Partie II – Les questions qui se posent
2.2. Le don et l’usage thérapeutique des éléments et produits du corps humain
2.2.2.2. Un cadre juridique équilibré
Les controverses qui ont accompagné ces modifications législatives rappellent l’ambivalence de la société française vis‐à‐vis du don d’organe, en dépit de l’image positive que la transplantation conserve au sein de l’opinion, confirmée par le rapport de synthèse des débats citoyens des états généraux de la bioéthique.
La logique de présomption du consentement de la personne décédée au prélèvement d’organes, qui existe depuis la loi 1976225 et a été confirmée par les lois de 1994, reste contestée dans son principe même, pour deux séries de raisons.
La première critique est d’ordre juridique et repose sur l’idée qu’un consentement ne saurait se présumer et devrait être formulé de manière explicite dès lors que le corps du défunt mérite tout autant protection et respect que de son vivant226.
Il est, par ailleurs, mis en avant qu’en se contentant de vérifier l’absence d’opposition au prélèvement d’organe, le rôle de la volonté s’efface progressivement au profit d’une approche purement utilitariste, contradictoire avec l’idée même de don. Le dispositif actuel aboutirait à une forme de paradoxe de « don forcé ». Il serait préférable, puisque
225 Loi n° 76‐1181 du 22 décembre 1976 (dite loi Cavaillet).
226 V. C. Labrusse‐Riou, « Introduction à F. Bellivier, C. Noiville, Contrats et vivant, le droit de la circulation des ressources biologiques », LGDJ, 2006, p. 23, et les synthèses de S. Henette‐
Vauchez, Disposer de soi ? Une analyse du discours juridique sur les droits de la personne sur son corps, Logiques juridiques, L’Harmattan, p. 296 et X. Bioy, Le concept de personne humaine en droit public, Recherche sur le sujet des droits fondamentaux, Dalloz, p. 505.
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les médecins ne prélèvent pas contre l’opposition résolue des familles227, de réduire l’écart entre le droit et les pratiques en reconnaissant explicitement aux familles un droit d’opposition.
Une autre approche insiste sur la pénurie d’organes et l’impératif de santé publique qui incite à privilégier un besoin objectivé, avec un enjeu de survie pour les malades concernés, par rapport à la recherche incertaine du consentement du défunt par ses proches qui le pleurent. Le principe d’économie de moyens devrait, par ailleurs, conduire à privilégier le recours au prélèvement post mortem y compris, le cas échéant, en s’abstenant de requérir l’avis des familles eu égard aux risques attachés au don entre vifs228. Comme le rappelait le professeur Jean Bernard en 1990 un don n’est en effet jamais anodin lorsqu’il est effectué par un donneur vivant : « si vous enlevez un des deux reins d’un donneur et si jamais l’individu a une maladie de l’autre rein, il peut être victime ultérieurement de son geste généreux. C’est la raison pour laquelle les spécialistes de greffes de rein se sont orientés vers le prélèvement de reins de cadavre. »229.
L’analyse juridique, dans une matière où le contentieux est rare230, ne permet pas de trancher entre ces deux thèses, tandis que les considérations d’opportunité et le principe de solidarité militent pour le maintien de l’équilibre atteint par le droit actuel.
Si le respect dû aux morts est un principe qui relève du droit pénal, il est juridiquement difficile de considérer que le défunt conserve une personnalité juridique et serait titulaire à ce titre de droits subjectifs. Il subsiste, après le décès, nombre de droits (le secret médical, la protection des intérêts des personnes décédées pour les infractions de presse, etc.) et d’obligations (à commencer par les frais de funérailles) attachés à la personne du défunt mais le droit positif ne consacre pas la persistance de la personnalité juridique après la mort231. Par ailleurs, le bilan bénéfices/risques du prélèvement plaide pour le prélèvement d’organes post
227 V. Agence de la biomédecine, Rapport sur l’application de la loi de bioéthique, janvier 2018 ;
S. Hennette‐Vauchez, « Le consentement présumé du défunt aux prélèvements d’organes : un principe exorbitant mais incontesté », RRJ, 2001‐1, p. 206 s. ; D. Thouvenin « Les lois du 29 juillet 1994 ou comment construire un droit de la bioéthique », Actualité législative Dalloz, 1995, 18e cahier, p. 176 n° 25.
228 M.‐X. Catto, Le principe d’indisponibilité du corps humain, thèse LGDJ, bibliothèque de droit public n° 619 s.
229 In « Greffes et transplantations d’organes. Interview par Jean Savy », réadaptation 1990, 372,
p. 9‐14, cité par M.‐X. Catto, Le principe d’indisponibilité du corps humain, thèse prec. n° 624.
230 V. toutefois TA Amiens, 14 décembre 2000, D. 2001.3310, note P. Égéa, pour un manquement
au devoir d’information des parents d’un mineur prélevé sur l’étendue des prélèvements effectués.
231 V. à propos de l’application du code de déontologie médicale à la situation d’un médecin procédant à des expérimentations sur le cadavre d’un de ses patients : CE, 2 juillet 1993, M.M., n° 124960, JCP G., 1993.II., p. 22133, note P. Gonod, RFDA, 1993, p. 1002, concl. D. Kessler.
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mortem, qui expose moins le donneur. Cette approche trouve un ancrage juridique dans l’article 19 de la convention d’Oviedo qui stipule que « le prélèvement d’organes ou de tissus aux fins de transplantation ne peut être effectué que sur un donneur vivant dans l’intérêt thérapeutique du receveur et lorsque l’on ne dispose pas d’organe ou de tissu approprié d’une personne décédée ni de méthode thérapeutique alternative d’efficacité comparable ». Les besoins sont tels aujourd’hui que la mobilisation de toutes les sources de don parait nécessaire.
En sens inverse, il paraît difficile de s’abstenir de tenir compte de l’opposition du défunt ou de contraindre les équipes médicales à prélever alors que les familles s’y opposent.
En premier lieu, prélever de manière systématique les organes lorsque les conditions seraient réunies, sans rechercher une éventuelle opposition exprimée par la personne décédée de son vivant, ferait prévaloir une vision purement utilitariste du corps, perçu comme un simple « pourvoyeur d’organes » au service de la société.
Cette approche est peu compatible avec les principes de dignité de la personne humaine, celui de libre disposition du corps mais aussi de la liberté de conscience232 qui militent pour le respect de la volonté du défunt. Il est probable, au surplus, que le droit conventionnel empêcherait le législateur de s’engager dans une telle voie : l’article 14 de la directive 2010/45/UE du 7 juillet 2010 du Parlement européen et du Conseil du 7 juillet 2010 relative aux normes de qualité et de sécurité des organes humains destinés à la transplantation dispose ainsi que « l’obtention d’organes ne peut avoir lieu que si toutes les exigences en matière de consentement ou d’autorisation ou les exigences liées à l’absence de toute objection en vigueur dans l’État membre concerné ont été remplies ».
Une telle pratique ôterait par ailleurs au prélèvement d’organe cette part d’altruisme et d’humanité, qui n’a de valeur que parce qu’il est librement consenti, même si c’est par le mécanisme d’une présomption de consentement. Ce qui est encore aujourd’hui collectivement perçu comme un « don » manifeste concrètement un lien de solidarité entre vivants et morts, au‐delà de la tragédie personnelle d’une famille endeuillée par le décès précoce d’un des siens.
Il paraît, en deuxième lieu, difficilement concevable de faire abstraction d’une tradition solidement ancrée dans nos sociétés qui consiste à confier le défunt aux familles, pour qu’il soit traité avec respect et que les rites funéraires puissent être accomplis en fonction des croyances de chacun. Une réflexion éthique doit tenir compte d’un tel impératif anthropologique qui plonge ses racines loin dans la conscience collective. Ce n’est probablement pas un hasard si la tragédie de Sophocle met en scène l’émergence de la conscience individuelle à travers le personnage
232 La plupart des religions présentes sur le territoire français n’interdisent pas le prélèvement d’organes post mortem mais les subordonnent, à tout le moins, au consentement préalable de la personne prélevée de son vivant.
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d’Antigone précisément autour d’une question de respect dû au cadavre. Cette préoccupation explique que le code de la santé publique impose aux médecins ayant procédé au prélèvement de veiller à la restauration du corps (article 1232‐5 du code de la santé publique) qui marque aussi la reconnaissance due au donneur et à sa famille pour leur acte de générosité. La Cour européenne des droits de l’homme est, de son côté, également attentive à la prise en compte des proches du défunt, estimant par exemple que la législation lettone sur le prélèvement d’organes n’imposant pas de faire des recherches spécifiques sur l’éventuelle objection du défunt auprès de la famille lorsque celle‐ci n’est pas présente à l’hôpital méconnaissait le droit à la vie privée et familiale233.
Dans ces conditions, l’équilibre atteint par l’actuelle législation paraît satisfaisant. Il ménage la confiance en permettant de tenir compte du contexte sans pour autant donner un poids démesuré aux familles. Les bonnes pratiques publiées par l’arrêté du 16 août 2016234 rappellent ainsi que « le prélèvement constitue une possibilité ouverte par la loi » et que toute décision de prélèvement comme de non prélèvement
« doit tenir compte du contexte dans lequel il est envisagé et doit être analysée tant qualitativement que quantitativement », ce qui permet aux équipes de ne pas procéder au prélèvement en cas d’opposition catégorique des proches. Cette référence à la notion de contexte, même si elle ne figure pas dans la loi, paraît bienvenue pour ménager la marge d’appréciation des équipes de prélèvement.