• Aucun résultat trouvé

Partie I – Le cadre juridique : un modèle français

1.3. Un cadre juridique français accordant une place importante à la

Le cadre juridique français est inspiré par une conception particulière du corps  humain, qu’il n’a pourtant jamais défini. Elle se traduit par un équilibre entre les trois  notions de dignité, liberté et solidarité, qui conduit à conférer une place de premier  plan à la notion de dignité. 

La distinction entre la personne et la chose est très ancienne et constitue encore  aujourd’hui le fondement du droit civil. Celui‐ci concevait, dans un premier temps, la  personne  de manière  désincarnée comme un  titulaire de droits.  Ce  n’est que  progressivement que l’ensemble des attributs de la personne, que ce soit le corps,  son image, sa réputation, ont fait l’objet d’une protection spécifique dans une  conception moniste du rapport de l’être au corps  considérant que l’enveloppe  charnelle est indissociable de la personne, affirmant l’indivisibilité du corps et de  l’esprit. Comme le soulignait l’étude de 1988 De l’Ethique au droit : « tout être  humain, tout être charnel est sujet de droit, non en vertu d’une sorte de grâce, de  consécration accordée par l’État ou un autre pouvoir mais par sa naissance même. 

C’est ce qu’affirment les textes les plus fondamentaux, et tout d’abord la Déclaration  des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789, dont l’article 1er proclame : ‘’les  hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits’’. Le droit est le corollaire de  l’incarnation (p. 15) ». La protection de la personne dans sa composante physique  revêt alors une dimension d’ordre public qui s’impose aux individus, ceux‐ci n’ayant  qu’une possibilité limitée de disposer de leur corps.  

La jurisprudence, pénale38 puis civile39 a façonné au cours du XXe siècle la règle selon  laquelle le consentement de celui qui subit une atteinte au corps n’atténue jamais la  responsabilité de celui qui la porte, dans une logique de protection de l’individu  contre autrui mais aussi contre lui‐même. S’impose aussi l’idée que le corps est hors  du commerce et ne peut faire l’objet d’aucune forme de contrat puisque la protection  de son intégrité est un principe absolu. Les pratiques médicales, qui constituent une 

38 Plusieurs affaires sont symptomatiques de ce point de vue : Cass., crim., 1er juill. 1937, S. 1938, 

1, p. 193, le duel (Cass., 22 juin 1837, S. 1837, 1, p. 478 puis Cass., 24 mars 1845, S. 45, 1, p. 171 ;  Cass., 21 juillet 1849, D., 1849, 1, p. 181 et s.) ou les coups et blessures (Cass. crim., 2 juillet 1835,  S., 1835,  I, p. 861 :  « aucun  texte légal  n’autorise  à  regarder  des  blessures portées  du  consentement du blessé, comme échappant à l’action de la loi pénale »). 

39 Affaire de la vente d’un morceau de peau tatouée (TGI, Paris, 3 juin 1969, D. 1970, p. 136). 

Page 37 

dérogation importante à ce principe, ne sont admises qu’en raison de leur finalité  thérapeutique qui vise l’amélioration de la santé.  

Le droit positif tardait toutefois à définir précisément le statut juridique du corps  humain. Le développement de la transfusion sanguine, en particulier à partir du  moment où il devint possible de conserver le sang collecté et donc d’en organiser la  cession, a conduit le législateur à prendre position. La loi n°52‐854 du 21 juillet 1952  sur l’utilisation thérapeutique du sang humain, de son plasma et de leurs dérivés  exclut ainsi tout profit sur des opérations le concernant. Le sang, en tant que produit  du corps humain, n’est pas un bien comme les autres mais nécessairement un produit 

« hors commerce »40.  

Cette approche de la protection du corps humain confère sa singularité au cadre  juridique français de bioéthique.  

1.3.1. Le principe de dignité 

Au frontispice de ce cadre juridique est placé le principe de dignité dont la valeur  constitutionnelle a été consacrée par le Conseil constitutionnel. Il s’est référé dans sa  décision du 27 juillet 1994 au Préambule de la Constitution de 1946 dont il a déduit  que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme  d'asservissement et de dégradation était un principe à valeur constitutionnelle et  qu’un ensemble de principes tendent à assurer son respect : la primauté de la  personne humaine, le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie,  l'absence  de  caractère patrimonial  du  corps  humain  ainsi  que  l’inviolabilité et  l'intégrité de l'espèce humaine. Le principe se retrouve dans des textes juridiques  anciens, comme les décrets Schoelcher du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage41. La  conception française de la dignité de la personne humaine est comprise comme une  composante  de  l’ordre  public  sur  laquelle  la  volonté  humaine  ne  peut  avoir  d’emprise42. Particulièrement emblématique de ce point de vue est la décision  d’Assemblée du Conseil d’État du 27 octobre 1995 Commune de Morsang sur Orge  qui valide l’interdiction du spectacle de lancer de nain, alors que l’intéressé avait  donné son consentement, dès lors qu’un tel spectacle, « qui conduit à utiliser comme  projectile une personne affectée d'un handicap physique et présentée comme telle,  porte atteinte, par son objet même, à la dignité de la personne humaine ».  

Cette conception de la dignité inspire les règles de bioéthique figurant dans le code  civil. L’article 16  consacre  explicitement  que  « la  loi  assure  la  primauté  de  la  personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle‐ci et garantit le respect de l'être 

40 V. sur ce point M.‐A. Hermitte, Le sang et le droit, Seuil, 1996. 

41 P. Frydman, M. Sirinelli, « Les 20 ans de l’arrêt Commune de Morsang‐sur‐Orge – A propos de la 

dignité de la personne humaine », RFDA, 2015, p. 1100. 

42 M. Canedo‐Paris, « La dignité humaine en tant que composante de l’ordre public : l’inattendu 

retour en droit administratif français d’un concept controversé », RFDA, 2008, pp. 979‐998. 

Page 38 

humain dès le commencement de sa vie », ce qui revient à dire que la personne ne  doit jamais être asservie aux intérêts de la science ou de la société. L’article 16‐1 du  code civil énonce ensuite trois principes : le respect du corps, qui survit à la mort de  personne, du fait même de son humanité, l’inviolabilité de ce corps et enfin le  principe d’extra‐patrimonialité du corps humain prolongé par les articles 16‐5 et 16‐6  déclarant  nulle  toute  convention  ayant  pour  effet  de  conférer  une  valeur  patrimoniale au corps humain et interdisant qu’une rémunération soit allouée à celui  qui se prête à une expérimentation sur sa personne, au prélèvement d’éléments du  corps ou à la collecte de produits de celui‐ci. Cette gratuité proclamée des éléments  et produits du corps humain participe de la protection de la dignité de la personne  humaine en évitant que le corps d’un individu puisse être regardé comme un  gisement de ressources biologiques. L’absence de profit dégagé sur ces activités y  participe également, empêchant quiconque d’avoir un intérêt financier à porter  atteinte à l’intégrité d’autrui. Ces éléments peuvent donc être cédés, mais sans  aucune contrepartie financière. Ces principes sont d’ordre public, c’est‐à‐dire que  deux personnes ne peuvent y déroger par une clause contractuelle. 

Le code civil ne consacre en revanche pas explicitement le principe d’indisponibilité  du corps humain, entendu comme le principe selon lequel une personne ne saurait,  de manière volontaire, céder tout ou partie de son corps ou l’usage de celui‐ci,  alimentant la controverse en doctrine sur l’existence d’un tel principe général. 

L’absence de consécration législative du principe en 1994, en dehors de la prohibition  de la maternité de substitution, peut s’expliquer par le fait qu’il était présenté par la  doctrine comme la projection sur le corps de l’indisponibilité de l’état tel qu’il est  pensé dans le cadre du droit naturel43. Il est possible néanmoins d’affirmer44 qu’il  existe un principe d’indisponibilité du corps humain dont la portée dépasse celui de  non‐patrimonialité et qui entend protéger le corps humain en ne justifiant les  atteintes aux personnes qu’en dernier ressort et exclut tout rapport de droit privé  (de nature contractuelle ou non), à titre gratuit ou onéreux, sur un élément du  corps  humain.  En  dehors du  cadre  thérapeutique  pour la  personne  qui  subit  l’atteinte, seul le législateur peut autoriser des actes médicaux dans l’intérêt d’autrui,  même si l’intéressé y consent. Il s’agit de préserver les individus les plus vulnérables  des rapports de force, financiers ou de toute autre nature, susceptibles de leur être  défavorables  en  insistant  sur  les  principes  de  bénévolat,  d’anonymat  et  de  consentement. Le prélèvement ou le recueil d’un élément du corps humain, qui n’est  pas une chose, ne peut dans ces conditions s’effectuer que sous la forme d’un don,  dont la valeur est liée non pas à celle intrinsèque de l’objet transféré mais à  l’intention de celui qui donne.  

43 V. en particulier A. Sériaux, « Droit naturel et procréation artificielle : quelle jurisprudence ? », 

Dalloz, 1985, chr., p. 55. 

44 V. la thèse de M.‐X. Catto, Le principe d’indisponibilité du corps humain, limite à l’usage  économique du corps, LGDJ, 2018 préc. 

Page 39  1.3.2. Le principe de liberté 

La liberté personnelle, ancrée dans l’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme  et du citoyen, inspire également le cadre juridique français de bioéthique. Il s’agit de  préserver la part de vie privée et donc l’autonomie de l’individu dans ses choix, qu’il  s’agisse de la  construction  de  sa vie  familiale, de l’utilisation  de  ses données  personnelles, de son souhait de « connaître ou ne pas connaître » ses prédispositions  génétiques, sans qu’une personne publique ou privée ne puisse s’ingérer dans ses  décisions.  

Le principe de liberté appliqué à la bioéthique suppose nécessairement la possibilité  d’exprimer un consentement personnel qui ne soit pas vicié. Le législateur veille à ce  que ce consentement puisse être recueilli dans des conditions qui mettent l’individu à  l’abri de toute pression, qu’il soit dépourvu d’équivoque et suffisamment éclairé. 

L’enjeu est particulièrement important lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du  corps notamment en situation de situation de fin de vie, en cas de dons d’organes en  particulier entre personnes vivantes ou en cas d’interventions effectuées sur des  mineurs ou des majeurs protégés.  

L’autonomisation croissante des individus trouve de multiples illustrations au sein du  code de la santé publique45. En particulier la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des  malades et à la qualité du système de santé place le patient au cœur de la prise en  charge médicale et impose sa parfaite information. Sa volonté doit être respectée et  il prend les décisions concernant sa santé avec le concours des professionnels de  santé. Les deux lois de 2005 et 2016 relatives aux droits des malades et à la fin de vie  permettent à un patient de demander l’arrêt d’un traitement lourd et rendent  opposables au médecin ses directives anticipées 

Le principe d’autonomie de la personne justifie la revendication, au titre de l’exercice  de la liberté personnelle et de la libre disposition de son propre corps, de tout ce qui  ne nuirait pas à autrui. C’est à ce titre qu’est demandée l’ouverture de la procréation  assistée aux couples de femmes, aux femmes seules ou aux veuves, l’accès libre aux  tests génétiques ou le « droit au suicide assisté ».  

1.3.3. Le principe de solidarité  

Le cadre juridique français de bioéthique accorde enfin une grande importance au  principe de solidarité. 

Celui‐ci  s’est  exprimé  d’abord  à  travers  la  conception  française  du  don,  sans  contrepartie et anonyme, adressé de manière désintéressée à l’ensemble de la  société, dans un geste altruiste.  

45 P. Le Coz, « La bioéthique à l’heure de la transition individualiste », Études, mai 2018, n° 4249. 

Page 40 

Ensuite, et de manière générale, la réflexion bioéthique s’efforce souvent d’aborder  l’individu en l’inscrivant dans un environnement plus large, notamment celui de ses  proches. 

La solidarité s’exprime encore à travers le mécanisme institutionnel de prise en  charge des dépenses de santé mais aussi la place accordée, au sein des politiques  publiques, aux plus vulnérables. La protection sociale française repose en matière de  santé sur la solidarité entre bien portants et malades à travers l’assurance maladie  obligatoire ainsi que sur l’égal accès aux soins. Le principe en est que la santé étant  aléatoire, la prise en charge collective et mutualisée permet à chacun de faire face au  risque avec la garantie d’être pris en charge, sans discrimination liée à sa capacité  contributive. Ce mécanisme d’assurance obligatoire, interdisant toute sélection des  personnes sur des variables individuelles, permet en outre d’assurer une réelle  mutualisation des coûts de santé.  

La notion de solidarité doit s’appréhender de manière aussi bien individuelle que  collective.  Elle  implique  d’entendre  la  douleur  de  familles  confrontées  à  des  anomalies  génétiques  familiales  lourdement  handicapantes,  la  souffrance  des  individus qui se voient refuser la possibilité de concrétiser leur projet parental, ou de  malades confrontés à un diagnostic sombre de maladie incurable. Elle impose aussi,  dans une logique plus systémique, de mesurer l’impact des décisions envisagées sur  les  catégories  les  plus  vulnérables  de  la  société (handicapés,  personnes  âgées  dépendantes, populations étrangères ou en situation de précarité). Dans son rapport  sur les précédents états généraux de la bioéthique, le CCNE avait d’ailleurs pris soin  de préciser que la réflexion éthique ne s’épuisait pas dans une acception limitée de  l’autonomie individuelle : « l’autonomie ne se réduit pas au caprice du bon vouloir (ce  qu’on appelle « l’autonomie empirique » ou « psychologique »). La pertinence d’un  jugement éthique comporte une dimension d’ouverture à l’universel ; le principe doit  être complété par ceux de solidarité et de responsabilité, notamment à l’égard du plus  faible. L’autonomie d’un choix libre est relationnelle »46.  

46 CCNE, 9 octobre 2008, avis n° 105, Questionnement pour les États généraux de la bioéthique,  p. 7. 

Page 41 

Documents relatifs