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Chapitre 2 Les fondements théoriques et les débats sur la réglementation

1.3 Le monopole et les lois antitrust

1.3.1 L’hégémonie des Etats Unis

Vers la fin du 19ème siècle, les grands débats sur le monopole qui avaient déjà commencé en Europe, se sont transportés vers les Etats Unis, nouveau centre de l’économie mondiale qui commencera à affirmer sa prépondérance à la sortie de la première guerre mondiale. Les réseaux des chemins de fer, des communications, du pétrole et du gaz ont provoqué de profonds bouleversements de l’économie nord américaine et mondiale qui a vu naître dans les années 1890 les monopoles industriels modernes.

Graphique n°2.1 :

Nombre annuel de fusions-acquisitions

Graphique n°2.2 : Nombre de fusions acquisitions par milliard de dollars de PIB réel

Source : Carlton, 1998, p38-39.

La plupart des auteurs, appartenant à des courants de pensée différents s’accordent à considérer cette période de fusions comme l’une des plus intenses de l’histoire des Etats Unis.

Stigler (1950)32, par exemple, a qualifié cette vague de fusions comme un mouvement des

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32 Stigler George, 1950, Monopoly and Oligopoly by Merger, American Economic Review 40, p23-34.

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fusions monopolistiques, Lénine (1918) la considère comme le début de « la dernière étape du capitalisme ».

Les graphiques n°2.1 et 2.2 montrent l’évolution du nombre des fusions aux Etats Unis33 depuis 1900 et révèlent l’existence de quatre périodes : premièrement, la vague de fusions de 1890, ensuite, celle apparue au cours des années 1920 et qualifiée par Stigler (1950) de mouvement de fusions oligopolistiques, celle des années 1960 caractérisée par la formation de conglomérats ou holdings qui contrôlaient des nombreuses entreprises agissant dans des secteurs d’activité différents et enfin, la plus récente, qui fait partie de ce que certains auteurs appellent la dernière mondialisation. Selon Carlton (1998), lorsque l’on ramène le nombre des fusions à la taille de l’économie (exprimée par milliards de dollars de PIB réel en dollars de 1982), le second graphique montre que l’activité de fusions du début de siècle était plus intense que celle des années 1980, même si après la deuxième guerre mondiale, Chevalier (1970) considérait que « l’économie américaine continue à se concentrer à un rythme excessivement rapide. »34

1.3.2 La politique antitrust aux Etats Unis

C’est à propos de la constitution et de l’organisation du capitalisme industriel nord-américain que sont traitées les grandes questions au cours des procès antitrust35. C’est pour faire obstacle à la prédominance des tentatives monopolistiques dans l’économie qu’est née en 1890 la première loi antitrust de l’histoire, le Sherman Act36, complété en 1914 par le

33 Ces graphiques ont été pris de Carlton (1998), p38-39. Ils sont basés sur un étude de Golbe D. and White J., 1988. Les données ont été calculés par Nelson (1959) pour les secteurs manufacturier et minier. Par Thorpe et reproduites par Nelson (1959). Par la FTC: continuation par la Federal Trade Commission et enfin, par la M&A, Mergers and Acquisitions in the U.S. Economy.

34 Chevalier J-M, 1970, La structure financière de l’industrie américaine et le problème du contrôle dans les grandes sociétés américaines, Editions Cujas, Paris, p9.

35 Chevalier J-M., 1995, L’économie industrielle des stratégies d’entreprises, Montchrestien, Paris. p7.

36 Le sénateur Sherman (représentant de l’Etat d’Ohio) avait introduit sa proposition d’Act en décembre 1889. Le débat au sénat s’est poursuivi jusqu’à son approbation le 8 avril 1890, par 52 votes contre 1. Le texte a été signé par le président Harrison le 2 juillet 1890.

La première section du Sherman Act précise : « tous les accords, contrats, trust ou toute association sous forme d’un trust ou sous une autre forme ou bien toute entente, destinés à restreindre la concurrence libre et totale dans l’importation, le transport ou la vente d’articles importés aux Etats Unis ou dans la production ou vente d’articles

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Clayton Act et le Federal Trade Commission Act. Viennent ensuite le Robinson-Patman Act (1936) et le Celler-Kefauver Antimerger Act (1950). Tous ont subi, au fil des années, de nombreuses modifications (Chevalier, 1995).

Reconnu comme le plus important statut antitrust de l’époque moderne, le Sherman Act a été appliqué de façon décisive pendant plus d’un siècle aux Etats Unis pour juger des affaires monopolistiques. Cependant, malgré l’importance de cet instrument juridique tout au long du 20ème siècle, la Cour Fédérale n’est jamais arrivée à déterminer des réglementations et des politiques qui auraient permis de le mettre en œuvre et d’en contrôler son application37. Ainsi, les règles que le Congrès nord-américain avait instaurées n’étaient destinées qu’à favoriser le consommateur et le petit producteur, de façon générale et vague38. De la même manière, le statut visait à réprimer trois phénomènes, notamment les accords de cartel, les fusions monopolistiques et les tactiques prédatrices ( Bork, 1966).

Confrontés à l’existence du pouvoir du monopole sans cesse remis en question, les grands courants de pensée de l’économie industrielle et l’expérience industrielle nord-américaine ont constitué la base de la politique concurrentielle aux Etats Unis car les recherches menées ont presque toujours eu, aux Etats Unis, une contrepartie normative39. La politique européenne de la concurrence est largement inspirée de celle des Etats Unis. A partir de l’année 1990, la théorie et l’expérience de ce pays dans ce domaine se sont répandues par vagues successives de par le monde (Médan, 2000).

Tout au long du premier tiers du 20ème siècle, aux Etats Unis et en Europe, des études sur l’économie industrielle se sont développées. Mais c’est surtout aux Etats Unis que l’on continue de s’intéresser au phénomène de la concentration et de ses rapports avec le marché et la concurrence. Ainsi, pour garder une workable competition comme objectif de base, plusieurs grandes questions seront examinées au cours des procès antitrust : la définition du

de production domestique ou matières premières domestiques en concurrence avec un autre article similaire sur lequel une taxe ait été imposée par les Etats Unis ou qu’ils soient transportés entre les différents Etats de l’Union

… sont illégaux et nuls. »

37 Parmi les cas les plus célèbres, le Sherman Act a été appliqué pour la première fois en 1911, dans le démantèlement de la fameuse Standart Oil of New Jersey, qui faisait partie de l’empire Rockefeller, puis en 1945 dans le cas ALCOA, monopole qui détenait 80% du marché nord-américain d’aluminium, en 1969 sur l’IBM, en 1974 sur l’American Telephone and telegraph ATT et, enfin, ldans l’affaire de Microsoft en 1998.

38 Bork Robert, 1966, Legislative Intent and the Policy of the Sherman Act, Journal of Law and Economics, en Sherer F.M., 1993, Monopoly and Competition Policy, Volume I, Center for Business and Government, John F.

Kennedy School of Government, Harvad University, US, p203.

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marché pertinent (the relevant market), le monopole, les ententes (considérées comme des atteintes à la concurrence), le monopole, la collusion explicite ou implicite, les fusions et acquisitions verticales, horizontales et conglomérales, les pratiques discriminatoires et ainsi de suite. Il s’agissait de donner un sens économique aux concepts juridiques, de forger de nouveaux instruments d’analyse théorique, de construire une méthode et surtout, toujours de rechercher une contrepartie normative.

1.3.3 L’approche de Mason

C’est dans ces conditions que durant les années de la grande Dépression de 1930 et de la Seconde Guerre Mondiale de nombreux auteurs ont mis en évidence la nécessité d’une nouvelle approche de l’économie industrielle basée sur un corps théorique cohérent et mieux adapté. Le nouveau cadre devait donc se construire sur des bases différentes de celles de la théorie néoclassique et selon la démarche codifiée par Mason (1939), « en partant de la structure des marchés, il s’agit d’examiner le comportement des firmes industrielles et de comparer leurs performances à ce qu’elles devraient ou pourraient être. »40

La rupture avec la théorie micro-économique traditionnelle est apparue à partir d’un modèle général conçu par Mason en 1939 et systématisé dans les années 1960-1970 sous le paradigme du triptyque Structures-Comportements-Performances (SCP)41. L’orientation conceptuelle chez Mason (1959) se définit autour de quelques thèmes-clés42 :

i) Le caractère trop abstrait et statique des concepts néoclassiques qui s’avère insuffisant face aux politiques de prix et à la dynamique d’ensemble du système productif.

ii) La préférence pour une méthode totalement inductive afin de mélanger plus étroitement théorie et empirisme.

39 Philips A. et Stevenson R., 1974, The Historical Development of Industrial Organization, History of Political Economy, vol.-, n°3.

40Mason Edward, 1939, Price and Production Policies of Large-Scale Enterprise, American Economic Review, suppl. 29, p61-74.

41 Le paradigme Structure-Comportement-Performance fut Développé à Harvard par Mason (1939, 1949), puis poursuivi par ses collègues et étudiants, dont Bain (1959). Carlton W. D. et Perloff J. (1998), Economie industrielle, traduction de la 2è édition américaine par Fabrice Mazerole, Ouvertures Economiques, Paris, p2.

42 Mason Edward, 1957, Economic Concentration and the Monopoly Problems, Harvard University Press, Cambridge.

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iii) La remise en cause du concept de marché, basé sur un produit homogène trop indifférencié, au profit d’une notion plus réaliste d’industrie au sens marshallien.

iv) Enfin, le point de départ est l’hypothèse selon laquelle les comportements des firmes sont déterminés par les structures dominantes de cette activité.

Quelques années plus tard, Bain (1954) reprendra la démarche de Mason pour affirmer l’existence d’une relation indirecte entre performances et structures à travers le filtre des comportements, puis pour démontrer que le taux de profit des firmes est fonction de leur degré de concentration et de la hauteur des barrières à l’entrée43. Cependant, il marque ses distances avec Mason en ce qui concerne la méthode et les fondements théoriques néoclassiques et il introduit des concepts favorisant le développement d’une problématique normative (Morvan, 1991).

1.3.4 La nouvelle économie industrielle

Cette méthode d’analyse a constitué le fondement de la politique antitrust nord-américaine jusqu’au milieu des années 1970. Autrement dit, durant la période 1890-1970, l’économie industrielle fondée sur les principes de l’école historique allemande apparaît comme étant au service d’une politique antitrust de plus en plus sévère et sophistiquée, qui s’estompe vers la fin des années 60, une époque à laquelle « de bons esprits réclamaient le démantèlement d’IBM, de General Motors et d’Exxon. Cette sévérité se relache à partir du milieu des années 70 sous l’effet conjugué de plusieurs facteurs44 :

i) Les chocs pétroliers des années 1970 qui ont bouleversé l’économie mondiale. En ce qui concerne l’industrie électrique nord-américaine par exemple, Joskow (1989) souligne que les changements structurels et régulateurs doivent être vus comme une réponse aux bouleversements causés par « les chocs économiques qu’a expérimenté l’industrie pendant les quinze dernières années. »45

43 Bain J., 1959, Industrial Organization, New York, Wiley & sons.

44 Chevalier J-M. (1995), L’économie industrielle des stratégies d’entreprises, Montchrestien, Paris, p10.

45 Vers la fin des années 1970 le système (électrique nord-américain) semblait très proche du collapsus, traversé par des controverses. Joskow Paul, 1989, Regulatory Failure, Regulatory Reform, and Structural Change in the

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ii) Le retour à une politique qui appelle à une diminution du rôle de l’Etat à tous les

niveaux, promu notamment par l’école de Chicago.

iii) Les besoins d’accroissement de la production et des échanges de l’économie nord-américaine au niveau international, pour ne pas gêner leurs mouvements stratégiques.

iv) La complication des procès antitrust traduite par un allongement des procédures et une augmentation des coûts.

Le Hard Scott Rodino Act de 1976 et les Merger Guidelines de 1982-84 constituent un assouplissement des lois antitrust permettant une accélération de la concentration industrielle nord-américaine dans les années 80. De nouveaux outils théoriques, tels que le concept de coût de transaction introduit par Coase en 1937 approfondi et développé par Wiliamson, les théories de l’agence et des marchés contestables, ajoutés aux anciens outils renouvelés comme par exemple les économies d’échelle et d’envergure et prennent le pas sur les anciens fondés sur l’idée centrale du contrôle du monopole naturel lie aux défaillances du marché.

La nouvelle approche inspirée de l’école de Chicago devient dominante par rapport à celle de Harvard et va jouer un rôle prépondérant dans la redéfinition de la réglementation des monopoles naturels et la réduction au minimum de l’intervention étatique. Désormais, c’est à partir de la réflexion de ce nouveau cadre théorique que vont être remises en cause les formes organiques et réglementaires des industries de réseaux : d’abord au centre de l’économie mondiale, les Etats Unis et l’Europe, ensuite, dans de nombreux pays de la périphérie, générant des systèmes réglementaires variés à travers le temps dont les plus importants sont résumés dans les sections suivantes.