à la différence du projet des Lumières qui ambitionnait de dénaturaliser l’ordre social traditionnel en invitant les individus à agir politiquement sur eux‐
mêmes et sur le monde, la seule perfectibilité dont il est question avec la neuroamélioration, et plus largement à travers les dispositifs dits de « human
474 M. Roco et W. Sims Bainnbridge, Converging Technologies for improving human performance,
National Science Foundation, 2003.
475 M. Maestrutti, Imaginaires des nanotechnologies. Mythes et fictions de l’infiniment petit, Vuibert, Paris, 2011.
476 K. Kelly, « Will spiritual robots replace Humanity by 2100 », The Technium.
477 J.‐P. Dupuy, « Le lien obscur entre les sciences cognitives et l’anti‐humanisme », Cités, PUF, 2013/4.
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enhancement », est celle de l’individu et de ses performances, en occultant les aspects de justice sociale et de liberté politique478. Cette idée d’amélioration, poursuivie à titre individuel et sans limite479, développe en outre une vision économique et concurrentielle du corps, où chacun « est conçu comme un entrepreneur devant investir dans son capital biologique »480 afin de s’adapter aux exigences induites par une société de la performance.
Cette volonté de nier la fatalité du corps, conjuguée à une vision réductrice du progrès humain, obère la réflexion bioéthique dont l’objet est d’arbitrer entre des impératifs variés qui dépassent les seuls enjeux technoscientifiques en resituant l’individu dans une collectivité. Il est possible que les promesses portées par la convergence NBIC se concrétisent un jour. Mais il ne faudrait pas que l’écho largement relayé dans les médias d’un récit techno‐prophétique occulte les questions actuelles soulevées par les technologies existantes et déconnecte le débat public de la réalité vécue par une grande majorité de la population caractérisée notamment par des difficultés persistantes d’accès aux soins.