Partie III – Les questions posées par les évolutions
3.1. Les évolutions en matière de génomique
3.1.4.2. Une amorce de réflexion quant aux questions juridiques
À titre liminaire, il convient de rappeler que les textes interdisent clairement, en l’état, une telle évolution : y font obstacle tant les dispositions de l’article 16‐4 du code civil que les stipulations de la Convention d’Oviedo.
Certains spécialistes font cependant déjà valoir que, si la recherche devait permettre de mettre au point une technique efficace et sûre, aucun obstacle éthique ne devrait s’opposer à son application clinique à des fins thérapeutiques364. En ce sens, les académies des sciences et de médecine américaines365 se sont prononcées, le 14 février 2017, en faveur d’une application clinique de l’édition génique germinale, lorsque cette technique serait stabilisée, aux fins d’éviter qu’un embryon soit atteint d’une « maladie génétique grave sans alternative raisonnable pour ce faire ». Dans ces conditions, il apparaît utile de réfléchir d’ores et déjà à cette perspective, pour éviter que la faisabilité technique ne préempte le nécessaire débat de principes.
À ce stade, une double précision s’impose : à supposer même que cette technique soit mise au point puis autorisée en application clinique humaine, elle n’éradiquerait pas l’ensemble des maladies génétiques. D’une part, ces pathologies n’ont, le plus souvent, pas une origine monogénique (aussi, sauf à multiplier les interventions sur le génome, la modification effectuée sur un seul gène n’emportera pas de
363 Rapport explicatif de la Convention pour la protection des Droits de l'Homme et de la dignité
de l'être humain à l'égard des applications de la biologie et de la médecine : Convention sur les Droits de l'Homme et la biomédecine, Oviedo, 4 avril 1997, p. 16.
364 Steffann et al, « Could failure in Preimplantation Genetic Diagnosis justify editing the Human
embryo Genome ? », Cell Stem Cell, 2018.
365 Human genome editing : science ; ethics et gouvernance, report of the National Academies of
Sciences, engineering and medecine.
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changements majeurs). D’autre part, une proportion significative des mutations responsables est dite de novo, c’est‐à‐dire qu’elles étaient absentes chez les parents et sont apparues lors de la formation des cellules de la lignée germinale.
Les enjeux soulevés par une telle perspective sont de trois ordres.
Modifier le génome de sorte que cette modification soit transmissible à la descendance heurte‐t‐il un principe éthique indépassable ?
Cette question amène en réalité à se prononcer sur l’importance à attacher à l’idée de préservation du patrimoine génétique de l’humanité. Les tenants de cette notion, reprise par exemple dans la Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l’Homme du 11 novembre 1997 de l’UNESCO366 estiment qu’il ne faut pas réduire, de façon intentionnelle, la diversité génétique en éradiquant certains allèles367 qui pourraient présenter, à l’avenir, des intérêts non encore identifiés. Une telle préoccupation trouve aussi a s’exprimer dans le cadre de l’application de l’édition génique aux animaux et végétaux, avec la crainte d’un recul de la biodiversité. Ce souci est d’autant plus aigu que les nouvelles techniques d’édition génique (contrairement aux techniques antérieures) ne laissent pas nécessairement de traces des opérations effectuées sur le génome, pas de « cicatrices »368 ‐ ce qui accentue les problèmes de traçabilité. En outre, l’édition génique369 peut induire de rares effets collatéraux non maîtrisés (notamment les effets non anticipés sur les autres gènes370, les mutations compensatoires, l’hypothèse du clivage d’un seul des brins d’ADN ou l’apparition de cellules mosaïques), qui pourraient n’apparaître qu’a posteriori, une fois l’enfant né.
En somme, cette approche s’appuie sur une importation du principe constitutionnel de précaution en bioéthique, dont se déduirait l’impossibilité de prévenir les risques liés à une technique structurellement dangereuse, incertaine et irréversible. Sur un plan philosophique, elle s’incarne dans la pensée de J. Habermas371, qui défend un droit à l’héritage génétique non modifié, fondé sur une éthique de l’espèce humaine.
Toutefois, d’une part, un tel principe constitutionnel de précaution n’a à ce jour jamais été consacré en bioéthique. D’autre part, cette notion de « patrimoine
366 Dont l’article 1er dispose que « le génome humain sous‐tend l’unité fondamentale de tous les
membres de la famille humaine, ainsi que la reconnaissance de leur dignité intrinsèque et de leur diversité. Dans un sens symbolique, il est le patrimoine de l’humanité ».
367 Les différentes versions d’un même gène.
368 M. Morange, L’édition du génome, S.E.R., 2017.
369 V. la note du comité d’éthique de l’Inserm (février 2016) sur les Questions liées au développement de la technologie CRISPR‐Cas9.
370 Dits effets « hors cible » ‐ rares (de l’ordre de 1/100 000, voire 1/1 000 000) et qui seraient en
outre comparables aux coupures dues à des mutations naturelles : https://www.senat.fr/rap/r16‐
507‐1/r16‐507‐11.pdf, p. 72
371 J. Habermas, L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, NRF essais, Gallimard,
2002.
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génétique de l’humanité » est contestée par certains en ce qu’elle reflèterait une approche trop immuable des formes géniques actuelles372 (au point de vouloir empêcher l’apparition de variations nouvelles, alors même que le génome évolue spontanément) et suggérerait que « l’avenir de l’être humain est dans ses caractéristiques biologiques »373. À cet égard, si cette notion sous‐tend les interdits existants, la protection du « patrimoine génétique de l’humanité » ne bénéficie pas, en elle‐même, d’une protection juridique autonome – en particulier, le Conseil constitutionnel a refusé de consacrer un principe de « protection du patrimoine génétique de l’humanité »374.
L’édition génique, en intervenant en amont pour corriger les anomalies génétiques, est‐elle éthiquement plus acceptable ou souhaitable que les pratiques actuelles ?
Cette interrogation revient à apprécier, de façon relative, si l’édition génique visant à corriger en amont les anomalies génétiques les plus graves est, sur un plan éthique, plus problématique que les techniques actuelles qui permettent, en aval, de sélectionner les embryons pour conserver uniquement ceux qui sont indemnes de ces anomalies génétiques ou à autoriser l’interruption médicale de grossesse (IMG) des fœtus atteints de telles anomalies.
Si cette technique devait être autorisée, comment faudrait‐il l’articuler avec les techniques existantes375 ?
La première approche, la plus restrictive, consisterait à n’ouvrir cette possibilité qu’aux couples qui sont dans l’impossibilité, même en ayant recours au Diagnostic Préimplantatoire (DPI), de donner naissance à un enfant immun de l’anomalie génétique dont ils sont porteurs376. En somme, l’édition génique permettrait de couvrir
372 V. en ce sens l’avis n° 45 du CCNE du 31 mai 1995 : « L'information scientifique sur la génétique, par exemple, est aujourd'hui fortement affectée par des idéologies. Celle par exemple du «patrimoine génétique de l'humanité » qui, méconnaissant le polymorphisme et la dynamique évolutive des génomes humains, pousse à une sacralisation indistincte de nos gènes à l'époque même où s'amorcent de prometteuses thérapies géniques somatiques ».
373 V. « Déconstruction de la notion de gène », La génétique, Débats, 2004.
374 CC, 27 juillet 1994, décision n° 94‐343/344, Loi relative au respect du corps humain et loi relative au don et à l'utilisation des éléments et produits du corps humain, à l'assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal.
375 Sous réserve que l’état de développement des embryons au stade du DPI (8 cellules et au‐delà)
ne soit pas trop avancé pour permettre une intervention efficace V. sur ce point P. Jouannet,
« CRISPR‐Cas9, cellules germinales et embryon humain », Biologie aujourd’hui, vol. 211, n° 3, 2017, p.207‐213.
376 Cet « angle mort » correspond aux hypothèses dans lesquelles : ‐ l’un des deux partenaires est
homozygote pour une altération autosomique dominante (chorée de Huntington) ; / ‐ les deux partenaires sont porteurs homozygotes d’une altération autosomique récessive (mucoviscidose) ;
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« l’angle mort » du DPI et de permettre à de nouveaux couples de devenirs parents génétiques : elle serait alors complémentaire par rapport aux techniques existantes.
La deuxième approche, plus large, consisterait à ouvrir la possibilité de recourir à l’édition génique à l’ensemble des couples éligibles au DPI, c'est‐à‐dire à ceux dont il est établi qu’ils ont un risque fort de transmettre une maladie génétique grave et incurable à leur descendance. Dans ce cadre, le recours à l’édition génique revêtirait un caractère subsidiaire : elle pourrait conduire à corriger l’anomalie génétique sur l’embryon atteint si, après une première ponction, il n’existe pas d’embryons sains ou si ces derniers n’ont pas déjà permis d’aboutir à la grossesse désirée.
Dans ces deux premières hypothèses, il faudrait également déterminer si l’édition génique reste nécessairement cantonnée à la seule anomalie génétique préalablement identifiée ou si d’autres anomalies seraient susceptibles d’être recherchées d’office, et corrigées le cas échéant.
La troisième approche, plus extensive mais aussi beaucoup moins vraisemblable, consisterait à envisager l’édition génique pour toutes les personnes recourant à une FIV. Une telle hypothèse, en l’absence de risques identifiés chez les géniteurs, impliquerait nécessairement de rechercher un certain nombre d’anomalies génétiques identifiées comme suffisamment graves pour justifier une intervention. Le risque eugénique, défini par l’étude du Conseil d’État en 2009 comme « l’ensemble des méthodes et pratiques visant à améliorer le patrimoine génétique de l’espèce humaine », de cette option serait, à l’évidence, bien plus fort en ce qu’elle conduirait à agir en l’absence de signes d’appel. L’édition génique, dans ce cadre, deviendrait une technique extensive en ce qu’elle pourrait concerner l’ensemble des couples ayant un projet parental impliquant une FIV, voire à créer un biais pour la procréation médicalement assistée, moins aléatoire qu’une conception naturelle.
3.1.5. Les diagnostics anténataux