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La mens rea : la connaissance de cette attaque et l’intention d’y participer

Une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile

C. Une attaque lancée contre une population civile

IV. La mens rea : la connaissance de cette attaque et l’intention d’y participer

Nous avons exposé plus haut les circonstances factuelles qui ont permis au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie de conclure, dans l’affaire Naletilic et Martinovic, à l’existence d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile, ainsi que de démontrer que les deux coaccusés savaient que l’attaque se déroulait et qu’ils avaient l’intention, par leurs actes, d’y participer.

Le Statut pose ici le premier élément intentionnel spécifique au crime contre l’humanité, applicable à tous les éléments spéciaux énumérés au premier paragraphe de son article 7. Cet élément intentionnel s’analyse dans le cadre général de l’article 30 du Statut et comprend les deux éléments essentiels portant sur l’intention d’agir dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile et sur la connaissance de cette attaque.

L’auteur doit donc, premièrement, avoir la connaissance de l’attaque en cours, savoir qu’elle se déroule actuellement. Au sens du Statut, il doit donc être conscient que l’attaque existe, qu’elle est en cours 79. Il ne doit pas en connaître tous les détails, ni la qualification juridique qui en résulte. Cette connaissance peut être effective ou déduite des circonstances de l’espèce. Nous avons vu que le Tribunal pour l’ex-Yougoslavie dans l’affaire Naletilic et Martinovic a estimé que les circonstances de l’espèce démontraient à satisfaction de droit que les coaccusés ne pouvaient pas ne pas savoir qu’une telle attaque était en cours.

Dans le même sens, ce Tribunal a jugé, dans l’affaireJelisic : «L’accusé doit être, en outre, conscient que le crime sous-jacent qu’il commet s’inscrit dans le cadre de l’attaque massive ou systématique». L’accusé faisait partie des forces serbes qui ont pris part à l’opération menée à Brko contre la population civile non serbe et c’est bien en prévision et au service de cette attaque qu’il se vit confier des tâches de police sur la municipalité de Brko. Goran Jelisic ne pouvait donc pas ignorer le caractère massif ou systématique de l’attaque à l’encontre de la population civile non serbe de Brko car il en était l’un des participants actifs 80.

Cette connaissance peut être établie selon les circonstances de l’espèce, comme dans les affaires Naletilic et Martinovic ou Jelisic susmentionnées. Plus généralement, le Tribunal pour l’ex-Yougoslavie a établi que, en plus de l’intention de commettre le crime, l’accusé doit savoir qu’il existe une attaque dirigée contre une population civile et il doit savoir que ses actes font partie de cette attaque ou, pour le moins, assumer le risque qu’il en soit ainsi. « This, however, does not entail knowledge of the details of the attack. It is sufficient that through his acts or the function which he willingly accepted, he knowingly took the risk of participating in the implementation of that attack » 81.

En relevant l’alternative entre savoir, d’une part, et prendre le risque, d’autre part, que ces actes soient liés à l’attaque en cours, le Tribunal entend-il inclure dans l’incrimination la participation à l’attaque par dol éventuel ?

Le Tribunal pénal international pour le Rwanda a jugé avec précision que ce qui transforme l’acte d’un individu en crime contre l’humanité est notamment le fait que cet acte, d’un niveau de gravité accru, est commis dans un contexte plus large.

79 Voir Art. 30 §3 CPI.

80 TPIY, Jelisic, §§56-57.

81 TPIY, Krnojelac, §59.

«De ce fait, une connaissance objective ou raisonnée du contexte plus large dans lequel s’inscrit l’attaque s’avère nécessaire pour que la mens rea exigée soit constatée » 82.

Plus encore que la connaissance de cette attaque, l’auteur doit la percevoir comme le contexte général au sein duquel il agit lui-même. Le Statut exige effectivement que le crime soit commis « dans le cadre» de cette attaque. Si l’auteur profite des crimes massifs commis dans le cadre de l’attaque en cours pour régler des querelles de voisinage et abattre son voisin, il n’agit pas dans le cadre de l’attaque. Il faut, pour que l’auteur agisse dans le cadre de l’attaque, qu’il en suive le mouvement général.

C’est ainsi que le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a jugé dès l’AffaireTadicque si l’auteur a la connaissance, soit effective, soit virtuelle, que des actes criminels sont commis d’une manière généralisée ou systématique et s’il n’a pas commis son acte dans un dessein purement personnel sans aucun lien avec l’attaque contre la population civile, cela suffit pour le tenir responsable de crimes contre l’humanité. Par conséquent, l’auteur doit savoir que se déroule une attaque contre la population civile, savoir que son acte s’accorde avec l’attaque en cours et ne pas le commettre pour des mobiles purement personnels sans lien avec le conflit armé83.

Il doit donc exister un lien entre l’acte criminel de l’auteur et l’attaque généralisée ou systématique en cours contre une population civile, lien qui consiste en deux éléments : premièrement, la commission d’un acte qui, par sa nature ou par ses conséquences, fait objectivement partie de l’attaque et, deuxièmement, la connaissance par l’auteur de l’attaque menée contre la population civile et du fait que son acte s’inscrit dans le cadre de cette attaque. Par contre, ce lien avec l’attaque n’exige pas que les actes de l’accusé y occupent une place particulière : « S’il est nécessaire que les actes de l’accusé fassent partie de l’‘attaque’ contre la population civile, il n’est pas exigé, en revanche, qu’ils aient été commis au centre de celle-ci. Pour peu qu’il y ait un lien suffisant, un crime commis avant ou après l’attaque principale contre la population civile ou à distance de celle-ci peut encore être considéré comme en faisant partie. Il ne saurait cependant s’agir d’un acte isolé. Un crime serait considéré comme un ‘acte isolé’ si, compte tenu du contexte et des circonstances de sa commission, il est si éloigné de l’attaque en question que nul ne saurait raisonnablement soutenir qu’il en faisait partie » 84.

L’appréciation de ce lien dépendra des circonstances. Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie estime ainsi que même un acte commis quelques mois après l’attaque ou à plusieurs kilomètres du lieu de son occurrence peut lui être suffisamment relié pour s’inscrire dans son cadre85. Il est douteux que ce puisse continuer à être le cas devant la Cour pénale internationale. En effet, la connaissance est définie comme le fait d’être conscient qu’une circonstance existe ou qu’une conséquence adviendra dans le cours normal des événements86. Si l’attaque n’a pas commencé ou si elle a cessé, en tant que circonstance, elle n’existe pas ou plus. Il convient donc, pour que cette circonstance existe, que l’attaque soit en cours ou, pour le moins, que l’auteur se situe au lieu et au moment d’agir, dans un lien suffisamment étroit avec elle pour qu’il soit conscient que l’attaque existe.

82 TPIR, Kayishema et Ruzindana, §134. Cette conclusion est reprise depuis, notamment par TPIR, Bagilishema, §§94-95 et par TPIR, Rutaganda, §71.

83 Voir TPIY, Tadic, §659.

84 TPIY, Kunarac, Appel, §§98-99.

85 Voir TPIY, Krnojelac, §55.

86 Voir art. 30 §3 CPI et supra chapitre 3.

Il résulte de ce lien nécessaire entre l’acte de l’auteur et l’attaque généralisée ou systématique que la mens rea exigée porte, premièrement, sur l’acte effectivement commis, qui sera l’un de ceux constitutifs de crimes contre l’humanité, combiné avec la connaissance du contexte général et l’intention d’y participer : « Il doit être établi que l’accusé savait que la population civile faisait l’objet d’une attaque et que ses actes s’inscrivaient dans le cadre de celle-ci, ‘ou du moins [qu’il a pris] le risque que son acte participe de cette attaque’ » 87 .

La participation de l’auteur à l’attaque doit être intentionnelle au sens de l’article 30 du Statut, c’est-à-dire qu’il doit vouloir adopter le comportement criminel qui est le sien, en tant que participation à l’attaque. L’auteur commettra intentionnellement le meurtre, le viol ou la torture sous-jacents à l’attaque, en connaissant le lien qui existe entre son comportement et l’attaque. En ce sens, sa participation à l’attaque ne peut qu’être intentionnelle et non relever du dol éventuel.

Néanmoins, il n’en demeure pas moins que les motifs personnels de l’auteur, ses mobiles, sont sans importance, ou, comme l’a jugé le Tribunal pénal international pour le Rwanda, ne sont pas particulièrement pertinents 88. Ce qui compte c’est qu’il s’associe intentionnellement à l’attaque en cours par ses actes criminels et non les raisons qui le poussent à agir, qui ne sont d’importance que lorsqu’il s’agit d’apprécier les éléments constitutifs du crime de persécution sur lequel nous reviendrons89.

La question reste controversée de savoir si les actes de l’auteur doivent également se trouver en relation avec la politique ou le plan à l’origine de l’attaque ou l’entourant. La Chambre d’appel du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a établi que l’existence d’une telle politique ou d’un tel plan était un élément de preuve comme un autre de l’occurrence d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile. Ce n’est toutefois pas un élément du crime, exigé ni par le Statut de ce Tribunal ni par le droit international coutumier90. C’est ainsi que ce Tribunal a jugé qu’il n’est pas exigé que l’accusé partage le but ou l’objectif assigné à l’attaque et qu’il importe peu également qu’il ait entendu diriger ses actes contre la population visée ou seulement contre sa victime.

C’est en effet l’attaque qui doit être dirigée contre cette population et non les actes de l’accusé, et ce dernier doit seulement savoir que ses actes s’inscrivent dans le cadre général de cette attaque. La preuve qu’il a agi pour des raisons purement personnelles pourrait, tout au plus, indiquer qu’il n’était pas conscient que ses actes faisaient partie de l’attaque, présomption qui n’a rien d’irréfragable 91.

Toutefois, contrairement aux Statuts des deux Tribunauxad hoc, celui de la Cour pénale internationale comprend une référence expresse à la politique d’un Etat ou d’une organisation criminelle. L’attaque doit ainsi être menée en application ou dans la poursuite de cette politique. La connaissance et l’intention de l’auteur doivent porter sur l’attaque, puisque le Statut exige que l’acte soit commis dans le cadre et en connaissance de cette attaque. La politique qui en est à l’origine ou qui l’entoure ne semble pas requérir la connaissance ni l’approbation de l’auteur.

Néanmoins, cette politique est clairement un élément constitutif de l’attaque sur laquelle la mens rea de l’auteur doit porter. Doit-elle porter sur tous les éléments

87 TPIY, Stakic, §626 ; voir également TPIY, Kupreskic et al., §556 et TPIY, Naletilic et Martinovic, §237.

88 Voir TPIR, Bagilishema, §§94-95 ; voir également TPIY, Tadic, Appel fond, §248 ; TPIY, Kunarac et al.,

§433.

89 Voirinfra chapitre 12.

90 Voir TPIY, Naletilic et Martinovic, §234.

91 Voir TPIY, Kunarac, Appel, §103.

constitutifs de l’attaque ou uniquement sur son existence ? Agir « dans le cadre d’une attaque (…) et en connaissance de cette attaque» permet difficilement à l’auteur d’ignorer simplement la politique à laquelle elle obéit. Il convient alors de conclure sur ce point que la mens rea de l’auteur doit, dans le Statut de la Cour pénale internationale, porter sur tous les éléments matériels des crimes, au sens de l’article 30 du Statut. Elle doit donc porter sur l’attaque et sur ses éléments constitutifs, à savoir son caractère généralisé ou systématique, le fait qu’elle soit lancée contre une population civile, en application ou dans la poursuite de la politique d’un Etat ou d’une organisation ayant pour but une telle attaque92.

En complément sur ce point, une organisation agit non seulement dans le cadre d’une politique mais elle poursuit un but précis au sens du Statut. But et politique peuvent se confondre et il est en tout cas certain que la politique suivie permettra sans doute d’atteindre le but criminel fixé, sans que celui-ci ne soit toujours facilement identifiable a priori derrière la politique menée. L’auteur doit connaître la politique dans laquelle l’attaque est menée et cela suffit à sa mens rea.

Rien n’exige en plus qu’il connaisse ou partage le but même de l’organisation à l’origine de l’attaque, ce qui a trait aux mobiles de l’auteur, dont nous avons déjà conclu qu’ils sont irrelevants. L’organisation n’est pas criminelle en soi, en ce sens qu’elle n’engage pas sa responsabilité pénale de personne morale, ses buts ne sont donc qu’un élément d’appréciation générale et non un élément constitutif supplémentaire.

92 Voir Darryl Robinson, The Elements of Crimes against Humanity,in Roy S. Lee,The International Criminal Court, Elements of Crimes and Rules of Procedure and Evidence, pp. 72-73.

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