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Chapitre 2 : Cadre conceptuel

2.2 Explorer la construction identitaire à travers la narration

2.2.1 Narration : approche et objet qui visent la voix des jeunes

La voix et le regard des jeunes réfugiés sont encore peu étudiés (Maguire, 2012). Il y a un besoin de structurer des espaces pour développer un dialogue qui valorise leur voix (Maguire, 2012). Les approches visant la voix des jeunes ont pris racine des efforts effectués pour redonner la voix à des groupes dont le vécu passait sous silence, particulièrement des groupes marginalisés (Eldén, 2012 ; Thomson, 2008). Dans l’optique de mener des recherches « avec » des jeunes plutôt que « sur » des jeunes et inspirées des pédagogies critiques de Freire, le Youth Participatory Action Research (YPAR) constitue une inspiration pour notre cadre de recherche, dont les principes seront détaillés dans le troisième chapitre portant sur le cadre méthodologique. Il s’agit d’un projet de recherche fait en collaboration avec les jeunes ayant vécu l’exil, qui s’inscrit dans la création d’un espace d’expression permettant de viser la voix des jeunes.

Soutenir la voix des jeunes, dans ce contexte-ci, c’est créer un lieu de participation et d’activités pour que les jeunes puissent s’exprimer et se construire à travers. Cela nous donne accès à leurs mots, leurs façons d’agir et d’exprimer les discours, leurs positionnements et leurs formes d’actions dans la pratique mettant en évidence leur construction identitaire. Dans une telle perspective, le jeune devient cochercheur et c’est ensemble que nous souhaitons donner sens et illustrer le processus derrière leur construction et leur reconstruction de l’identité. Dans un même ordre d’idées, nous voulons mettre en valeur leurs histoires, leurs capacités de mobilisation et leurs engagements à travers leur construction identitaire. Dans le

projet de recherche concerné, faire de la recherche avec des jeunes réfugiés demande d’explorer, d’une certaine façon, le positionnement comme jeune et comme réfugié, tant à travers la société qu’à travers la recherche comme telle. Cela exige alors de porter un regard critique sur notre posture en tant que chercheur, de se questionner sur les enjeux éthiques et de voir la place que l’on accorde à ces jeunes dans la recherche (Fals-Borda et Rahman, 1991). En plus de réduire l’écart apparent entre le monde de la recherche et celui de la pratique (Desgagné et Bednarz, 2005), le cadre participatif visant la voix des jeunes les reconnaît comme des agents de changement social. L’intention est essentiellement de coconstruire des savoirs et des pratiques pertinents pour ces jeunes, avec ces jeunes. À travers une telle recherche, les rôles changent continuellement. Cette dynamique fait également partie du savoir, d’un processus de co-apprentissage et de conscientisation qui peut devenir un dispositif d’empowerment auprès de tous les acteurs concernés (Gallant et Denis, 2008 ; René, Laurin, et Dallaire, 2009). Le principe de réciprocité s’entrevoit notamment par la mise à contribution de chacun entre notre sensibilité à comprendre la réalité de jeunes réfugiés et la sensibilité de ces jeunes à exprimer leur réalité et à articuler leur construction identitaire (Desgagné et Bednarz, 2005).

Comme chercheurs, une vigilance accrue s’impose pour faire ressortir la voix des jeunes, en sachant qu’elle peut reproduire et être jalonnée par nos postulats de base, nos référents, notre langage et/ou notre posture de chercheur (Spyrou, 2011 ; Thomson, 2008). L’intérêt de faire de la recherche avec ces jeunes est notamment de s’écarter d’une vision unidimensionnelle pour loger aussi celle des participants. D’autant plus que « [...] la signification d’un phénomène aux yeux des adolescents, c’est-à-dire l’idée qu’ils se font du sens de ce phénomène, n’est pas nécessairement celle ayant guidé le chercheur dans son choix de méthodes ou techniques de collecte de données » (Ndengeyingoma, 2013, p. 47). S’il existe des enjeux et des défis particuliers entourant la situation des jeunes réfugiés et leur famille, les pistes de réflexions et de solutions doivent être significatives, mises en lumière par la voix des jeunes, et non simplement assumées par un groupe de chercheurs (Girault, 2005).

L’espace doit à la fois devenir un cadre sécuritaire pour assurer la voix de ces jeunes, mais aussi un espace favorisant la narration, une approche et un outil au travers desquels les jeunes

expriment et refaçonnent leur identité. Qui plus est, « la relation entre la narration et l’identité devient spécialement importante durant l’adolescence » (traduction libre de Halverson et al., 2009, p. 24). Tel que rapporté par ces auteurs, la période de développement et de transition identitaire que constitue l’adolescence peut être positivement alimentée par diverses formes narratives. Le concept de narration peut présenter plusieurs points d’intérêt, variés, selon l’angle auquel nous voulons nous attarder et selon la finalité que l’on donne à la narration. Certains accordent une attention plus spécifique au produit, tandis que d’autres vont plutôt se préoccuper du processus et de la dimension interactive de la narration (Soulier, 2006). Elle est désignée comme une activité sociale inscrite dans une démarche intime, une pratique dynamique, une forme langagière profondément ancrée dans l’histoire de l’humain (Soulier, 2006).

Selon Bruner (1991), la narration est un mode de pensée, une habileté de l’humain, et le produit devient un instrument pour organiser son expérience dans le monde, donner du sens à sa réalité (Soulier, 2006, p. 39). Si nous revenons au concept de la construction identitaire précédemment vu, la narration est donc une manière de représenter ses mondes figurés, son positionnement et sa construction de soi. La narration est un traitement de notre rapport à l’Autre, notre positionnement peut mettre en perspective notre compréhension de l’expérience et représente notre conception de soi, de nos intentions à travers notre réalité.

La narration est un acte de production et de reproduction qui interpelle directement la mémoire et les souvenirs (Rachédi, 2008b). Comme l’indique Rachédi (2008b) dans sa thèse : « La mémoire est le support pour parvenir à la narration. Cette narration est un processus subjectif et producteur de sens, le récit de vie devient alors radicalement récit de soi » (p. 103). Dans le rappel aux souvenirs, les dimensions du présent, comme de la vision de l’avenir, sont alors impliquées dans la composition de son passé. Le jeune étant acteur de son histoire, par ses perceptions et sa construction d’une cohérence, édifie un ensemble complexe qui le représente à partir de ses mondes figurés, son positionnement et sa construction identitaire toujours en mouvement. La narration fait part d’une composition et recomposition de son histoire à travers ses expériences, ses relations sociales, ses projets, etc., et mène vers une construction de sens à travers les parcours — nous nous intéressons ici aux parcours scolaire et migratoire —, qui ne

sont pas linéaires, mais pas incohérents. « Les parcours de vie tracent donc des lignes qui font des zigzags dans l’espace social-historique [...] » (Bertaux, 2010, p. 37). Ainsi, tel que le rapporte Rachédi (2008a), Vekeman (1990) indique que le récit ne donne pas lieu à une copie du passé, mais plutôt une réappropriation de son histoire et à une reconstruction.

«  [...] «  il ne s’agit pas de savoir si les choses sont arrivées parfaitement comme elles sont racontées, mais bien de suivre le processus du discours. Le narrateur n’arrive pas nécessairement à dire les choses comme elles se sont passées, mais il les dit plutôt comme il se souvient les avoir vécues, c’est-à-dire à travers la subjectivité de sa perception » (p. 18). C’est d’abord le sujet qui raconte et il raconte ce dont il se souvient. Et, ajoute Vekeman (1990), « on ne se souvient bien que de ce que l’on a investi » (p. 22). » (Rachédi, 2008, p. 84)

La narration est intimement liée à la construction identitaire et il est pertinent de s’intéresser tant au processus (l’action de se raconter dans un contexte) qu’au produit (le récit), afin de permettre aussi de mieux comprendre le produit narratif (Soulier, 2006). Appréhender de cette manière, nous pouvons concevoir la pratique de la narration comme une performance en situation et, en même temps, la trace qui en résulte peut s’avérer un assemblage de rendus ou de « textes identitaires » dans le sens d’une production narrative sur l’identité et de l’identité. Dans la pratique, les textes identitaires, sous l’optique d’embrasser toutes les différences culturelles et linguistiques, et le répertoire complexe de chaque élève valorisent l’investissement identitaire dans la rédaction de textes, qui peuvent prendre toutes sortes de formes, notamment des formes multimodales (Cummins, Association of Deans of Education in Ontario Universities., et Ontario. Literacy and Numeracy Secretariat., 2007; Cummins et Early, 2011). Nous allons revenir un peu plus loin sur l’idée de multimodalité dans ce chapitre. À travers le processus, il y a un effort investi dans la formulation et la reformulation de la signifiance d’une histoire pour soi (Kane, 2012). Sous la conceptualisation de l’identité adoptée, la production narrative nous autorise à mettre en perspective le mondes figurés, le positionnement et la construction de soi en considérant l’agencéité ; celui-ci émergeant de la pratique discursive. La narration de son vécu permet d’être créateur, auteur de son histoire, et de rendre compte de cette histoire dans son contexte.

« Raconter son parcours à un chercheur en sciences sociales, c’est dire le monde dans lequel on vit et on a vécu, c’est exposer le monde auquel on croit qui est aussi « son monde » (Berger et Luckmann, 1986), c’est argumenter une suite de

« définitions de situation » (Thomas, 1923). La production du récit fonctionne par sélection d’événements et d’épisodes, parce que le temps est compté et que tout ne peut pas être dit ou que la consigne de départ invite à et autorise cette sélection (« ce qui est important pour vous »). Mais aussi, et surtout, parce que raconter c’est agencer, accommoder, organiser des bribes de sa vie pour donner à celle-ci une forme, pour la mettre en ordre, pour lui attribuer un sens. » (Demazière, 2011, p. 64)

L’expression et l’articulation réflexive de son identité peuvent également structurer la reconstruction identitaire du jeune réfugié et peuvent offrir une autre vision de ses propres conditions quant à son statut social, par exemple. Le fait de se réapproprier son histoire et de la partager favorise la représentation de la construction de sens ; la reconstruction d’une cohérence (Bertaux, 2010). Entendre d’autres histoires et partager ses histoires personnelles et collectives : la coexistence de toutes ces performances intervient dans la construction identitaire, dans la mesure où cette expression offre un regard sur les possibles identités ; celles qui nous sont assignées, celles qui nous sont imposées et celles qui nous représentent personnellement et/ou collectivement pour se mêler dans une construction identitaire toujours en mouvement (Rousseau et al., 2006).

En plus d’être un espace d’expression, la narration permet au jeune d’être porteur et producteur de sens de son propre vécu et peut devenir une mise en « forme » de son identité (Rachédi, 2008a, 2008b). Dans ce cas, le récit n’est pas qu’un outil de témoignage, mais à travers le processus de création, par la réflexion et le sens porté, il permet une articulation des mondes figurés, du positionnement et de la construction comme de la reconstruction identitaire, pour reprendre les termes de Holland et al. (1998). À cet égard, il convient d’attribuer un intérêt tant au récit final qu’à la démarche derrière la narration, qui illustrent une complexité. « The stories or narratives people tell are the context in which they construct

identities [...] and are made sense of by others in relationship to particular people, places, events, material objects, and semiotic systems » (Kane, 2012, p. 28).

Aussi, comme formulé par Truchon (2005) : « S’exprimer est une chose, mais produire de cette expression quelque chose de tangible, qui "laisse des traces" en est une autre » (p. 96). La question d’expression est spécialement importante, mais la reconnaissance et la matérialisation de cette expression le sont aussi (Truchon, 2005). Dans une visée émancipatrice et dans

l’intention d’accueillir la voix des jeunes, l’expression à travers différents procédés autorise la mise en œuvre de leur voix et la possibilité de la réutiliser dans d’autres contextes. Nous attribuons une importance à la création de son propre récit, tel que rapporté par Lemelin (2012), qui a examiné l’apport du récit numérique en intervention sociale :

« [..] le processus d’empowerment est le fait d’exercer un plus grand contrôle sur ce qui est important pour soi. Ce processus se réalise à partir d’une réflexion sur les structures causant les inégalités sociales et à travers l’élaboration de son récit personnel, qui est considéré comme une ressource sur laquelle il est possible d’avoir du pouvoir. » (p. 53)

La narration sous forme de récit est une pratique ancrée dans la construction identitaire. Elle peut s’inscrire dans un espace visant la voix des jeunes et leur empowerment, eux devenant producteurs de leur image et du discours à leur égard, de leur compréhension de leur identité. Elle permet de voir comment ces jeunes se projettent dans l’action.

Bruner (2002), tel que cité par Boy et Dumora (2008), met directement en parallèle l’identité (le terme « self » étant alors utilisé) et le récit é le fait que le « self » serait une construction narrative permanente.

« Le self est une construction [...]. Le self est un texte qui dit comment nous sommes situés par rapport aux autres et par rapport au monde ; je crois qu’il s’agit d’un texte qui nous parle de compétences et de capacités, de dispositions, et qui évolue tandis que nous passons de l’état de jeune à celui d’adulte, ou que nous passons d’un cadre à un autre. L’interprétation qu’un individu fait de ce texte in situ est le sens qu’il a de lui-même dans cette situation. Il est fait d’espoirs, de sentiments d’estime et de pouvoir, etc. (Bruner, 1986/2000, p. 156). » (Boy et Dumora, 2008, p. 6)

Ce texte est donc porteur de voix, peut être émancipatoire et en adéquation totale avec le soi comme avec l’environnement de l’individu.

« Paradoxalement, c’est en me disant à l’autre que j’affirme ma permanence, mais que je m’expose aussi à changer […] cette construction identitaire narrative ne se réalise pas seule. Cette création identitaire est plutôt interactive [...] L’identité est un processus continu de narration où le narrateur et l’audience formulent, corrigent, applaudissent et refusent différents éléments de la narration toujours en production. » (Giroux, 2006, p. 46)

Dans les termes que nous adoptons de la construction identitaire, le narrateur, donc le jeune comme agent, et l’autre (l’audience) dans des contextes socio-historico-culturels, en relation

dialectique, sont constitués, formulés et agissent par et selon les mondes figurés, le positionnement, les opportunités comme les obstacles et les résistances, et ce, toujours dans un mouvement continuel.

Il y a un rapport synergique avec la construction identitaire ; le récit peut traduire la manière dont le jeune se représente et conçoit son univers social. Puis, en même temps, la pratique narrative permet d’articuler qui nous sommes et de se construire. Tel que souligné par Lemelin (2012) :

« [...] les récits donnent l’occasion de construire l’identité narrative des individus. [...] Le récit, dans ce contexte, est ce qui permet une mise à distance avec soi- même, autorisant ainsi un dialogue entre la personne et son histoire, de même que son vécu. C’est en ce sens que vont les propos d’Orofiama (2008) : L’art du récit contribue à la connaissance de soi qui est en fait une reconfiguration de soi et une interprétation de soi par le récit. Le pronom soi désignant tout autant soi-même que l’autre en soi-même (p. 72). » (Lemelin, 2012, p. 36)

Dans une perspective narrative et dialogique, le récit devient un outil d’interposition entre les expériences vécues, la manière de se définir et d’attribuer un sens à notre environnement, et la manière dont l’individu est engagé dans cet environnement. Certains indiquent même que la narration est le moyen ultime pour rendre compte de l’individu comme agent de son identité ; le récit devient un véhicule de transformation de soi et de compréhension du monde.

« [Il est] comme un moyen privilégié pour l’accès aux mécanismes de construction identitaire. [...] Toute identité n’advient à l’existence que sous la forme d’une énonciation, de sorte que l’identité personnelle ne peut être que narrative, ne peut être saisie qu’à travers des énoncés que l’individu assemble et coordonne pour en réduire la cacophonie selon un principe de compatibilité. » (Demazière, 2007, p. 74).