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3.3 Le document num´erique

3.3.1 Mat´erialit´e

La notion de document en informatique est souvent associ´ee au concept de fichier : d`es les syst`emes d’exploitation, utilisant la m´etaphore du bureau, la cr´eation d’un nouveau fichier est souvent appel´ee «Cr´eation d’un nouveau docu-ment»(cf. figure3.3). Abus de langage ou utilisation appropri´ee ? Pour r´epondre `a cette question, nous allons ´etudier plus en d´etail certains concepts informa-tiques.

Figure 3.3 – Les notions de document et de fichier s’entremˆelent dans les appli-cations bureautiques, ici MS Word 2003.

Un fichier en informatique est avant tout une unit´e de regroupement de l’in-formation stock´ee sur un support physique (un CD-ROM, un disque dur, une cl´e USB, etc.). C’est par cons´equent une notion permettant d’adresser l’espace des donn´ees dans un syst`eme informatique. Le syst`eme d’exploitation mˆeme est constitu´e de fichiers, regroupant ses fonctions mais aussi ses ´el´ements d’interface graphique, ses sons, etc. Ainsi, il y a des fichiers qui sont donn´es `a voir, des fichiers qui sont donn´es `a ˆetre entendus mais aussi des fichiers dont les utilisateurs n’ont

absolument pas besoin d’avoir connaissance pour en tirer b´en´efice (les fonction-nalit´es du syst`eme d’exploitation). D`es lors, l’analogie entre fichier et document semble compromise, puisque l’une des caract´eristiques essentielles d’un document dans la d´efinition propos´ee par Buckland ´etait sa dimension ph´enom´enologique : il faut ˆetre per¸cu pour ˆetre un document. En plus, l’alter ego num´erique de ce que nous consid´erons comme un document papier peut n´ecessiter l’utilisation de plusieurs fichiers, comme c’est souvent le cas pour des pages Web r´ealis´ees avec le langage HTML3

: une page est constitu´ee d’un fichier HTML, d’un fichier d´efinis-sant des styles de mise en forme4

, des fichiers images, etc. L’utilisation du terme document `a la place de fichier est ainsi clairement un abus de langage. Le terme fichier ne d´esigne qu’une unit´e de d´ecoupage logique des syst`emes informatiques et cela ind´ependamment de son contenu.

Le document num´erique serait-il alors un fichier ou ensemble de fichiers au contenu particulier ? Revenons `a la caract´erisation de la notion de document pour mieux cerner quel serait l’alter ego possible d’un document. Selon Buckland, un document est mat´eriel. Or, cela pose un probl`eme imm´ediat dans le contexte nu-m´erique o`u informatisation renvoie `a l’id´ee de d´emat´erialisation (cf. par exemple la d´emat´erialisation du livre discut´ee dans2.6.1 page73). Pourtant toute donn´ee num´erique a une existence mat´erielle, qui n’est pas fondamentalement diff´erente de celle des m´edia audio et vid´eo analogiques. En effet, une donn´ee dans un sys-t`eme informatique correspond toujours `a une s´equence binaire, suite de 0 et de 1. Cette s´equence sera tantˆot pr´esente dans les m´emoires volatiles du dispositif, tantˆot dans les registres du processeur, tantˆot inscrite sur un support de stockage tel un disque dur ou encore une cl´e USB. Donc les donn´ees num´eriques sont aussi d´emat´erialis´ees que les donn´ees audio ou vid´eos analogiques, stock´ees sous forme de signaux ´electriques dans des supports magn´etiques. Mais la comparaison a ses limites et le num´erique poss`ede des caract´eristiques qui rendent sa d´emat´eriali-sation plus complexe :

– Le binaire : pour les technologies analogiques, l’information stock´ee est tou-jours un signal qu’un dispositif permet de restituer. La nature du signal peut varier d’un support d’enregistrement `a un autre et mˆeme en utilisant le mˆeme support, la copie `a l’identique n’existe pas, il y a toujours un bruit5 intrins`eque au dispositif technique. Avec le num´erique, qui repose sur un encodage binaire, quelque soit le support, on restitue toujours la mˆeme in-formation. Celle-ci est d’ailleurs trait´ee en tant que s´equence de 0 et de 1 et non pas au niveau signal. Pour le num´erique, nous avons par cons´equent une ´etape interm´ediaire entre la forme d’enregistrement et l’exploitation 3. HyperText Markup Language : langage `a balises permettant de d´efinir la pr´esentation du contenu d’une page Web.

4. En utilisant le standard Cascading Style Sheets (CSS) par exemple pour d´efinir des r`egles de mise en forme.

de celle-ci par un dispositif de lecture. Tout p´eriph´erique de stockage se pr´esente d`es lors comme une chaˆıne compl`ete de restitution, partant d’une forme d’enregistrement sp´ecifique au support physique (les alv´eoles pour un CD, les variations de champ magn´etique pour un disque dur, etc.) `a une forme «s´emiotique » de restitution (le code binaire) destin´ee `a ˆetre interpr´et´ee par l’ordinateur. Ce dernier est `a son tour un dispositif de res-titution partant du code binaire vers une forme s´emiotique de resres-titution pour l’humain.

– L’acc`es al´eatoire et la notion de fichier : comme le binaire apporte une abstraction suppl´ementaire `a l’enregistrement des donn´ees num´eriques, la notion de fichier fournit un outil logique pour les regrouper. Et cette der-ni`ere n’exprime son potentiel que lorsqu’un acc`es al´eatoire6

aux donn´ees est possible. Nous avons ainsi la possibilit´e d’acc´eder `a des donn´ees regroup´ees dans une unit´e logique et de mani`ere ind´ependante du support de stockage. L’opposition avec les technologies analogiques est que nous disposons d’un d´ecoupage logique propre au dispositif technique, r´eifi´e dans celui-ci, alors que pour les technologies analogiques il ´etait arbitraire. La confusion entre fichier et document provient certainement des situations o`u un fichier, unit´e logique propre aux syst`emes de stockage num´eriques, co¨ıncide avec une unit´e logique pour l’utilisateur (un recueil de po`emes, un film, une musique, etc.). – La copie ad infinitum : le fonctionnement mˆeme des dispositifs num´eriques est fond´e sur la copie de donn´ees d’une m´emoire de stockage `a une m´emoire volatile, et ces copies sont toujours des copies exactes. Cela est permis par le format d’enregistrement interm´ediaire qu’est le binaire et facilit´e par la notion de fichier. Cette possibilit´e de copier sans perte un fichier num´erique autant de fois qu’on le souhaite aboutit `a un d´etachement plus complet entre information et support d’enregistrement que cela n’a ´et´e le cas pour les technologies analogiques. Quelque soit le support d’enregistrement, avec le num´erique nous avons toujours la mˆeme information alors que pour l’ana-logique le support avait un impact intrins`eque sur l’information inscrite. On assiste par cons´equent `a une multiplication des exemplaires d’une informa-tion identique.

– L’augmentation exponentielle des capacit´es de stockage : les supports d’en-registrement num´eriques connaissent une augmentation de capacit´e dont le rythme ne semble comparable qu’`a celui de leur miniaturisation. La densit´e augmente en moyenne de 100% par an alors que les prix chutent d’envi-ron 50-60% par an (Morris & Truskowski 2003). Par cons´equent, un sup-port d’enregistrement num´erique permet de regrouper un volume imsup-portant d’information, ce qui r´eduit les possibilit´es de repr´esenter un objet mat´eriel 6. L’acc`es al´eatoire consiste `a obtenir des donn´ees en indiquant o`u elles se situent dans un espace d’adressage. Contrairement aux approches s´equentielles, on n’a pas besoin de parcourir tout le support de stockage `a la recherche de donn´ees. Cela est possible grˆace `a une«carte»

comme support d’une unit´e de d´ecoupage logique. Par exemple, vendre une version ´electronique du roman «Les Mis´erables» sur un DVD va `a l’en-contre du bon sens alors que le mˆeme support pourrait contenir l’int´egralit´e des œuvres de Victor Hugo ainsi que des versions audio et des reportages sur la vie de l’auteur. De mˆeme pour les baladeurs num´eriques avec lesquels on n’´ecoute plus un album mais plutˆot l’int´egralit´e de sa discoth`eque. Nous n’avons plus qu’une justification ´economique pour continuer `a r´ealiser l’as-sociation entre un support d’enregistrement physique et une unit´e logique de contenu inscrite.

– Les r´eseaux : comme pour les m´edia audiovisuels diffus´es via la radio ou la t´el´evision, le num´erique b´en´eficie d’une diffusion `a grande ´echelle grˆace aux r´eseaux, dont Internet est l’exemple le plus repr´esentatif. Cependant, contrairement aux premiers, Internet permet une communication bidirec-tionnelle et les ´echanges d’information peuvent se faire `a la fois en diffusant un flux en broadcast (c’est le cas par exemple des diffusions de radio ou de t´el´evision par Internet) ou `a la demande (c’est le mode d’acc`es le plus com-mun du Web, o`u les informations sollicit´es sont envoy´ees au fur et `a mesure). Par cons´equent Internet permet de mettre en œuvre une infrastructure pour la diffusion de fichiers similaire `a celles existant pour la vente de supports physiques traditionnels. Mais sans contraintes de diffusion physiques, le for-matage traditionnel ne se justifie plus. Le cas de la vente de musique en ligne fournit un exemple des mutations que la d´emat´erialisation plus pouss´ee du num´erique apporte. Les chiffres fournis par la British Phonographic Indus-try pour la premi`ere moiti´e de 2007 montrent que les ventes de singles a bascul´e massivement en ligne (90% des ventes faites en ligne ou par des t´el´ephones mobiles) alors que le format album peine `a trouver ses marques (3,5% des ventes en ligne uniquement)7

. Certains analystes concluent d´ej`a `a l’inad´equation de l’album avec l’´economie num´erique8

.

La d´emat´erialisation des contenus apport´ee par le num´erique semble in fine plus aboutie que celles d´ej`a existantes pour les m´edia audio et vid´eo analogiques. La disparition d’un objet physique de r´ef´erence, le support d’enregistrement, rend explicite la distinction existante entre l’information et son inscription. Les don-n´ees num´eriques ont certes une existence physique, mais d´ej`a l’ordinateur les manipule `a un niveau d’abstraction, c’est-`a-dire le codage binaire. C’est pourquoi le crit`ere de mat´erialit´e n’est plus applicable dans un contexte num´erique. Et l’ampleur que prend le r´eseau Internet dans les ´echanges de donn´ees num´eriques 7. D’apr`es leur communiqu´e de presse du 10 juillet 2007 :http://www.bpi.co.uk/index. asp?Page=news/press/news_content_file_1089.shtml (derni`ere consultation : novembre 2007)

8. C’est le cas de Mark Mulligan de Jupiter Research :http://weblogs.jupiterresearch. com/analysts/mulligan/archives/2007/07/whatever_happen.html(derni`ere consultation : novembre 2007)

nous laisse croire que les supports d’enregistrement deviennent au final – pour les machines personnelles – des supports de transit. Les applications en ligne se multiplient9

, d´elocalisant les donn´ees des utilisateurs dans des serveurs distants, et le rythme d’´evolution des supports d’enregistrement num´eriques est tel que de toute mani`ere, afin de s’assurer la pr´eservation des donn´ees leur migration vers des nouveaux supports est r´eguli`erement requise. Le crit`ere de mat´erialit´e doit par cons´equence ˆetre abandonn´e lorsque nous cherchons `a caract´eriser un alter ego num´erique des documents traditionnels.