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La mesure comptable, un enjeu de société

3. Mesure des stocks ou des flux ?

La mécanique quantique, selon la relation d’incertitude d’Heisenberg, montre qu’il existe un obstacle théorique infranchissable entre la mesure précise simultanée des

coordon-nées spatiales d’une particule (sa position) – q - et sa quantité de mouvement (sa vitesse) – p -. Autrement dit la détermination précise de l’un (position ou vitesse) fait obstacle à la connaissance de l’autre (Saghroun et Simon, 1999)

Ce type d’approche peut être transposé métaphoriquement à la comptabilité : la primauté

donnée au bilan (la position ou le stock) nuirait au compte de résultat (flux ou vitesse) et

réciproquement.

Pour la plupart des opérations il n’y a pas de contradiction et la partie double permet

d’obtenir un bilan (le stock ou la position) et un compte de résultat (les flux ou la vitesse)

cohérents. Par contre, dans certains cas, la qualité de l’un s’oppose à celle de l’autre. Deux

exemples simples illustrent ce fait : en période d’inflation la méthode FIFO pour l’évalua -tion des stocks permet un bilan plus actualisé (les stocks sont évalués à la valeur la plus récente) mais inversement déforme le compte de résultat dont les coûts sont évalués à une

valeur plus ancienne et donc moins significative ; la méthode LIFO aurait l’effet exactement

inverse. Il en est de même des charges à répartir qui, au nom de la recherche d’une vision économique juste du compte de résultat, se traduisent par des non valeurs dans le bilan (actif fictif). D’autres exemples portant notamment sur la comptabilisation des instruments financiers pourraient être évoqués mais conduiraient hors du champ ici considéré.

La primauté à accorder au stock (le bilan) ou aux flux (le compte de résultat) se pose-t-elle

de la même façon dans les deux grandes familles de comptabilité que sont celles des enti-tés personnes morales ou physiques d’une part et les comptes des nations d’autre part ?

3.1. Primauté aux stocks ou aux flux dans la comptabilité des entités ?

Accorder la primauté au bilan (les stocks) ou au compte de résultat (les flux), n’est pas sociale -ment neutre. Le bilan, selon le PCG, focalise sur le patrimoine de la personne et donc le ou les propriétaires. C’est la relation entre propriétaires et entité qui devient la référence. Inversement le compte de résultat, surtout s’il recense les charges par nature, rend davantage compte des relations entre l’entité et les différentes parties prenantes : clients, fournisseurs, salariés... Le choix n’est donc pas socialement neutre. Compte tenu du pouvoir d’entraînement des concepts américains sur l’ensemble des systèmes comptables mondiaux, c’est surtout à leur niveau que nous analyserons succinctement les dernières évolutions qui montrent cependant un véritable mouvement pendulaire.

• Jusqu’en 1978 la primauté va au compte de résultat ce qui se traduit notamment par

les principes généraux énoncés (principalement par le Statement of financial accounting concepts - SFAC n° 1) mais aussi par des pratiques explicites dans certaines normes permettant par exemple l’étalement des charges.

• Mais les principes évoluèrent au cours de l’élaboration des différents SFAC constituant

ce qu’il est convenu d’appeler le cadre conceptuel. Ainsi le SFAC n° 3 (décembre 1980) amendé par le SFAC n° 6 (septembre 1985) consacre un profond changement d’optique en accordant manifestement une priorité conceptuelle au bilan.

• Mais il faudra attendre 1997 et le FAS 130 (Reporting comprehensive income) pour que le saut soit réalisé. Par cette norme relative au “résultat global“ la primauté du bilan est manifeste même si, probablement par crainte de ne pas trop bousculer les marchés et autres utilisateurs des comptes, les éléments complémentaires au résultat net devant figurer dans le résultat global peuvent, selon cette norme, figurer soit dans les capitaux propres soit en bas du compte de résultat.

Mais la mutation est réelle et complète. A partir de cette date toutes les normes, et notamment celles relatives aux instruments financiers, seront construites sur la base d’une conception bilancielle.

Chapitre 2 : La théorie comptable

La mesure comptable, un enjeu de société

Les normes IFRS élaborées par l’IASB s’aligneront complètement sur la position améri-caine avec une conception très bilancielle.

Les normes dites internationales (celles élaborées par le FASB et l’IASB) sont donc par-venues à une grande cohérence : une logique fondée sur une primauté du bilan et une application la plus large possible de la “juste valeur“ consacrent une prééminence d’une finalité de la comptabilité vis-à-vis des propriétaires et donc des marchés mais au détriment des autres parties prenantes. Cette évolution est concomitante à d’autres mutations qui se sont produites au cours de la même période pour consacrer, dans une logique d’inspiration néolibérale, un fort mouvement de dérégulation notamment au sein des marchés financiers.

3.2. Primauté aux stocks ou aux flux dans la comptabilité des nations ?

Les principes qui prévalent au niveau des entités sont-ils transposables au niveau des pays ? Et plus encore au niveau de l’ensemble de la planète ? Nous montrerons que notre réponse est négative.

Si une entité peut centrer son analyse, sa mesure, sur son patrimoine en considérant que la croissance potentielle de celui-ci est infinie (ou en tout cas peut tendre vers celui-ci) tel n’est pas le cas d’un pays et encore moins de l’ensemble des pays du monde. En effet celui-ci est fini et limité.

Mesurer l’accoisement des flux de production, ce que fait le produit intérieur brut (PIB), en ignorant qu’il correspond très exactement (principe de la partie double) à un flux de

consommation sans mesurer l’effet sur le patrimoine net est, de notre point de vue, peu responsable. Ainsi, tout kilomètre parcouru par un véhicule est comptabilisé comme du PIB et donc, de fait, considéré par les commentateurs économiques et politiques comme une contribution positive. Si la consommation de ce véhicule (cylindrée plus importante par exemple) est augmentée, l’indicateur central, qui n’est généralement pas le PIB lui-même mais davantage sa variation (souhaitée la plus positive possible), n’en sera que plus favorablement apprécié 5.

Pourtant l’effet sur le patrimoine mondial, les ressources naturelles dans notre exemple, est bien réel. Par analogie avec la comptabilité privée, il y a diminution à l’actif du stock d’énergie fossile disponible avec en contre-partie, en charge, la variation négative de ce stock. Mais la combustion a, de plus, des conséquences écologiques dans la mesure où elle émet du CO², un gaz à effet de serre. Le coût des conséquences écologiques sera supporté par les générations futures. Il faudrait donc aussi “provisionner“ ces charges en comptabilisant un passif.

Centrer les comptabilités nationales sur des logiques de flux et non de stock induit donc

des comportements peu responsables au regard des autres habitants présents et a for-tiori futurs du globe terrestre. On opposera la difficulté technique de la mesure des stocks disponibles à l’actif (faut-il par exemple incorporer les énergies fossiles non convention-nelles telles que le gaz de schiste et quel est le niveau des réserves de celles–ci ?) où encore du passif supportable (quelle est la limite au niveau de CO² ?).

Pourtant nous considérons qu’à défaut de mesurer les stocks eux-mêmes (les actifs et passifs) les comptabilités nationales devraient, pour le moins, mesurer et publier les variations de ces stocks : quelle consommation annuelle d’énergie fossile ? quel dégage-ment annuel de CO² au regard des mesures du PIB.

5. Alfred Sauvy expliquait que si en plus au cours du trajet vous aviez un accident, le PIB augmenterait encore plus !

Conclusion

Pourquoi la mesure comptable serait-elle un enjeu de société ? Elle produit  des comportements et  des droits qui  affectent le public même s’il n’a pas de relation contractuelle avec l’entité concernée (externalités).

La mesure comptable produit des signes qui induisent des comportements. Ces signes sont des éléments de la gouvernance des organisations. Ainsi, par exemple, si le diri-geant salarié d’une entreprise risque de ne pas atteindre son objectif de rentabilité des capitaux propres, il sera tenté de :

• modifier le signal en manipulant les comptes et/ou

• prendre des mesures qui amélioreront effectivement le résultat à court terme quitte à

sacrifier le long terme en faisant des coupes dans les dépenses de R&D.

Si le signal est inadéquat, le comportement induit sera généralement inapproprié. D’où la responsabilité de celui qui définit le signe et son mode de production.

De plus, le signe est performatif en ce sens qu’il produit des droits et des obligations. Le résultat, tel que les comptables l’auront calculé, ouvre droit à un dividende pour les actionnaires, un intéressement pour les salariés et les mandataires sociaux, un impôt pour l’Etat. Les parties prenantes sont nombreuses et nous pensons qu’elles ne peuvent être légitimement représentées que par les Pouvoirs publics.

Les comportements, les droits et les devoirs découlant du signe comptable, affectent l’ensemble de la société. On ne conteste plus guère que toutes les entités, et pas les seules entreprises, ont une responsabilité sociale. Elles participent directement aux politiques d’amé-nagement du territoire, de l’emploi, de la recherche, etc. Bref, elles produisent des externalités qui sont souvent hors du champ de la comptabilité et en constituent une des limites.

Les logiciels de traitement de texte ont fait un grand progrès, il y a environ 30 ans, en intro-duisant le WYSIWYG (What you see is what you get). Autrement dit, ce que vous voyez (à l’écran) est ce que vous obtiendrez (à l’impression). De la même façon, on ne gère bien que ce que l’on voit. Or la fonction principale de la comptabilité est de montrer, si possible fidèlement. La société ne peut se désintéresser de ce qu’elle montre ou ne montre pas.

Bibliographie

• Burlaud, A. et al. (2004), “Contrôle de gestion“, Paris, Vuibert.

• Desrosières, A. (2008), “Pour une sociologie historique de la quantification“, Paris, Mines ParisTech. • Desrosières, A. (2008), “Gouverner par les nombres“, Paris, Mines ParisTech.

• Guedj, D. (2010), “Le mètre des Lumières, première mondialisation“, in L’empreinte de la technique, Paris, L’Harmattan, pp. 35-41.

• Lorino, Ph. (2011), “Du chiffre, adoré ou exécré, au chiffrage pratiqué“, in Comptabilité, contrôle et société, Paris, Foucher.

• Saghroun, J., et Simon, C., (1999), “Primauté du bilan ou du compte de résultat, le principe du pendule“, Comptabilité, contrôle, audit, Tome 5, volume 1, pp. 59-76.

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