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La nature hymnique du Prologue

Dans le document Le Christ, Parole créatrice (Page 187-191)

Le Seigneur qui fonda le monde (He 1,10)

4.4 Conclusion : le Fils Dieu et créateur

5.1.1 Le genre littéraire

5.1.1.1 La nature hymnique du Prologue

La plupart des commentateurs actuels s’accordent pour dire que l’auteur a utilisé un hymne primitif pour rédiger le Prologue. Les raisons avancées sont nombreuses : changement de rythme, références à Jean-Baptiste (Jn 1,6-8.15), similitudes avec les hymnes de Sagesse (Sg 9,9-12 ; Pr 8,22-26). Par contre, aucun consensus n’a été trouvé sur le contenu de l’hymne primitif ni d’ailleurs sur son origine. Pour certains, l’hymne est préchrétien, et pour d’autres il a été écrit par l’une des premières communautés chrétiennes d’Asie Mineure et utilisé comme chant, puis retravaillé par l’évangéliste. Nous citerons, pour exemple, les travaux de M.-E. Boismard et ceux de R.E. Brown qui, avec d’autres, ont tenté d’isoler un hymne originel. Puis nous évoquerons la possibilité que le Prologue soit une composition propre à l’auteur, de nature hymnique ou non.

Une première hypothèse, défendue par M.-E. Boismard513, considère que les premiers versets du Quatrième Évangile, proviennent d’un hymne préchrétien au Logos

513

BOISMARD, M.-E., Moïse ou Jésus : Essai de christologie johannique, University press: Peeters,

Leuven, 1988, 91-95. L’hypothèse de M.-E. Boismard a été reprise par E.L. Miller. MILLER, E.L., « The Logic of the Logos Hymn», NTS 29, 1983, 552-561.

186 créateur développé dans une perspective sapientielle. Pour retrouver l’hymne primitif la démarche de M.-E. Boismard consiste à exclure du Prologue toute nouveauté chrétienne. Il considère uniquement les cinq premiers versets. Parmi ces derniers, il convient de ne pas conserver le verset v.1c (« Le Verbe était Dieu ») qui est d’origine chrétienne ainsi que le verset v. 2 qui est une reprise dont l’objet est justement de faciliter l’introduction du verset v. 1c. De plus, le rythme de ce verset rompt avec les versets 1 et 3-5 qui l’entourent. M.-E. Boismard retient finalement pour l’hymne primitif 4 versets qui forment 8 propositions:

1

3

4

5

Au commencement était le Logos et le Verbe était auprès de Dieu. Tout est devenu par lui,

et sans lui rien n’est devenu.

Ce qui est devenu en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas vaincue

Pour corroborer son hypothèse de lire ces versets comme un hymne au Logos créateur, M.-E. Boismard propose une interprétation en référence au récit de la création du livre de la Genèse (Gn 1-2,4). Ce récit s’ouvre sur ces mots : « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre ». L’expression initiale se lit également au début du Prologue de l’Évangile de Jean : « Au commencement était le Logos ». L’emprunt au récit de la Genèse est d’autant plus certain que le rôle du Logos dans la création sera affirmé dès le verset 3. Au commencement du monde créé, le Logos « était ». Il existait avant même la création, « auprès de Dieu », puisque le monde fut créé par lui (Jn 1, 3). L’idée est proche de celle exprimée à propos de la Sagesse « Le Seigneur m’a créée au commencement de ses voies (…) avant le monde il m’a établie » (Pr 8,22-30). De plus, dans la Genèse, il suffit que Dieu profère un ordre, une parole, pour que la lumière vienne à l’existence : « Dieu dit que la lumière soit et la lumière fut » (Gn 1,2). La suite du récit enchaîne les paroles créatrices. Dieu dit et cela « fut ainsi » (Gn 1,6). Déjà, dans la littérature sapientielle, la création par la Parole est résumée en une phrase : « toi qui par ta parole a fait toute choses (

o` poih,saj ta.

pa,nta evn lo,gw| sou

) » (Sg 9,1). Cette affirmation préfigure celle du Prologue.

Dans le récit de la Genèse, la lumière est créée le premier jour pour s’opposer aux ténèbres : « et il sépara la lumière d’avec les ténèbres » (Gn 1,3-4). Au sixième jour, Dieu créa l’homme. Ces motifs apparaissent en ordre inverse dans le Prologue aux versets Jn1,4- 5. Dans le Logos était la vie (Jn 1,4), et l’opposition entre la lumière et les ténèbres est mentionnée en Jn 1,5. En conclusion, selon M.-E. Boismard, les premières phrases du Prologue forment un hymne au Logos créateur, relisant le récit de la Genèse dans une perspective sapientielle.

D’autres commentateurs, dont R.E. Brown514, proposent de considérer que l’hymne

sous-jacent est un hymne écrit dans l’une des premières communautés chrétiennes et qui

514

BROWN, R. E., The Gospel according to John (29), Doubleday & Company Inc., New York, 1970, 21-23.

187 aurait par la suite subi plusieurs relectures dont la dernière consisterait en une adaptation au Quatrième Évangile. R.E. Brown exclut de l’hymne les versets Jn 1, 6-9.12.13.15.17.18 et aboutit à un hymne primitif en quatre strophes:

Strophe A v1-2 : Le Logos avec Dieu

Strophe B v3-5 : Le Logos et la Création

Strophe C v10-12b : Le Logos dans le monde

Strophe D v14.16 : Le Logos dans sa relation à la communauté.

L’hymne au Christ ainsi défini se termine sur la vision de la gloire et le don de la plénitude de la grâce. À cet hymne originel, pour aboutir au texte du Prologue, deux types de correction ont été apportés. Les versets concernant Jean-Baptiste (Jn 1,6-9.15), qui étaient probablement l’introduction initiale de l’Évangile, ont été intercalés. Des explications se sont ajoutées à la fin de la seconde strophe pour exposer comment les hommes deviennent enfants de Dieu (Jn 1,12-13) et à la fin de la quatrième strophe pour développer la finale du verset 16 « grâce pour grâce » (Jn 1,17-18)515.

Hormis les deux exemples présentés, plus d’une dizaine516 d’autres compositions ont été proposées. La plupart des commentateurs acceptent comme appartenant à l’hymne les versets 1-5, 10-11, donc les versets 3 et 10 retenus par notre corpus. Et pour nombre d’entre eux, les versets 14 et 16 seraient également à conserver dans l’hymne primitif car le verset 14 est de nature poétique et le verset 16 le prolonge. De plus, le verset 14 comprend la dernière mention du Logos et de ce fait se trouve en lien avec les versets 1-5. Dans le cadre d’un écrit chrétien, l’hymne au Logos créateur rejoint l’évènement incarnation.

Une troisième hypothèse propose de considérer le Prologue comme rédigé entièrement par l’auteur du Quatrième Évangile. Ainsi, J. Irigoin517, spécialiste de la poésie grecque, considère que l’ensemble du Prologue est de nature hymnique. Dans son étude518

sur la composition du Prologue, il analyse le texte en suivant les règles de composition de la

515

Voir également ZUMSTEIN, J., « Le Prologue, Seuil du Quatrième Evangile », (RSR 83/2), 1995, 223. D. Deeks propose deux sources pour le Prologue : une source comprenant les versets 1ab, 3-5, 9-12 qui serait un poème issu de la gnose chrétienne, la seconde avec les versets 14abcd et 16a.18 dont l’origine serait une confession de foi chrétienne. DEEKS, D. G., « The Prologue of St. John’s Gospel », (BTB Vol. VI), 1976, 62-76.

516

LEON-DUFOUR,X., Lecture de l’Evangile selon Jean, Tome I, Edition du Seuil, Paris, 1997, 41.

MILLER, E.L., Salvation-History in the Prologue of John, The significance of John 1:3/4, E.J. Brill, Leiden – New York, 1989, 6.

On trouvera des précisions sur l’histoire de la recherche dans THEOBALD, M., Die Fleischwerdung des

Logos. Studien zum Verhültnis des Johannesprologs zum Corpus des Evangeliums und zu 1 Joh

(Neutestamentliche Abhandlungen), Munster, 1988, 16-155.

Voir également l’état de la question dans ROCHAIS,G.,« La formation du Prologue (Jn 1,1-18) (I) », ScEs, XXXVII/1,1985, 5-44.

DETTWILER, A., « Le Prologue Johnanique (Jean 1,1-18) », dans La communauté johannique et son

histoire. La trajectoire de l’évangile de Jean aux deux premiers siècles, (sous la direction de KAESTLI, J.-D., POFFET,J.-M.,ZUMSTEIN,J.), Labor et Fides, Genève, 1990, 185-203.

517

IRIGOIN, J., « La composition rythmique du Prologue de Jean (I, 1-18) », RB, 1971, 514. 518

188 poésie et précise le caractère hymnique du Prologue. Il montre que le texte grec, sous la forme et dans l’état où il est attesté dès le deuxième siècle, loin d’être une simple refonte d’un hymne ancien, est une composition originale répondant à des règles précises. Pour lui, le Prologue contient les germes d’un genre poétique qui se développera plus tard sous une forme strophique plus élaborée à l’origine des canons byzantins. Le texte a donc pu être composé pour l’occasion.

Bien que la majorité des commentateurs postulent la nature hymnique du Prologue et de l’existence d’un hymne originel, certains proposent une option opposée, à savoir que le Prologue n’est pas de nature hymnique. En effet, certains arguments en faveur de l'identification du texte comme hymne ne sont pas, en eux-mêmes, des preuves concluantes. Ainsi, le fait que le Prologue comporte des parallélismes comme en hébreu affirme simplement la dépendance de ce texte avec des textes bibliques et ne présuppose pas d’un lien avec la poésie hébraïque. Se baser sur le style n’est pas un argument suffisant pour déterminer qu’un écrit est un hymne519. T.L. Brodie520 souligne, par exemple, que le fait de

passer de la poésie à la prose pourrait simplement mettre l’emphase sur le fait que le Verbe s’est fait chair, et l’alternance des styles reflète le mélange entre le divin et le monde. Une autre raison souvent avancée en faveur de l’hymne est la proximité avec les hymnes de Sagesse. Cependant, pour des raisons de forme, le Prologue n’est pas vraiment semblable aux hymnes à la Sagesse car ces derniers sont pour la plupart des discours où la Sagesse personnifiée parle d’elle-même.

D. Boyarin521, qui réfute la nature hymnique du Prologue, émet l’hypothèse que cet écrit est une homélie synagogale522. Les cinq premiers versets forment un ensemble cohérent dont le sujet est le Logos préexistant. Ces versets composent une préface pour l’ensemble du Prologue et sont probablement un midrash existant de Gn 1,1-5. L’auteur du Quatrième Évangile aurait alors transformé le midrash existant en une nouvelle forme de midrash dont le sujet est l’incarnation. Les versets Jn 1,6-18 commentent la préface en indiquant la raison de l’incarnation. Nous sommes en présence d’un récit, avec un ordre chronologique qui comble l'écart temporel entre le Logos préexistant et le Logos incarné dont les actes et les paroles sont rapportés dans la suite de l'Évangile. Si cette approche peut être intéressante elle ne semble pas avoir été suivie.

En conclusion, retrouver l’hymne primitif est une entreprise qui semble impossible. Cependant, le Prologue comprend des éléments de nature hymnique. Lors de notre étude de l’Épître aux Colossiens523, nous avions défini que, selon les critères de la rhétorique, l’hymne

519

Voir par exemple la discussion de W. Paroschi. PAROSCHI, W., Incarnation and Covenant in the

Prologue to the Fourth Gospel (John 1:1-18), Peter Lang, Frankfurt am Main, 2006, 173-191.

520

BRODIE, T.L., The Gospel according to John: a literally and theological commentary, New York, 1993. 134.

521

BOYARIN, D., « The Gospel of the Memra: Jewish. Binitarianism and the Prologue to John », HTR 94, 2001, 243-284; 262-265.

522

Une des formes caractéristiques du midrash est une homélie sur une péricope du Pentateuque qui est ensuite interprétée. BOYARIN,« The Gospel of the Memra », 262-268.

523 Cf. 54.

189 qui est un éloge à un Dieu comprend les éléments suivants : 1) la vénération de la majesté de la nature divine 2) la description du pouvoir de la divinité 3) les bénéfices pour l’humanité obtenus grâce à l’agir de la divinité. Or dans le Prologue, comme le note M. Morgen, l’auteur fait un éloge du Christ Logos. Le Logos était là au commencement (Jn 1,1), il est Dieu. Il possède la puissance créatrice, puisque tout fut par lui (Jn 1,3) et il agit en faveur de l’humanité en étant « lumière des hommes », en « venant dans le monde », en « faisant connaître le Père » (Jn 1,4.9.10a.11a.12-13.14.16-18). M. Morgen524 qualifie le Prologue d’hymne nouveau qui se fait commentaire. Le lecteur est invité à voir dans le Logos créateur, le Fils qui a fait connaître le Père. En résumé, le Prologue comporte des éléments hymniques, il fonctionne comme un éloge du Logos. Dans l’état actuel, il introduit à la narration proprement dite. Il possède également un caractère didactique525 Aussi, les exégètes se sont interrogés sur la raison de la place de ce texte en introduction du Quatrième Évangile.

Dans le document Le Christ, Parole créatrice (Page 187-191)