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6. Conceptualisation :

6.1 Media sociaux numériques et réseaux sociaux numériques (RSN) :

Avec l’avènement du web, la possibilité s’est offerte aux internautes de communiquer avec des millions d’utilisateurs à travers le monde et ce de manière quasi-instantanée.

Le phénomène s’est encore amplifié au début des années 2000, avec le passage au web 2.0 et les outils simplifiés qui se ainsi sont vu proposer aux utilisateurs. On parle du web 2.0 comme de l’« interactional web » (Edwards et al. 2013). Cette interactivité est due en partie à l’apparition des media sociaux numériques, terme qui comprend les « réseaux sociaux numériques, la blogosphère et le micro-blogging » (EDWARDS et al., 2013 : 246 ; traduction par nos soins). Ces media sociaux numériques sont caractérisés par un fort accent mis sur le user generated content et permettent sa mass communication (EDWARDS et al., 2013 : 246). Asur et Huberman (2010 : 492) expriment ainsi cette particularité :

« Social media has exploded as a category of online discourse where people create content, share it, bookmark it and network at a prodigious rate. Examples include Facebook, MySpace, Digg, Twitter and JISC listservs on the academic side. Because of its ease of use, speed and reach, social media is fast changing the public discourse in society and setting trends and agendas in topics that range from the environment and politics to technology and the entertainment industry »

Nous nous focaliserons dans cette recherche sur les RSN, qui permettent à leurs utilisateurs de « créer un profil personnel dans un environnement contrôlé », de se connecter à d’autres utilisateurs et de parcourir leurs listes de contacts ainsi que celles établies par d’autres (BOYD, ELLISON, 2007 : 211).

Les données personnelles générées par ces media sociaux ont longtemps paru représenter une manne pour les chercheurs en sciences sociales, intéressés par la possibilité d’en dégager un indicateur de l’opinion publique, « la masse et la variété d’information se propageant à travers de larges communautés d’utilisateurs présentant une opportunité intéressante de collecter cette information sous une forme autorisant des prédictions spécifiques sur des sujets particuliers » (ASUR, HUBERMAN, 2010 : 492). Jansen, Zhang, Sobel et Chowdury (2009) se sont ainsi intéressés, à travers une analyse de plus de 150'000 postes Twitter contenant des références à des marques, au potentiel du réseau social de permettre l’analyse du « bouche-à-oreille », le processus par lequel on « transmet l’information de personne à personne, (…) qui joue

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un rôle majeur dans la décision d’achat » (SOBEL, CHOWDURY, 2009 : 2169).

Animés de cette confiance en la force de prédiction des réseaux sociaux, Asur et Huberman sont parvenus à un modèle de régression linéaire qui leur a permis de prévoir efficacement le succès au box-office de plusieurs films étasuniens, leurs prédictions s’avérant souvent plus proches des résultats effectifs que le pourtant très précis hollywood stock market (voir également GRUHL, GUHA, KUMAR, NOVAK &

TOMKINS, 2005, pour une analyse similaire des plateformes de blogging, cette fois pour prévoir les ventes de livres).

Les deux auteurs concluent leur étude en affirmant leur croyance dans l’applicabilité de leur méthode à « une large variété de sujets, allant de la future évaluation de produits à l’agenda settings et aux résultats d’élections » (Asur et Huberman, 2010 : 499). Les auteurs affirmant qu’« à un niveau plus profond, [leur] étude montre comment les medias sociaux expriment une sagesse collective qui, si analysée correctement, peut fournir un indicateur très puissant et fiable de futurs résultats » (Asur, Huberman, 2010 : 499).

Si ce genre de recherches s’adresse plus ou moins directement aux marques, pour lesquelles l’avantage d’une surveillance en temps réel de la réputation est évident en termes de marketing, nombre de chercheurs ont aussi voulu utiliser les données à disposition sur les réseaux sociaux pour dégager des indices de prédiction de l’opinion publique fiables. Ainsi, Friemel et Dötsch (2015) ont cherché à vérifier si la section

« commentaires » de huit journaux suisses constituait un indicateur fiable de l’opinion des lecteurs de ces quotidiens. Les chercheurs ont ainsi pu observer que la teneur de ces commentaires ne pouvait pas être généralisée et ne constituait pas un indicateur fiable de l’opinion générale des lecteurs. En effet, l’étude a permis de démontrer que les lecteurs dont les opinions politiques étaient orientées à droite étaient surreprésentés dans la section commentaires des articles analysés, entraînant une

« perception déformée de l’opinion publique » (FRIEMEL, DÖRTSCH, 2015 : 166).

Les auteurs notent aussi que le type de modération adopté par les différents journaux influence également la teneur générale des commentaires qui y sont postés. Chung et Yoo (2008) ont ainsi montré que le type d’interface mis en avant par les sites internet des media influence la manière dont les usagers utilisent ces outils pour interagir avec ceux-ci. Nombre de chercheurs ont également voulu vérifier la fiabilité et la portée généralisable des données trouvables sur les réseaux sociaux (voir par exemple, sur Twitter et le contexte américain : O’CONNOR et al., 2010 ; sur Twitter et les élections fédérales allemandes : TUMASJAN et al., 2010 ; sur l’importance de Facebook dans les résultats de l’élection américaine de 2008 : WILLIAMS, GULATI, 2008), souvent avec un optimisme marqué quant au potentiel de celles-ci (GAYO-AVELLO, 2012).

Certains chercheurs sont ainsi plus mitigés quant au pouvoir prédictif des données issues des réseaux sociaux, et réclament une plus grande prudence dans leur analyse (GAYO-AVELLO, MEITAXAS, MUSTAFARAJ, 2011 ; GAYO-AVELLO, 2012).

Sur les réseaux sociaux, les élections présidentielles de 2016 aux États-Unis d’Amérique, ainsi que la campagne pour la présidentielle de 2019 en Indonésie (YANG HUI, 2020) sont des bons exemples de la manière dont les messages publiés, ainsi que leur volume, sont influencés par des facteurs qui viennent troubler la captation de l’opinion publique pour qui voudrait les observer. Affrontements par memes interposés,

« cyber-troupes » harcelant les partisans des opposants, recours à des équipes de

« buzzers » professionnels pour répandre de fausses informations au potentiel viral

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étudié, les élections Indonésiennes ont par exemple été le centre d’expérimentation de nouvelles stratégies électorales en ligne (YANG HUI, 2020 : 161). Les élections présidentielles de 2008 aux USA ont été marquées par le même genre de phénomènes, Allcott et Gentzkow (2017 : 213) ayant par exemple estimé que chaque Américain avait été confronté à 1.14 « fake-news » en moyenne durant la période précédant les élections. L’observation du volume des messages disponibles sur Internet, et même de leur teneur, est sujette à de nombreux biais qui interdisent pour le moment d’en déduire de quelconques conclusions au sujet de l’opinion publique (GAYO-AVELLO, 2011 ; YANG-HUI, 2020). Le potentiel de généralisation des données trouvées sur les réseaux sociaux est ainsi amoindri par de nombreux phénomènes qui restent encore à définir clairement, et dont l’influence doit encore être clairement quantifiée pour pouvoir imaginer exploiter directement ces données (MELLON, PROSSER, 2017).

Les chercheurs qui souhaitent utiliser les RSN comme sources d’informations et de données sont aussi confrontés aux mécanismes complexes de l’identité en ligne des individus, qui introduisent une nouvelle barrière entre la récolte de données en ligne et leur exploitation par les chercheurs (CASILI, 2012). En effet, ces dernières présentent un aspect paradoxal puisque la grande personnalisation du contenu qui est diffusé sur les RSN est contrebalancée par la grande liberté d’agence dont jouissent les internautes dans la définition de leur identité online. Selon Antonio Casili,

« La présence en ligne passe donc par une forme de monstration – naturaliste ou idéalisée – du corps de l’usager. En mettant en scène son corps, un usager arrive à être « téléprésent » dans un échange en ligne et peut interagir avec les autres par l’entremise d’un personnage qui est son représentant à l’écran » (CASILLI, 2012 : 16).

Cette construction de l’identité en ligne, et les grandes possibilités pour les utilisateurs en termes de « confection, de création et d’appropriation des identités dans ces circuits d’échange » (MCNEILL, ZUERN, 2015 : 7) rend difficile l’interprétation des données personnelles et pose la question de la correspondance entre identité online et physique. Le relatif anonymat autorisé par les RSN rend difficile l’exploitation des données récoltées sur les réseaux, mais aussi la prédiction de la « réception de la production » (BONELLI, CARRIÉ, 2018 : 251) et des messages publiés sur ceux-ci par les personnes qui en font usage. Nous verrons dans le chapitre consacré aux mouvements sociaux et à la mobilisation que la question de ces identités « liquides » (CASILLI, 2012 : 17) entraîne également des implications pour la communication en ligne de ces mouvements.

Lors de cette recherche, nous retiendrons la définition de Asur et Huberman (2010 : 492) et considérerons donc les media sociaux numériques comme une « catégorie de discours » permettant la « création de contenu, le partage, et le stockage de celui-ci ».

Cette définition englobe donc des réseaux comme Facebook, Twitter, Instagram, Youtube, Linkedin, ou encore des applications de messagerie comme Telegram, qui rentrent dans cette catégorie par la possibilité offerte à leurs utilisateurs de créer des réseaux par la voie de groupes de discussions. La construction d’une identité particulière en ligne sera aussi abordée, dans le cas de militants interagissant sur le web de manière anonyme. La manière dont cette identité online est fabriquée sera ici particulièrement intéressante.

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