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Chapitre 1. Institution et histoire des pôles de compétitivité

2.2. Les processus cognitifs dans les projets collaboratifs de R&D

2.2.1. Des transferts de connaissances pour valoriser les actifs détenus

2.2.1.2. La nature codifiée et tacite de la connaissance

Certains auteurs distinguent plusieurs types de connaissances transmises : « know-what » pour les faits, « know-why » pour les principes de connaissance scientifique,

« know-who » pour les relations sociales spécifiques et « know-how » pour les savoir-faire (Lundvall et Johnson, 1994, p.28). De son côté, Michael Polanyi a contribué à distinguer deux conceptions de la connaissance : une nature tacite et une nature codifiée. La distinction a le mérite de rendre intelligible deux formes différentes, dont nous pensons qu’elles sont présentes dans les projets collaboratifs des pôles de compétitivité et y jouent chacune un rôle particulier.

La notion de connaissances tacites est liée à la dimension territoriale des projets collaboratifs de R&D dans les pôles de compétitivité, parce que la co-localisation des organisations facilite la transmission de ce type de connaissances. En effet, elles désignent des connaissances incarnées par les individus, ancrées dans l'action (Nonaka et al., 2000, p.7) et la transmission de ces connaissances fait l'objet de différentes interprétations dans la littérature académique. Cette notion est parfois qualifiée d’ambiguë parce qu'elle est difficilement mesurable (Easterby-Smith et al., 2008, p.6801). D'après le dictionnaire Le Robert, la notion désigne ce qui est « non exprimé, sous-entendu entre plusieurs personnes » (Le Robert, 2014, p.2496). L'auteur qui a contribué à populariser la distinction entre les connaissances tacites et les connaissances codifiées est le philosophe américain Michael Polanyi. Pour cet auteur, « Je devrais reconsidérer la connaissance humaine en commençant par le fait que nous pouvons savoir plus que nous pouvons dire » (Polanyi, 2009, p.4). L'auteur considère qu'il existe une connaissance, incarnée par les individus, qui ne peut pas être exprimable. Selon lui, c'est l'incapacité à dire qui permet de définir ce qui est tacite. Il est effectivement possible de faire quelque chose et de ne pas être capable de dire comment nous le faisons. La notion de connaissances tacites selon Nonaka et Takeuchi est différente de celle de Polanyi puisque pour ces auteurs, les connaissances tacites peuvent apparaître à condition d'être explicitées (bien qu'elles soient difficiles à exprimer et qu'elles ne fassent parfois pas l'objet d'une conscientisation claire). Elles se décomposent en deux dimensions : une dimension technique qui est liée au savoir-faire, et une dimension cognitive liée aux

croyances et perceptions (Nonaka et Takeuchi, 1997, p.26). Ces auteurs considèrent notamment que la socialisation est une phase de conversion des connaissances tacites en connaissances tacites, lors d'un échange entre plusieurs personnes. cette forme d’échange explique alors l’intérêt accordé par certains travaux aux travailleurs hautement éduqués, aux talents et plus généralement aux classes créatives qu'il convient de retenir par l'instauration d'un environnement favorable à la diversité et à leur style de vie (Florida, 2000, p.52). Les dimensions techniques et cognitives des connaissances tacites détenues par les individus créatifs, ont été redécouvertes par le sociologue spécialiste des connaissances Harry Collins, qui propose une approche graduée permettant de concilier différentes conceptions des connaissances tacites. Il distingue ainsi une connaissance tacite faible, moyenne et forte (Collins, 2010, p.85). Ces distinctions reflètent la résistance des connaissances tacites à devenir explicites.

La connaissance tacite la plus forte, aussi appelée connaissance tacite collective, est liée à la manière dont la société est organisée. Harry Collins donne l'exemple de l'organisation du trafic qui suit des conventions propres à chaque pays : « en Chine, les bicyclettes sont conduites la nuit, sans éclairage, selon des manières qui seraient considérées comme absolument suicidaires en Occident » (Collins, 2010, p.121). Pourtant cette organisation est fondée sur des conventions collectivement acceptées. Pour détenir une connaissance tacite collective, un individu doit avoir été immergé durant un certain temps dans une société donnée. L'improvisation peut jouer le rôle de révélateur de comportements qui respectent les conventions collectives sous-jacentes à ces connaissances ou qui au contraire, s’en démarquent en prenant une certaine distance par rapport à ce qui est collectivement admis. Les connaissances tacites collectives peuvent apparaître lorsque des communautés hétérogènes doivent coopérer entre elles. Cela peut éventuellement être le cas lorsque des organisations issues de pays différents, coopèrent dans le cadre des projets européens labellisés dans le cadre des pôles de compétitivité.

La connaissance moyenne, appelée connaissance tacite somatique par Harry Collins, est liée aux capacités des individus. Par exemple un joueur de football aura des difficultés à expliquer les techniques qui lui permettent de placer régulièrement son ballon en pleine lucarne lors d’un coup franc. Le joueur procédera par étape et tentera de décomposer les micro-mouvements de son geste, qu’il aura certainement des difficultés à expliquer. Il oubliera aussi une partie des éléments qu'il aura automatisés par la pratique.

La dimension technique des connaissances tacites selon Nonaka et Takeuchi correspondrait à la connaissance tacite moyenne, puisqu'elle reposerait sur l'observation, l'imitation et la pratique pour être transmise (le spécialiste du coup franc aura des difficultés à expliquer sa technique pour placer un ballon en pleine lucarne et le joueur amateur aura des difficultés à réaliser le même geste, s'il ne pratique pas lui-même).

Selon Collins, toute connaissance tacite somatique peut être rendue explicite, par l'expression d'une « compréhension scientifique des séquences causales » (Collins, 2010, p.117).

La connaissance tacite faible, appelée connaissance tacite relationnelle, peut être explicitée (par exemple un professeur délivre à ses étudiants un certain nombre d'expériences personnelles vécues lors de ses recherches). La dimension cognitive des connaissances tacites selon Nonaka et Takeuchi correspondrait au troisième modèle de Collins, puisqu'elle ne demanderait qu'une transmission de croyances, de perceptions et d'expériences personnelles. La notion de connaissance tacite relationnelle fait aussi écho aux travaux de Piaget en 1974, distinguant les connaissances en acte et les connaissances discursives. Les connaissances en acte sont mobilisées dans la pratique mais ne font pas l'objet d'une conscientisation (Lièvre et Rix-Lièvre, 2012, p.26). Les connaissances discursives prennent la forme d'un discours sur l'action et constituent la seule possibilité d'approcher les connaissances en acte.

Il nous semble que les pôles de compétitivité mettent aussi particulièrement l’accent sur la codification des connaissances dans les projets collaboratifs, dans le cadre du processus de labellisation. Elles se réfèrent à un stock d'information exprimé dans un langage formel, ce qui les différencient des connaissances tacites (Morgan, 2004, p.4). Le dictionnaire Le Robert souligne que le terme « codifier » signifie « 1. Réunir en un code. 2.

Rendre rationnel, ériger en système organisé » (Le Robert, 2014, p.460). Les connaissances codifiées sont essentielles pour les pôles de compétitivité, parce qu’elles permettent une description précise du projet, elles peuvent être transférées à distance et stockées. De ce point de vue, les interactions en face-à-face ne sont pas indispensables, parce que les nouvelles technologies permettent des transferts instantanés malgré l’éloignement géographique, à des coûts quasiment inexistants. Selon Nonaka, les connaissances codifiées peuvent reposer sur des supports physiques (des ouvrages, des documents, des formules mathématiques…) ou des supports virtuels (des publications sur

Internet, des emails…) (Nonaka et al., 2000, p.7). Au-delà de la possibilité de les transmettre et les stocker, il est également possible de les spécifier « en termes de contenu et de propriété intellectuelle » (Foray et Cowan, 1997, p.304) de la même façon qu'une marchandise. Les connaissances codifiées sont ainsi assez proches de la notion d'information. La détention des connaissances codifiées permet aux groupes thématiques des pôles de compétitivité d’effectuer une sélection des projets sur la base de leur contenu. Les financeurs comptent également sur les connaissances codifiées pour sélectionner les meilleurs projets labellisés par les pôles de compétitivité, conserver des traces des documents envoyés et assurer le suivi des projets collaboratifs de R&D.

Toutefois, dans les projets collaboratifs, la distinction n’est pas aussi claire qu’elle n’y paraît au premier abord. Selon Balconi, la frontière entre le tacite et le codifié n'est pas toujours pertinente puisque les transferts de connaissances codifiées peuvent fortement dépendre de la détention préalable de connaissances tacites (Balconi et al., 2007, p.840).

Les partenaires peuvent ainsi être amenés à se retrouver en face-à-face pour acquérir les connaissances tacites nécessaires à l'utilisation des connaissances codifiées transférées, en particulier lorsque les connaissances tacites sont encore trop attachées aux créateurs des connaissances codifiées (Gertler, 2003, p.3 ; Howells, 2002, p.876). Cela est probablement la raison pour laquelle les pôles de compétitivité et les financeurs organisent des oraux de sélection des projets collaboratifs. Les oraux permettent aux membres des jurys de bénéficier de multiples précisions sur les connaissances qui ont été codifiées.

D'une certaine manière, la cellule d'animation des pôles et le rôle sélectif des financeurs sont des leviers pour comprendre l'articulation entre les connaissances codifiées et les connaissances tacites. Aussi, selon Maskell et Malmberg, lorsque de nombreuses personnes disposent d'un accès facile à des connaissances qui sont codifiées, l'obtention d'un avantage concurrentiel par la création de produits uniques dépend de la détention et de l'utilisation des connaissances tacites (Maskell et Malmberg, 1999, p.172). De ce point de vue, les connaissances tacites et codifiées sont considérées comme complémentaires (Johnson et al., 2002, p.256). Ainsi, les relations en face-à-face peuvent se révéler importantes dans les projets collaboratifs, car la connaissance tacite est spatialement située, il est difficile de l'échanger sur des longues distances contrairement à la connaissance codifiée. Sa nature spécifique en fait une connaissance attachée au

contexte (Gertler, 2003, p.3). Ceci étant, des outils, tels que la visioconférence, se rapprochent de plus en plus du face-à-face par la combinaison de l'image et du son. La distinction tacite/codifié ne serait plus aussi nette parce que des outils tels que Skype permettraient à des individus de transférer des savoir-faire à distance, bien qu'il puisse exister des limites techniques importantes (qualité de l'image, du son, absence de précisions dans les expressions faciales, etc.). Par ce biais, la transmission de connaissances est imparfaite et les individus continuent de recourir aux rencontres en face-à-face malgré l'essor important des NTIC. Une entrée pertinente pour distinguer les connaissances pourrait être la complexité de l'information qui est échangée entre des parties. Le téléphone et la visio-conférence permettent de transmettre des informations plus complexes que par courrier ou par mail, mais moins complexes qu'en face-à-face (figure 9). Il y aurait alors une sorte de continuum en fonction de la complexité de l'information transmise entre les parties d'un projet collaboratif.

Figure 9 – Le continuum des moyens de transmission de l'information, en fonction du niveau de complexité de l'information

Courrier Mail (NTIC) Téléphone

(TIC)

Visio-conférence

(NTIC)

Face-à-face

Informations peu complexes Informations complexes

Source : élaboration par l’auteur

Aussi, selon certains travaux, il existerait des effets de complémentarité entre le téléphone et le face, et des effets de substitution entre le courrier/mail et le face-à-face (Charlot et Duranton, 2006, p.11). Nous pourrions objecter à ces arguments le fait que certaines informations peuvent être beaucoup trop complexes pour une transmission par téléphone (la capacité cognitive limitée des individus peut les conduire à prendre du temps pour assimiler de nouveaux éléments) et nécessiter, après un premier contact par téléphone, l’envoi d’un mail détaillé. De ce point de vue, le téléphone et le mail seraient complémentaires et ce dernier serait plus approprié pour traiter des informations plus complexes que par téléphone. Les travaux de Charlot et Duranton restent intéressants pour l'analyse des dynamiques collaboratives dans les projets collaboratifs des pôles de

compétitivité, parce qu'ils permettent de comprendre comment les connaissances codifiées s'articulent aux connaissances tacites. Ces outils (mail/courrier) ne permettent pas de résoudre le problème de l'irréductibilité des connaissances tacites. La proximité géographique temporaire est alors nécessaire pour transmettre des informations complexes par le face-à-face.

2.2.1.3. Les dimensions intra et inter-organisationnelles des transferts de

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