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Information comptable, rationalité et décision

1. Information comptable et prise de décision

Comptabilité et décision, information comptable et prise de décision sont des termes presque indissociables. Pourtant, la légitimité de l’information comptable pour la décision peut être questionnée, au regard des rôles qui lui sont assignés, mais aussi de sa diver-sité et des contextes dans lesquels elle est produite et utilisée. Nous limitons ici notre acception de l’information comptable à la seule comptabilité financière, la comptabilité de gestion ayant par ailleurs fait l’objet déjà de discussions sur ces thématiques (Chate-lain-Ponroy et Sponem, 2011).

1. Maîtres de conférences, Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Sciences de l’Action, Conser-vatoire national des Arts et Métiers.

Deux questions fondamentales émergent de la littérature à ce propos : celle de la qualité de l’information comptable et celle de la contingence de cette information, au regard notamment du cadre normatif dans lequel elle est produite.

1.1. Information comptable, de la légitimité à la qualité pour la décision

La légitimité et la pertinence de l’information comptable pour la prise de décisions sont curieusement peu questionnées dans la littérature. Le lien entre complétude et pertinence de l’information comptable mobilisée et qualité de la décision est davantage présumé ou revendiqué (Davidson et Trueblood, 1961) qu’il n’est montré empiriquement (Hall, 2010). Alors que de nombreux auteurs se sont intéressés aux différents rôles de l’information comptable (Burchell et al., 1980 ; Anderson, 2008 ; Hall, 2010), peu de chercheurs ont traité de la place de l’information comptable dans la “mosaïque d’informations“ que les dirigeants et managers utilisent pour prendre des décisions : « Il y a beaucoup à apprendre sur la façon dont les managers utilisent l’information comptable parce qu’il y a remarquablement peu d’études sur les informations que les managers utilisent ou devraient utiliser » (Hall, 2010, p. 302) 2.

Les recherches sur l’utilisation de l’information comptable dans la prise de décision sont hétérogènes, mais les apports de la psychologie ont permis de mettre en lumière le rôle prépondérant des interactions, au détriment même du contenu informationnel, dans certains contextes (Chambost, 2007). Le lien entre information comptable et décision est le plus souvent présupposé, la comptabilité étant considérée comme un système d’infor-mation à destination de parties prenantes diverses, internes et externes à l’organisation :

« les systèmes d’information, tels que la comptabilité, sont vus comme une partie d’un système d’aide à la décision pour les managers, les analystes financiers, les actionnaires ou ceux qui ont un intérêt dans l’organisation » (March, 1987, p. 154).

Si la légitimité de l’information comptable pour la prise de décision n’est pas ou peu discutée depuis les années 1970 malgré la mise en évidence de l’effet “bottom line“ (les analystes se concentrent sur le seul résultat comptable car ils ont recueilli d’autres informations avant la publication des comptes) (Casta, 2000), sa pertinence est en revanche régulièrement l’objet de publications, discussions et débats. Ce sont les caractéristiques de l’information comptable et notamment sa (ses) qualité(s) qui nourrissent le plus les débats académiques (Colasse, 2007 ; Casta et Stolowy, 2012). La comptabilité est un système destiné à produire une information. Cette informa-tion doit être fidèle à la réalité économique de l’entreprise, utile à ses destinataires internes ou externes à l’entreprise. La comptabilité « est, ou du moins sommes-nous amenés à le croire, essentiellement concernée par la fourniture d’une “information pertinente pour la prise de décision“ » (Burchell et al., 1980, p. 9-10). Chambost rappelle que « l’exploitation de l’information va dépendre, par ailleurs, de sa qualité. Le degré de qualité, considéré comme requis, est également fonction de l’individu qui utilise l’information. […] [Le processus d’interprétation] suppose d’analyser la qualité des informations utilisés en recherchant les méta-informations renseignant sur cette qualité » (2007, p. 80).

La qualité de l’information comptable est abordée différemment dans le système comp-table français et dans le système compcomp-table américain (Michaïlesco, 2009). Le document

Chapitre 4 : L’utilisation de l’information comptable

Information comptable, rationalité et décision

de référence publié par l’Autorité des normes comptables (ANC) 3 en juillet 2014 retient cinq “principes de la comptabilité“ 4 (ANC, 2014, p. 20) qui ne constituent pas à propre-ment parler des critères d’évaluation de la qualité de l’information comptable, mais plutôt des recommandations procédurales relatives à la façon dont l’information comptable devrait être constituée. De son côté, l’organisme de normalisation américain propose en 2010 une liste des caractéristiques assurant la qualité de l’information comptable, en les hiérarchisant 5 (FASB, 2010, p. 16-21). Si les recommandations de l’ANC et du FASB sont similaires sur certaines caractéristiques importantes de l’information comptable (image fidèle et comparabilité notamment), elles n’ont pas le même statut et ne permettent pas de dégager un véritable consensus sur la définition de la qualité de l’information comp-table (Michaïlesco, 2009 ; Casta et Stolowy, 2012).

L’analyse des travaux de recherche sur cette notion de qualité comptable et/ou de qualité de l’information comptable menée par Casta et Stolowy (2012) montre la grande diversité des approches, les ambiguïtés entre contenu de l’information comptable et processus de production de cette information, les différences de périmètre de l’information comptable selon les normes et leurs auteurs et pourtant, l’intérêt croissant que génère cette ques-tion. Les chercheurs soulèvent en conclusion l’importance d’une réflexion approfondie sur ce thème, en le liant notamment à la question des objectifs et des utilisateurs et donc de la prise de décision : « En posant le problème de l’identification des besoins relatifs à la satisfaction des utilisateurs, les travaux sur la qualité comptable éclairent d’un jour nouveau les réflexions en cours sur les objectifs des états financiers et sur l’utilité de l’information comptable » (Casta et Stolowy, 2012, p. 107).

Si l’utilité de l’information comptable pour la prise de décision est présumée, la ques-tion de sa pertinence et des qualités qui en sont attendues reste ouverte. La qualité de l’information comptable fait référence de manière récurrente à la notion d’image fidèle (Michaïlesco, 2009).

1.2. Information comptable, de la norme à la contingence

Le développement de normes comptables internationales a profondément modifié la nature de l’information comptable fournie par les organisations. Cette évolution a-t-elle favorisé le développement d’une information comptable pertinente, décontingentée et davantage utile à la prise de décision ? Les débats ouverts sur ces thèmes mettent au contraire en lumière le caractère toujours, voire davantage, contingent de l’information comptable et les limites de ces évolutions pour les utilisateurs.

Les évolutions de la normalisation comptable dans les deux dernières décennies ont profondément modifié la nature même de l’information comptable, mais elles ont égale-ment mis en lumière le caractère contingent, politiqueégale-ment et socialeégale-ment construit de la

3. Christian Hoarau est membre de l’Autorité des normes comptables (ANC) depuis sa création en 2009, après avoir été membre du Conseil national de la comptabilité (1983-2009).

4. Les cinq principes retenus par l’ANC sont : image fidèle, comparabilité et continuité d’exploitation, régularité et sincérité, prudence, permanence des méthodes (ANC, 2014 : p.20).

5. Les caractéristiques de qualité retenues par le Financial Accounting Standards Board (FASB) sont hiérarchisées de la manière suivante :

- Deux qualités “fondamentales“ : pertinence (“relevance“) et représentation fidèle (“faithful representation“). - Quatre caractéristiques améliorant la qualité : comparabilité (“comparability“), vérifiabilité (“verifiability“), rapidité de mise à disposition (“timeliness“) et compréhensibilité (“understandability“).

comptabilité et de l’information qu’elle produit. : « L’outil comptable n’est pas neutre, il est au contraire le produit d’un jeu complexe de forces de nature diverse et le fruit d’enjeux sociaux voire sociétaux » (Hoarau et Teller, 2007, p. 3). Au cours du vingtième siècle, les évolutions du “capitalisme comptable“ ont été relativement lentes, essentiellement liées aux évolutions de la structure financière et de la gouvernance des sociétés, mais elles se sont accélérées depuis les années 2000. Richard (2005a) distingue trois stades dans cette évolution : la comptabilité statique (1800-1900), la comptabilité dynamique (1900-2000) et la comptabilité actuarielle (depuis 2000), ces trois stades étant assez fortement corrélés avec les trois “esprits du capitalisme“ : familial, managérial et mondia-lisé ou financiarisé. On retrouve dans les deux dernières phases de cette rétrospective l’opposition assez classique dans la littérature entre la comptabilité rétrospective et la comptabilité prospective (Birnberg, 1980 ; Sunder, 1980 ; Michaïlesco, 2009), qui ren-voie à la distinction entre une conception contractuelle et une conception prédictive de la comptabilité. La première a pour principal objectif le contrôle et la sécurisation des contrats internes et externes de l’organisation, tandis que la seconde doit permettre aux investisseurs de formuler leurs anticipations sur l’avenir de l’entreprise.

Ces deux conceptions sont largement mobilisées dans le débat sur l’adoption, en France notamment, des normes IFRS. Elles reposent sur des concepts différents (coûts histo-riques versus flux financiers futurs) et des logiques différentes. Hoarau met en lumière, depuis de nombreuses années, les enjeux de l’évolution de la normalisation comptable et la fausse neutralité qui guide l’adoption des normes IFRS (Hoarau, 1992, 1995a, 1995b, 2009 ; Hoarau et Teller, 2006a, 2007, 2008). Parce que la normalisation comptable est une construction politique, l’information comptable qu’elle induit ne peut pas être neutre ou objective (Burlaud et Colasse, 2010, Hoarau et Teller, 2006a).

Le cadre conceptuel des normes IFRS devient dès lors un sujet très important pour discuter du lien entre information comptable et prise de décision : dans quelle mesure les normes comptables utilisées biaisent-elles la nature de l’information produite et donc potentiellement les décisions qui la mobiliseront ? En revenant sur le processus de construction de l’organisme international de normalisation comptable, l’IASB, Burlaud et Colasse (2010) mettent en lumière l’absence de légitimité politique, procédurale et substantielle de ses fondements. Cette dernière nous intéresse plus particulièrement ici, puisqu’elle contribue à la définition du contenu de l’information produite. En avançant que le cadre conceptuel de l’IASC est fondé sur deux théories contestées, la théorie de l’agence et la théorie de l’efficience des marchés, Burlaud et Colasse (2010) montrent que leur mobilisation sous-jacente définit de facto le destinataire privilégié de l’information comptable, le “client-roi“ (Michaïlesco, 2009), ce que Hoarau et Teller rapprochent d’une forme de domination idéologique nord-américaine : « les IFRS sont sous-tendues par le même cadre conceptuel que celui des normes américaines. Elles induisent également les mêmes ‘raisonnements’ basés sur l’économie financière néo-classique : prépondérance de l’investisseur boursier comme destinataire privilégié de l’information […] » (2006a, p. 4). Cette orientation de la normalisation internationale vers l’actionnaire-investisseur est soulignée par de nombreux observateurs (Richard, 2005b ; Burlaud et Colasse, 2010 ; Hoarau et al., 2011) et ses conséquences sur la nature de l’information produite sont importantes : « Cette financiarisation de la norme comptable fournit une représentation réductrice de l’entreprise, reflet du développement d’un capitalisme financier dominé par les objectifs de rentabilité à court terme et de liquidité » (Hoarau et Teller, 2006a, p. 4). Dès lors, l’information comptable ne peut plus être considérée comme a-contingente, neutre et objective puisque les principes qui président à sa construction sont eux-mêmes déterminés par une logique politique, voire idéologique (Tinker, 1991 ; McKernan, 2007 ; Burlaud et Colasse, 2010).

Chapitre 4 : L’utilisation de l’information comptable

Information comptable, rationalité et décision

Le caractère contingent de l’information comptable ne se limite pourtant pas au cadre conceptuel et aux normes qui président à son élaboration. Les utilisateurs participent également à la complexité du lien entre information comptable et décision. Chambost (2007) a par exemple montré que les analystes financiers sell-side sont plus influencés par les informations non publiques, leurs propres heuristiques cognitives et les interac-tions avec leurs confrères que par l’information comptable diffusée par les entreprises. Casta (1997) liste les multiples utilisateurs de l’information comptable et leurs besoins différents, Wouters et Verdaasdonk (2002) montrent que la pertinence de l’information comptable pour les managers dépend du type de décision et de la complexité de son objet, Hall (2010) met en lumière les “détournements“ de l’information comptable qui sert davantage aux managers à mieux comprendre leur contexte organisationnel, à éva-luer la pertinence d’autres sources d’information ou à disposer d’un langage commun avec les autres décideurs. Ces recherches, parmi de nombreuses autres, montrent que le questionnement sur le lien entre information comptable et décision ne saurait être analysé à l’aune seulement de la légitimité, de la qualité ou de la contingence de cette information. L’intégration des travaux sur la prise de décision, mais aussi sur les pro-cessus et dimensions cognitives qui la sous-tendent (rationalité), est indispensable pour une meilleure compréhension de l’utilisation de l’information comptable dans les choix organisationnels.

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