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Chapitre 1. Institution et histoire des pôles de compétitivité

2.2. Les processus cognitifs dans les projets collaboratifs de R&D

2.2.1. Des transferts de connaissances pour valoriser les actifs détenus

2.2.1.4. Du modèle linéaire au modèle interactif du processus d'innovation

Dans les projets collaboratifs des pôles de compétitivité, les transferts de connaissances tacites et codifiées, au niveau inter-organisationnel et intra-organisationnel, relèvent d’un modèle qui n’est pas linéaire et séquentiel, mais davantage complexe et interactif. Ce dernier, développé dans le cadre des travaux de Kline et Rosenberg (1986), met en valeur des boucles de rétroaction entre les segments de la chaîne de valeur du processus d’innovation, ainsi que des flux de connaissances entre les individus afin d’élaborer collectivement des solutions.

Dans un premier temps, la conception du processus d'innovation apparue au début des années 1950 est linéaire et séquentielle (Forest, 2014, p.50). Le processus passe par une succession de maillons : de la recherche fondamentale, pour aller vers la recherche appliquée, puis le développement des technologies, avant de finir par se transformer en innovation. Il a l'avantage d'être simple et unidirectionnel puisque toute innovation proviendrait toujours de la recherche fondamentale. Les différentes étapes se succèdent et, selon cette conception, il n'est pas possible de mener plusieurs phases en même temps (figure 10).

Figure 10 – Le modèle du processus linéaire et séquentiel du processus d'innovation

Recherche

fondamentale Recherche

Appliquée Développement Innovation

Source : élaboration par l’auteur

Ce modèle a pour inconvénient d'être simpliste parce qu'il laisse penser que l'investissement dans les ressources humaines et matérielles qui font la recherche fondamentale, permettrait la réalisation automatique d'une innovation. Or ce modèle n'explicite pas, par exemple, la manière de passer de la recherche fondamentale à la recherche appliquée. Aussi, il n'intègre pas systématiquement la capacité des individus à acquérir de nouvelles connaissances et à les mobiliser dans le processus (en particulier

des connaissances spécifiques pour passer de la recherche fondamentale à la recherche appliquée). Pourtant, les pôles de compétitivité pourraient apporter des solutions à ces limites, par leurs activités de veille et de détection des opportunités présentes dans l'écosystème d'innovation. Deux logiques composent le modèle linéaire et séquentiel : l’une est tirée par les avancées scientifiques et l’autre par une demande formulée par le marché (Nemet, 2009, p. 701) :

1. la première (techno-push), place la science et la technique aux fondements des processus d'innovation. Elle est incarnée par les travaux de Schumpeter, qui confirme à plusieurs reprises le rôle important de l'entrepreneur et de son « éclair d'intuition générale », qui permet de « réformer ou révolutionner la routine de production » (Schumpeter, 1969, p.186). Progressivement, il accorde toutefois un rôle moindre à la fonction d'entrepreneur au profit d'équipes de spécialistes. Les scientifiques découvrent un nouveau matériau, puis les ingénieurs développent une technologie afin d'en faire profiter aux consommateurs. Elle repose sur une logique de l'offre puisque les consommateurs sont censés adopter le produit d'une entreprise qui développe une technologie. Ce modèle justifie la multiplication des investissements dans la R&D depuis les années 1960 (Forest, 2014, p.51).

2. La deuxième (demand-pull) considère l'innovation comme le résultat d'une demande exprimée par des clients publics ou privés. Une organisation investirait dans la R&D pour proposer des solutions innovantes à un problème posé par des clients. Pour cela, elle peut réaliser des études de marché afin d'anticiper les attentes des clients, recueillir leurs opinions sur certains produits afin de les améliorer ou même répondre à une demande formulée par une institution publique. Cette logique est illustrée par les grands programmes économiques gaullistes, mis en œuvre en France après la seconde guerre mondiale (Brette, 2014, p.65). L'inconvénient de la logique demand-pull est qu'elle favorise l'émergence d'innovations incrémentales. Elle ne permet pas d'expliquer l'apparition des innovations de rupture, qui ne peuvent pas être anticipées par définition puisque les individus ne disposent pas des ressources cognitives pour imaginer les produits en rupture avec leurs marchés.

Les projets collaboratifs des pôles de compétitivité relèvent davantage d’une approche développée plus tardivement dans le cadre des travaux de Kline et Rosenberg

(1986). Le processus d'innovation qu'ils nomment « chain-linked model » n'est pas constitué d'un chemin unique, mais de cinq chemins possibles (Kline et Rosenberg, 1986, p.289). Ils construisent un modèle avec interactions dans lequel chaque maillon du processus s'articule avec des bases de connaissances internes et/ou externes à une organisation (figure 11).

Figure 11 – The Chain-Linked Model de Kline et Rosenberg

Source : Kline et Rosenberg (1986), p.290

Le premier chemin (C) est le chaînon central de l'innovation, le deuxième (f) désigne le feedback entre les maillons de la chaîne, le troisième (D et K-R) lie la chaîne centrale avec la recherche et les connaissances. Le quatrième chemin (D) lie directement la recherche à l'invention et permet d'expliquer l'apparition d'innovation de rupture. Le cinquième chemin (I) désigne le feedback de l'innovation vers la science (« Sans le microscope, il n'y aurait pas eu le travail de Pasteur, et sans ce travail il n'y aurait pas eu de médecine moderne » (Kline et Rosenberg, 1986, p.293)). Les maillons de la chaîne de valeur interagissent entre eux puisque l'utilisation d'une technologie influence rétroactivement sa conception (par un apprentissage par utilisation). Ainsi, les boucles de

rétroaction entre les maillons du processus transfèrent des retours d'expérience vers les maillons situés en amont. Nous pensons que cela est essentiel pour des projets collaboratifs positionnés dans un contexte caractérisé par des cycles de développement technologiques rapides et concurrentiels. Les individus doivent apprendre rapidement à partir des essais, des erreurs, des réussites, etc. de leurs projets, afin d’ajuster les trajectoires de développement. Par exemple le marché des smartphones évolue rapidement et il est possible que le manque de réactivité d’un porteur de projet conduise à développer une technologie d’ores et déjà dépassée à la fin d’un projet. Le projet peut donc être le théâtre de multiples réadaptations rétroactives en cours de route. Le processus d'innovation est le résultat d'une « articulation complexe et non linéaire de compétences spécifiques et de processus d'acquisition de connaissances tout au long de la chaîne de production » (Courlet et Pecqueur, 2013, p.65). De plus, les nombreux flux de connaissances qui existent entre les individus conduisent à une « fertilisation croisée dans les processus de recherche de solution » (Llerena et Cohendet, 1999, p.221). En effet, les individus construisent collectivement des solutions face aux verrous scientifiques et techniques auxquels ils sont confrontés. Le processus de coordination des activités est ainsi le théâtre des transferts de connaissances entre différents maillons de la même chaîne de valeur et permet, par exemple, à la recherche fondamentale de produire des éléments de base pour la recherche appliquée. Sur le schéma ci-dessous (figure 12), les flèches symbolisent des transferts de connaissances.

Figure 12 – Le modèle complexe et interactif du processus d'innovation

Bases de connaissances (connaissances codifiées, connaissances tacites...)

Joëlle Forest souligne toutefois quelques insuffisances du modèle de Kline et Rosenberg puisqu'il ne précise pas la nature des acteurs qui participent aux différents

maillons du processus, ni les formes d'interaction et de proximités qui sont mobilisées (Forest, 2014, p.56). Nous ajoutons que ce modèle n'apporte pas d'éléments sur les types de connaissances transférées, créées ou acquises.

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