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Chapitre 2 : Cadre conceptuel

2.2 Explorer la construction identitaire à travers la narration

2.2.2 Multimodalité et récit numérique pour accueillir la voix du jeune

La présence des médias et technologies numériques dans la vie des jeunes, bien qu’à des degrés différents, amène de plus en plus de chercheurs à s’intéresser plus largement au rôle des médias participatifs et technologiques dans le développement des jeunes et comme outil pédagogique ou forme d’expression libre. Considérant que nous vivons des changements aux niveaux :

« [...] des moyens de communication, qui nécessitent le développement de différents types de compétences, ils suggèrent que l’enseignement de la langue axé uniquement sur l’oral ou le texte écrit ne correspond plus au large éventail des pratiques communicatives de la vie contemporaine. » (Dagenais et Toohey, 2014, p. 10)

De plus, faire une place aux divers médias et modes suscite l’attention par leur possible contribution dans la recherche, spécialement pour comprendre l’identité des jeunes (Subrahmanyam et Šmahel, 2011). Comme les expériences des jeunes sont diverses, qu’elles peuvent être exprimées de plusieurs façons et qu’elles sont situées dans une pluralité linguistique et culturelle, il devient légitime de s’attarder aux approches multimodales dans la construction et la représentation du sens de soi (Moore et Sabatier, 2014 ; Pahl, 2011). Selon l’approche privilégiée, certains chercheurs et théoriciens vont davantage s’intéresser aux relations entre la langue parlée et la gestualité, ou aux assemblages linguistiques entre deux langues ou à l’utilisation de l’oralité versus l’écrit, etc.

En termes simples, la définition de la multimodalité est, comme rapportée par Boutin : « Plusieurs modes [qui] sont simultanément mis à contribution afin de transposer concrètement du sens » (Boutin, 2012, p. 47).

« Théoriquement parlant, le concept de multimodalité s’inspire fortement des postulats épistémologiques de la sémiotique sociale [...]. Plutôt que d’être conçu comme un système organisé de sens, tel que chez Barthes ou Eco, la sémiotique sociale se fonde et insiste sur l’existence d’un répertoire culturellement transmis et partagé de ressources sémiotiques. Ces dernières génèrent de multiples effets qui permettent à la personne de (re)construire le sens. » (Lebrun, Lacelle et Boutin, 2012)

Ainsi, nous nous intéressons à la fois aux modes employés dans la construction du message et aux façons dont le jeune s’est servi de ces modes ; comment a-t-il manié, par exemple, l’image, les mots, la musique pour représenter son message (Kress, 2010). La multimodalité prend en compte la juxtaposition de modes (signal ou système linguistique et non linguistique, peut être iconique/visuel, fixe ou mobile, gestuel ou auditif) qui peut représenter un potentiel composite de signification dans une production ; la forme narrative dans le cas de notre projet de recherche (Lafontaine, Pharand, et Blain, 2015 ; Serafini, 2014). Les multiples modes et leur interaction impliquent une cohérence discursive qui peut nous en apprendre sur leur construction identitaire. Ces multiples dispositifs font du message une nouvelle composition

sémiotique de la représentation de son histoire et de son identité. Le choix de chacun des modes mobilisés ou la combinaison de ces modes peut véhiculer un sens propre, une façon de se percevoir ou de vouloir être compris par les autres (Abrams et al., 2011 ; Pahl, 2011). D’une part, les formes narratives, centrées sur une approche multimodale, qui peuvent donc comporter plusieurs modes, peuvent enrichir le message en générant ou multipliant des liens et des interactions entre les modes. Les formes narratives ne sont pas des modes, mais plutôt les outils qui supportent des modes narratifs. D’autre part, en ne nous limitant pas à la forme traditionnelle de l’écriture, nous nous autorisons à accéder à des fonds de connaissances faisant partie de l’imaginaire des jeunes comme de leur famille, et rendant ainsi visibles l’articulation de leurs mondes figurés (Dagenais, 2012). En accordant une importance à une diversité de modes dans la construction et la transmission de sens, que nous pouvons retrouver dans le récit numérique en conjuguant le visuel, l’écrit et l’audio, et en portant une attention aux modes d’expression utilisés dans différents contextes culturels, des fils peuvent se tisser pour mieux comprendre, en toile de fond, la construction identitaire du jeune. Les formes narratives donnent lieu à une représentation des cadres de références et de leur signification pour le créateur, comme les mondes figurés du modèle de Holland et al. (1998). Dans une perspective sociosémiotique (Jewitt, 2009), le mode choisi n’est pas accessoire. Le mode devient une information sur la production et la construction de sens parce que le mode est implicitement ou explicitement inscrit dans les conceptions, les expériences, les ressources et les connaissances socialement et culturellement ancrées, puis transmises, qui constituent l’individu (Jewitt, 2009, cité par Lebrun et al., 2012, p. 3).

« Mode is a socially shaped and culturally given semiotic resource for making meaning. Image, writing, layout, music, gesture, speech, moving image, soundtrack and 3D objects are examples of modes used in representation and communication. » (Kress, 2010, p. 79)

Divers outils peuvent faire office de formes narratives multimodales, allant des méthodes d’expression usant des supports plus traditionnels aux supports numériques. Les approches multimodales peuvent s’inscrire dans un cadre émancipatoire et présenter un potentiel de recherche pertinent dans la compréhension de la construction identitaire chez les jeunes réfugiés et de leurs parcours. Dans l’esprit de les utiliser comme outil d’agentivité, les formes

narratives peuvent devenir des outils de conscientisation, tant à travers la production de celles- ci que lors de leur diffusion (Truchon, 2010). Par le récit de leur vécu, au travers des éléments visuels, audio, textuels, etc., les jeunes peuvent être amenés à aborder des thématiques de leurs parcours migratoire et scolaire.

La multimodalité est aussi fondée sur la prise en compte des répertoires linguistiques multiples.

« Nommés identity texts, parce qu’ils permettent aux élèves d’investir leur identité bilingue dans le processus créatif, ces productions incluent plusieurs formes d’expression comme l’écrit, l’oral, le visuel, la musique et l’art dramatique ainsi que les combinaisons de celles-ci. » (Dagenais et Toohey, 2014, p. 15)

L’utilisation d’une langue dans un contexte spécifique nous donne aussi accès aux pratiques socialement construites, aux pratiques quotidiennes. À cet effet, [...] « language creates

identities must be accounted for in all of different ways that social subjects are positioned in culture » (Curwood et Gibbons, 2010, p. 62).

Les approches multimodales, sensibles au bagage socioculturel du jeune, dans une perspective artistique ou réflexive pour le participant peuvent canaliser le développement d’une construction identitaire valorisante. L’expression créative, comme levier important pour canaliser les forces du jeune, peut s’avérer un outil fort utile pour formuler ses préoccupations de toutes sortes. L’expression créative autre que la simple expression verbale offre la possibilité d’extérioriser ses expériences, ses pensées, ses rêves et devient pertinente pour ceux qui sont limités ou inconfortables dans l’expression orale, que ce soit dans la langue d’accueil ou dans la langue maternelle (Rousseau et al., 2006). Ces approches permettent d’explorer diverses avenues dans un cadre sécurisant, qui peut être ludique et engage le jeune comme un artisan de son histoire et agent de partage d’une histoire (Brushwood et Low, 2014). Le caractère ludique permet d’aborder des thèmes délicats tout en permettant de se distancier d’événements qui suscitent encore des réactions très émotives, sans les nier. La combinaison de modes significatifs et le cadre récréatif donnent la possibilité aux jeunes de reprendre contact graduellement avec leur vécu de manière personnalisée et moins intimidante.

Dans une approche multimodale, les pratiques créatives ont un potentiel intègre puissant. À travers une recension de diverses études faites à partir de projets de créations multimodales, Smith (2014) a constaté plusieurs niveaux d’engagement auprès des adolescents participants. Dans les études recensées, les élèves qui étaient étiquetés comme « paresseux et non motivés » par leur enseignant démontraient un taux d’implication plus élevé, particulièrement quand ils pouvaient choisir leur sujet. À cet effet, les études répertoriées soulignaient que les projets dont les sujets étaient choisis par les jeunes créateurs touchaient davantage d’enjeux personnels. « Research on multimodal composition revealed how the layering of modes

allowed for students to express their identities in ways not typically afforded by written texts »

(Smith, 2014, p. 8). Particulièrement intéressantes auprès des jeunes, ces pratiques peuvent nous donner accès à leur vision en faisant participer directement leurs capitaux personnel et socioculturel, qui deviennent un atout en promouvant leur agentivité. Elles sont donc pertinentes pour viser la voix des jeunes dans l’optique de mieux comprendre leur construction identitaire ; leurs mondes figurés, le positionnement et la construction de soi.

Nous verrons dans la prochaine sous-section un exemple d’outil choisi dans notre cadre de recherche, qui peut s’inspirer de l’approche multimodale : le récit numérique. Celui-ci peut juxtaposer une multitude de modes sous un même support numérique.

2.2.2.1 Récit numérique

Joe Lambert, un des instigateurs principaux du Center for Digital StoryTelling (appellation en anglais pour récit numérique) souligne le potentiel participatif de cette pratique qui autorise le déploiement d’espaces de parole et de créativité (Lambert, 2013 ; Lemelin, 2012). Plus précisément, par l’exploitation de divers éléments comme le texte, la photo, la musique ou la narration, le récit numérique permet de raconter une histoire dans un court document vidéo. Il représente généralement un sujet personnel et est d’une durée de quelques minutes (2 à 5 minutes). À l’instar des médias participatifs et des outils technologiques en émergence, étant une technique relativement simple, le récit numérique permet à des novices de développer des compétences technologiques pour créer une histoire autour d’un thème significatif (Lambert, 2013 ; Truchon 2010).

La multimodalité n’est pas forcément liée au monde numérique. Par contre, dans le cas du récit numérique, cela permet de composer avec un mélange entre de nouvelles et d’anciennes formes textuelles (Lundby, 2008). Le récit numérique devient alors un outil multimodal très intéressant par la variété des combinaisons possibles entre les modes et par la création d’un système de significations différent, et puis par la possibilité d’utiliser divers médias (Lundby, 2008, p. 9). Il se distingue du récit purement oral ou écrit traditionnel, il constitue une forme à part. À l’intérieur du spectre large des médias et des outils technologiques offerts, le récit numérique se situe dans une perspective active et réflexive (Lambert, 2013). Celui qui conçoit son histoire n’est pas ancré dans une posture de consommateur des produits médiatiques ou intermédiaires, mais plutôt dans une posture de l’utilisation-créateur. Dans un cadre participatif visant la voix des jeunes, cet outil encourage la prise de décision chez le jeune qui se prononce sur ce qu’il désire inclure ou omettre dans son récit, à partir de ses artefacts, des modes sémiotiques qui sont disponibles, accessibles et significatifs pour lui.

Comme forme narrative, le récit numérique permet par le partage d’une histoire, de considérer la pluralité des voix mobilisées à travers le processus et dans un fini accessible. Il est plus qu’un produit, mais un outil d’autoreprésentation personnelle et sociale (Lemelin, 2012). « Digital storytelling is about crafting an agentive self » (Hull et Katz, 2006, cité par Lundby, 2008, p. 5). Sans s’y détacher, le jeune peut prendre du recul pour construire son histoire en se permettant, tout au long du processus, de la visualiser, de l’entendre, de la réentendre et de la raconter autrement. Des participants, dans l’étude de De Tolly (2007), témoignent de l’expérience comme d’un outil qui devient porteur d’agentivité :

« First of all I think because I told my story; I'd put it in digital form, it’s there… and secondly the process of it, you know, the fact that I've chosen the music, I wrote my own script… I’m talking, with my voiceover, it’s not somebody else’s story… I’ve put this whole thing together, basically. [...] I’m proud of it... And the person that is telling the story, it’s me. It’s my story, it’s me telling my story. It’s me doing, choosing the photos of my story, so it was me doing it. [...] I’m a visual person and I think seeing my story, you know, just made it for me, more real, as opposed to just being trapped within my mind. » (De Tolly, 2007, p. 49)

En octroyant une thématique spécifique, le créateur du récit numérique procède à l’élaboration de la signification de ce thème. Il y colle un ensemble de symboles, par des éléments multiples, qui contribuent à la représentation qu’il en fait : il en produit le sens (Truchon,

2010) et le récit numérique peut devenir une mise en scène de l’assemblage identitaire ; une performance narrative (Mckenzie et Bieler, 2016). Dans un souci de comprendre l’identité de jeunes, des chercheurs se sont intéressés au récit numérique, pour tracer les multicouches de l’identité et comprendre comment les jeunes peuvent mettre à profit cet outil pour affirmer leur identité et rendre visible leur construction identitaire (Abrams et al., 2011 ; Gibbons, 2010). Des études ont entre autres souligné que le processus de création, dans une approche multimodale, a révélé des formes d’empowerment pour les jeunes, et davantage pour les groupes marginalisés (Gibbons, 2010). Ce potentiel émancipatoire du récit numérique doit tout de même s’inscrire dans une structure permettant la prise en charge de son histoire par celui qui réalise le récit (Podkalicka et Campbell, 2010). L’outil comme tel peut s’avérer fort intéressant, mais une vigilance s’impose à l’égard du contexte dans lequel il se crée. S’il ne sert pas uniquement à développer une histoire capable d’être « entendue » et « reçue » par les structures qui l’instaurent, ou en reproduisent la voix dominante, subséquemment, il pourrait faire taire encore la voix des jeunes, qui se moule à son audience (Lundby, 2008).

Le Center for Digital Storytelling se décrit d’abord comme un programme d’éveil créatif, mais son fondateur convient que certains projets peuvent avoir des bénéfices psychologiques importants en raison du temps investi et de l’engagement personnel que supporte le récit numérique. À cet effet, Lambert (2013) expose plusieurs histoires qui ont contribué à mettre de l’avant toute la complexité derrière le processus créatif du récit numérique. L’extrait suivant rapporte cette expérience de création et comment l’articulation du positionnement identitaire peut en être ressortie (Lambert, 2013, p. 13) :

« The story becomes a way to find, if not a re-statement of rooted identity; at least a new center of gravity. [...] The retelling of an incident of trauma, or a situation of achievement, or even a seemingly mundane interaction is made to service the establishment of new equilibrium — a homeostasis — in the storyteller's sense of self. That equilibrium may not be stable, but the story becomes a successful marker, a lingering positive feeling. You have returned to some critical part of your past, a part that hung like shadow over your identity, and you have begun to make sense of that experience. » (p. 13)

Dans une perspective émancipatrice, le récit numérique peut devenir un puissant instrument d’expression et de reconstruction identitaire. Comme le formule Chen (2015), il peut s’avérer un outil d’empowerment et un catalyseur pour l’action sociale. Son utilisation en recherche,

dans l’optique d’accueillir la voix de jeunes réfugiés, facilite l’exercice réflexif sur le parcours et la compréhension de l’identité (Genereux et Thompson, 2008). Le processus permet de stimuler la réflexion sur les implications des diverses relations complexes et les reproductions sociales dans la construction identitaire. Pratique ancrée dans la multimodalité, le récit numérique peut nous permettre de rendre visible la capture de la construction identitaire chez les groupes marginalisés, particulièrement ceux ayant vécu la persécution et l’oppression. Par l’implication du non-verbal, le récit numérique autorise l’utilisateur et le créateur d’exprimer et d’induire des liens entre les mots, les images et les éléments audio. Non seulement cette technique peut-elle supporter un espace de réflexion important, mais le créateur peut se développer et se façonner grâce à l’expérience du récit numérique ; il devient un instrument dans la construction identitaire (Renda, 2013).

Suivant notre approche de recherche, notre cadre conceptuel sur l’identité, qui sous-tend ces trois dimensions : les mondes figurés, le positionnement et la construction de soi ; et les jeunes visés dans cette étude, le recours au récit numérique devient tout à fait indiqué. Comme le résume Chen (2015) :

« The power of DST is that it gives audiences a glimpse of the world through the eyes of the storyteller (Marcuss, 2003, p. 9). Sharing their stories offers refugees an outlet for dealing with lost and painful memories or emotions. It can be used to foster understanding on the part of educators and others of refugees’ experiences, and to empower refugees and non-refugees to act (Perry, 2008). [...] “telling one's story facilitates a philosophy of life and a blueprint for living ... because it reflects culture and shapes identity, storytelling embodies a powerful form of sensemaking." By telling autobiographical stories we are able to construct images of ourselves for the outside world, as well as create a tool to help make sense of the outside world, whereby culture provides models of identity and agency to individuals (Bruner et Wortham, 2001). Therefore, because culture is dynamic and identity is linked to it, identities are not static (Perry, 2008). Rather, identity is malleable and is formed by historical, cultural, social, and political events (Holland et al., 1998). [...] telling stories allows one to situate oneself in relation to one's family, community, and larger world; he claims that in order to become part of a family it's necessary to learn that family’s stories. In order to be a part of a community, listening to and sharing collective stories is essential (Perry, 2008). » (Chen, 2015, p. 13)

Puis, selon les balises adoptées, un projet de récit numérique peut encourager le développement d’un sentiment de fierté face à son histoire et d’appartenance (Ross, 2011). Du

point de vue pédagogique, plusieurs se tournent vers de nouvelles façons d’apprendre et de repenser les méthodes d’enseignement, bien qu’il subsiste encore plusieurs résistances (Lemelin, 2012).