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La réduction en esclavage et l’esclavage sexuel

Le crime contre l’humanité de réduction en esclavage, dans le Statut de la Cour pénale internationale, c’est le fait d’exercer sur une personne l’un quelconque ou l’ensemble des pouvoirs liés au droit de propriété, y compris dans le cadre de la traite des êtres humains, en particulier des femmes et des enfants 1. Cette problématique est extrêmement vaste. En effet, il s’agit d’exercer sur une personne lespouvoirs liés au droit de propriété et non un droitde propriété en tant que tel, inadmissible en soi : s’il était admis qu’un homme pût exercer un « droit » de propriété sur un autre, la réduction en esclavage serait par là même légalisée. Il convient donc que l’auteur, matériellement, traite la personne qui lui est soumise comme un objet et la réduction en esclavage n’est plus une question de « droit » mais de « pouvoir ». Il est immédiatement perceptible que cette notion de pouvoir ne pourra que s’apprécier de cas en cas et c’est là tout l’intérêt de l’analyse de ce crime contre l’humanité au sens que lui donne le Statut de Rome.

Contrairement aux Statuts des deux Tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, qui, tous deux, incriminent la « réduction en esclavage » 2, sans autre précision ni définition, le Statut de Rome est à la fois plus précis et plus restrictif. S’il est permis aux deux Tribunaux pénaux internationaux ad hoc d’adopter une vision large de la réduction en esclavage, englobant la servitude et le travail forcé, la Cour pénale internationale ne pourra s’intéresser qu’aux cas d’esclavagestricto sensu, c’est-à-dire ceux dans lesquels l’exercice d’un pouvoir de propriété peut être reconnu de l’auteur sur sa victime.

L’esclavage est une institution particulièrement ancienne, qui subsiste aujourd’hui, sous des formes a priori peu traditionnelles mais qui, pourtant, sur le fond, sont identiques aux formes classiques. Le terme « esclavage » est aujourd’hui utilisé avec beaucoup de réticence, au profit de termes que l’on espère moins traumatisants : exploitation économique, exploitation sexuelle, servitude pour dettes, travail forcé, travail des enfants, trafic d’enfants, enfants soldats... En effet, toutes ces situations ne comportent pas intrinsèquement l’exercice d’un pouvoir de propriété

1 Voir art. 7 §1 lit. (c) et §2 lit. (c) CPI.

2 Voir art. 5 lit. (c) TPIY et art. 3 lit. (c) TPIR.

mais nous verrons que c’est, matériellement, souvent le cas. Toutes ces situations peuvent donc objectivement, si elles s’inscrivent dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile, être constitutives du crime contre l’humanité de réduction en esclavage.

Pour bien comprendre la définition de ce crime contre l’humanité dans le Statut de la Cour pénale internationale et sa survivance contemporaine, il est important de nous pencher sur les diverses formes que l’esclavage a connu à travers les âges afin d’en reconnaître les éléments essentiels dans les formes qui sévissent actuellement.

Il est également important de souligner la particularité de la réduction en esclavage dans le Statut de la Cour pénale internationale. Si les autres crimes contre l’humanité, tels le meurtre, le viol ou la torture, incrimine des actes, l’esclavage est un concept au contours nettement moins définis et donc susceptibles de recouvrir une multitude d’actes dont la qualificationa priori de crimes contre l’humanité n’est pas toujours évidente.

I. L’esclavage à travers les âges

Il convient immédiatement de souligner l’extrême diversité de l’esclavage à travers les âges, de la plus haute Antiquité jusqu’à la période contemporaine. Un même élément se retrouve pourtant partout et toujours, c’est le statut particulier que revêt l’esclave dans la société. Comme le souligne Alain Testard, aucune profession, aucun rôle social, aucune tâche, aucun mode de vie n’est typique de la condition esclavagiste : «ce qui est typique, ce n’est pas ce que fait l’esclave, ni comment il vit, car cela dépend du bon plaisir du maître ; ce n’est même pas ce que le maîtreen fait, c’est qu’il puisse en faire ce qu’il veut, c’est le droitqu’il a d’en faire ce qu’il veut » 3. Cet auteur souligne que le trait essentiel de l’esclavage n’est pas la propriété, comme il est souvent soutenu – et comme nous le retrouvons dans le Statut de la Cour pénale internationale, car la variété des concepts de propriété d’une société et d’une époque à une autre n’autorise pas la définition de contours satisfaisants. Au contraire, Alain Testard estime que c’est l’exclusion qui fait l’esclave : il est exclu de la cité, exclu de la population des hommes libres et c’est cette exclusion qui en fait une chose, plus que l’élément de propriété ; les deux principales caractéristiques de l’esclave dans l’Antiquité classique sont pour lui qu’il est sans droit et qu’il est exclu de la communauté des citoyens qui forment la cité (ǑǝnjNJǓ ou civitas). Cette exclusion fondamentale, qui fait de l’esclave une chose sans identité, se retrouve dans tout le phénomène esclavagiste pour prendre essentiellement trois formes, qui sont l’exclusion de la parenté, de la communauté de référence et de la fiscalité 4.

Les premières traces avérées de l’esclavage remontent à une époque contemporaine de la découverte de l’écriture, vers 3000 ans avant notre ère. Plus précisément, il est possible de remarquer une naissance concomitante de l’écriture, de l’Etat et de l’esclavage, en Mésopotamie et en Egypte. C’est ainsi qu’il a été soutenu que l’esclavage, inséparable de la notion de pouvoir, est un terreau favorable à l’émergence même de l’Etat5.

Ce n’est toutefois qu’avec les civilisations grecques et romaines que les sociétés de type esclavagiste, dont le mode de production économique est essentiellement basé sur l’esclavage, firent leur apparition. Le statut juridique de l’esclave fut particulièrement bien défini par la Grèce antique. L’esclave est la propriété de son maître («DždžǔǑǝǕLjǓ»), qui peut être n’importe quelle personne libre, chez lequel il habite et pour le compte duquel il travaille. Il est dépourvu de personnalité juridique et ne peut ainsi fonder de famille ni figurer sur aucun registre officiel6. A Rome comme en Grèce, l’esclave n’a aucune personnalité juridique, il est une chose, « res mobilis», un meuble. Le maître a sur lui un pouvoir absolu (« potestas dominica ») 7.

Le servage remplaça lentement l’esclavage en Europe occidentale, entre les VIIème et XIème siècles. Le pouvoir pesant sur le serf demeure toutefois limité par la morale chrétienne et par la coutume féodale. Le servage évoluera tout au long de l’histoire vers une plus grande liberté des serfs ; lorsque la Révolution française l’abolira dans la nuit du 4 août 1789, il n’y sera déjà plus qu’une lointaine survivance

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3 Alain Testard,L’esclave, la det e et le pouvoir, p. 20.

4 Voir Alain Testard,L’esclave, la dette et le pouvoir, pp. 19-43, 52-53 et 119-120.

5 Voir Alain Testard,L’esclave, la dette et le pouvoir.

6 Voir Yvon Garlan,Les esclaves en Grèce ancienne.

7 Voir Christian Delacampagne, Une histoire de l’esclavage, pp. 73-94, voir également Yves Benot,La modernité de l’esclavage, pp. 21-26 et 40-47.

médiévale 8. Le monde musulman, entre le VIIème et le XVème siècle, connaît également l’esclavage, dans une mesure comparable à la société chrétienne.

Ce sont les traites négrières qui représentent l’archétype de l’esclavage moderne9. Les premiers esclaves noirs d’Afrique subsaharienne apparaissent au VIIème siècle en Afrique du Nord 10. Si l’on y ajoute, notamment au début du XIXème siècle où ce trafic prit une ampleur particulière, et celui des esclaves provenant de la Somalie ou du Soudan vers le nord de la vallée du Nil, du Nouvel Empire égyptien au XXème siècle, ce sont environ onze millions d’esclaves qui sont échangés sur les marchés musulmans, un chiffre qui correspond plus ou moins à celui de la traite transatlantique11.

C’est à partir de la colonisation des Amériques que se mit en place l’autre traite négrière qui, de la côte atlantique de l’Afrique vers les Amériques, s’installa sur des sociétés qui connaissaient elles-mêmes l’esclavage12.

Le Vermont (en 1777), le Massachusetts et le New Hampshire (en 1783) furent les premiers à abolir l’esclavage, l’abolition définitive sur tout le territoire américain date de 1865. En Europe, le Danemark renonça à la traite dès 1803, l’Empire britannique en 1807. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, en France, demeura muette sur cette question et ce ne fut qu’en 1815 que la traite fut abolie dans les colonies, avant l’esclavage en 184813.

Malgré les abolitions, certaines formes d’esclavage subsistent au XXème siècle. Ainsi, au Caire, pourtant alors possession britannique, il n’est pas rare de constater, dans les familles aisées, la présence d’esclaves domestiques, jusqu’à la révolution nassérienne de 1952. Parfois, dans certaines occurrences particulières, les colonies remplacèrent l’esclavage par le travail forcé, notamment pour la construction de routes, ponts et voie ferrées, telle que la liaison Congo-Océan réalisée de 1922 à 1934, et bâtiments publics, ainsi qu’au transport pédestre des marchandises14.

Avec la fin du colonialisme, l’ère des indépendances n’a pas été l’occasion d’en finir avec l’esclavage 15. Ceux qu’on appelle aujourd’hui les pays émergents sont souvent débordés par l’ampleur des problèmes sociaux, économiques et politiques et la survivance d’une culture millénaire de l’esclavage ne facilite pas les évolutions.

L’esclavage domestique est pratiqué en Chine jusqu’à la révolution de 1949 et il tend à réapparaître dans nombre de pays en développement où, l’aggravation de la

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8 Voir Georges Duby,Guerriers et paysans, pp. 34 et ss et 224 et ss,Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, pp. 553 et ss,in Féodalité. Voir également du même auteurLa société aux XIème et XIIème siècles dans la région mâconnaise,L’économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval et Hommes et structures du Moyen Age II : Seigneurs et paysans,in Qu’est-ce que la féodalité ?, pp. 133, 208 et 229, pp. 691 et 872, pp. 1358 et ss, respectivement.

9 Voir Olivier Pétré-Grenouilleau,Les traites négrières, essai d’histoire globale

10 Voir Ralph A. Austen,The Trans-Saharian Slave Trade : A tentative Census,in Henry A. Gemery et Jan S.

Hogendorn s.d., The Uncommon Market: Essays in the Economic History of the Atlantic Slave Trade, The Academic Press, New York, 1979, citéin Christian Delacampagne,Une histoire de l’esclavage, p. 122, qui estime à 7,5 millions le nombre d’esclaves concernés entre 650 et 1900.

11 Voir Christian Delacampagne,Une histoire de l’esclavage, pp. 116-124, voir également Yves Benot,La modernité de l’esclavage, pp. 32-39 et 47-49 et Alain Testard,L’esclave, la de te et le pouvoir, pp. 62-63.

12 Voir Claude Fohlen, His oire de l’esclavage aux Etats-Unis, p. 145.

13 Voir Yves Benot,La modernité de l’esclavage, pp. 187-228.

14 Voir Christian Delacampagne,Une histoire de l’esclavage, pp. 238-242.

15 Relevons que l’abolition de l’esclavage est intervenue au Maroc en 1922, en Afghanistan en 1923, en Irak en 1924, en Transjordanie et en Iran en 1929, à Bahreïn en 1937, au Koweït en 1949, à Qatar en 1952, au Yémen et en Arabie Saoudite en 1962, au Sultanat d’Oman en 1970, en Mauritanie en 1980. Voir Christian Delacampagne,Une histoire de l’esclavage, pp. 244-249.

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