• Aucun résultat trouvé

2.6 Synth`ese

2.6.1 Continuit´e et ´evolution

L’histoire de la lecture que nous avons rapport´ee dans ce chapitre, dont la figure2.7 fournit une chronologie synth´etique, n’est bien sˆur pas termin´ee. Beau-coup de points abord´es sur la lecture contemporaine restent ouverts, faute de recul suffisant pour pouvoir conclure sur les pratiques ´emergentes. Ce regard sur le pass´e nous renseigne d’une part sur l’impact qu’ont les technologies vis-`a-vis des pratiques de lecture mais aussi sur les formes que cette derni`ere a pu prendre, ce qui nous fournit un nouveau regard sur la situation pr´esente. `A commencer par la notion de rupture associ´ee syst´ematiquement au num´erique. Nous aimerions relativiser celle-ci pour ce qui est des pratiques de lecture. Les ´evolutions pass´ees montrent qu’une nouvelle pratique n’en chasse pas une autre. Les progr`es tech-nologiques des supports de l’´ecrit favorisent certaines pratiques au d´etriment des autres, changeant ainsi les formes dominantes de la lecture, mais cette derni`ere ´evolue de mani`ere progressive et continue. Nous serions tent´es de dire que les r´evo-lutions de l’´ecrit se traduisent par des ´evor´evo-lutions de la lecture. Prenons l’exemple du passage de la lecture intensive `a la lecture extensive : l’imprimerie a favoris´e ce basculement en rendant les ouvrages plus abordables et en multipliant les exem-plaires, mais ce basculement est le r´esultat d’un contexte socio-politique o`u une partie de la population cherchait `a s’approprier de l’outil culturel qu’est le livre et `a se d´emarquer des canons litt´eraires du pouvoir en place. Est-ce que la lecture extensive aurait exist´e sans l’imprimerie ? Certainement, nous pensons qu’elle lui pr´e-existait. Aurait-elle connu une si grande adoption sans l’imprimerie ? Certai-nement pas, les techniques de production des livres pr´ec´edant `a l’invention de l’imprimerie ne produisaient pas suffisamment de volumes. Nous allons mettre en avant certains points de cet historique faisant le lien entre num´erique et la tradition de l’´ecrit.

La continuit´e des pratiques, ce qui n’implique pas une stagnation de celles-ci, peut de prime abord sembler une id´ee saugrenue : muni d’un ordinateur, beau-coup de lecteurs ont des pratiques diff´erentes de celles qu’ils auraient eu avec des livres. En fait, l’ordinateur est progressivement int´egr´e comme un outil documen-taire dont les fonctionnalit´es permettent l’exercice de pratiques de lecture, en y regardant de plus pr`es, souvent ancestrales. Voici quelques illustrations :

– Recherche d’information : cheval de Troie du num´erique dans les biblioth`e-ques, la recherche d’information devient progressivement l’apanage de l’or-dinateur. C’est l’instantan´eit´e du num´erique qui fait sa force, la recherche de termes dans un dictionnaire ´electronique peuvent s’enchaˆıner sans in-terruption. Les encyclop´edistes en raffolent et voient dans le num´erique le moyen de r´ev´eler la quintessence de leur art : «On l’a vu, le lecteur d’en-cyclop´edies n’a jamais ´et´e aussi actif que devant l’ordinateur personnel qui lui sert aujourd’hui d’outil de consultation.» (Lecomte 1996)

– Hypertexte : la figure de proue du num´erique se pr´esente comme une ins-trumentation automatique du parcours, ou plutˆot de la navigation, d´ej`a propos´ee dans des romans papier. Les livres dont vous ˆetes le h´eros en sont peut-ˆetre les exemples les plus significatifs. (Cl´ement 2000) parle de « litt´e-rature du fragment», qui«correspond `a une forme de pens´ee tr`es ancienne qui trouve aujourd’hui les moyens de s’affranchir des limites du papier et de la lin´earisation qu’il impose.»

– Parcours de lecture uniques : des ouvrages papier se sont essay´es `a proposer une ´ecriture fragment´ee de telle sorte que quelque soit la mani`ere dont ils ´etaient abord´es, leur interpr´etation restait possible. Nous sommes proches de la notion d’hypertexte, mais sans renvoi explicite d’une page `a l’autre, le lecteur construit sa lecture limit´e uniquement par son imagination. C’est le cas par exemple de la po´esie combinatoire, avec le c´el`ebre exemple des

«Cent mille milliards de po`emes » de Raymond Queneau publi´e pour la premi`ere fois en 1961, ou des livres `a chapitres interchangeables.

Ces exp´eriences litt´eraires repoussant les limites du support papier sont peut-ˆetre plus `a l’origine de l’hypertexte que l’invention de l’ordinateur. Le num´erique en tout cas permet d’optimiser des pratiques pr´e-existantes. Il r´eduit les mani-pulations, supprime la dimension temps (recherche instantan´ee), brise les sph`eres priv´ees... Ce faisant, les pratiques elles-mˆeme sont amen´ees `a ´evoluer, partant de l’existant pour produire des nouvelles formes de lire-´ecrire. Permettre l’expression des pratiques existantes dans un environnement num´erique n’est que la premi`ere ´etape pour explorer ensuite les nouvelles possibilit´es que ce support offre. Comme le passage autrefois du volumen aucodex, o`u le changement de support a induit progressivement une logique de d´ecoupage des textes, le passage au num´erique permettra certainement l’´evolution des formes de lire-´ecrire traditionnelles apr`es leur absorption. Nous pouvons continuer les analogies avec les pratiques commu-nautaires, elles aussi pr´e-existaient au num´erique mais ont ´et´e r´eifi´ees et pour la

plupart rendues publiques `a l’´echelle globale avec ce nouveau support. Partager ses lectures, tenir compte de l’avis de r´ef´erents, autant de pratiques qui semblent parfaitement concr´etis´ees dans le ph´enom`ene des blogs. Manguel nous rappelle les m´ecanismes d’influence entre lecteurs et ce qui est lu avaient d´ej`a cours pour les livres, connaˆıtre un livre lu par une personne affectait notre opinion de celle-ci. En contrepartie, connaˆıtre un lecteur peut tout autant affecter notre opinion sur un livre, surtout si l’on connaˆıt son appr´eciation de l’ouvrage (citons par exemple l’interdit que pose Isra¨el sur les ouvrages appr´eci´es par Hitler (Manguel 2000)). La particularit´e du num´erique qui se d´egage c’est la r´eduction des dimensions espace et temps : une recherche est imm´ediate, la publication d’un article sur une page Web aussi, cette derni`ere est instantan´ement accessible de n’importe quel point du globe.

Revenons-en aux analogies entre pratiques pr´esentes et pass´ees. Le manque de stabilit´e des textes num´eriques est souvent critiqu´e, d’autant plus que le sup-port num´erique pose de probl`emes d’authenticit´e. Pourtant, encore une fois, le probl`eme pos´e n’est pas nouveau, mais l’ampleur et le rythme auquel il progresse le sont. En effet, la discipline de la philologie s’est attaqu´ee `a ces probl´ematiques avec l’´etude comparative des variantes et versions des ´ecrits. Car avant l’imprime-rie, la reproductions des œuvres ´etait autant un travail de copie que d’adaptation. Il y avait une modernisation continue des textes, des corrections, et en cela on se retrouve dans une situation proche du num´erique mˆeme si elle n’est pas iden-tique : deux lecteurs peuvent avoir lu des textes diff´erents6

en ayant consid´er´e avoir lu la mˆeme œuvre. Et leurs interpr´etations peuvent ˆetre tout autant affec-t´ees. Les gloses des moines copistes apportant des indices sur leurs interpr´etations nous rappellent ´egalement les commentaires laiss´es sur les blogs. Sauf que la dis-cussion qui se construisait entre g´en´erations successives de copistes s’articule au-jourd’hui entre acteurs dans une forme plus proche du d´ebat. Ainsi, le num´erique chamboule encore les habitudes en acc´el´erant la cadence. Tout internaute n’ayant pas le recul d’un philologue, la multiplication des versions n´ecessite encore une sensibilisation des usagers.

Nous retrouvons l’id´ee de continuit´e aussi l`a o`u nous l’attendions peut-ˆetre le moins : lorsqu’il s’agit de consid´erer la d´emat´erialisation n´ecessaire `a l’infor-matisation des ressources documentaires. Le livre semble pourtant faire de la r´esistance. L’av`enement du num´erique a boulevers´e les industries culturelles, et celle du livre ne fait pas exception. Marc Minon distingue7

n´eanmoins une par-ticularit´e de l’´ecrit que l’on ne retrouve pas avec la musique ni avec la vid´eo : 6. Par exemple lors de la lecture d’un r´ecit interactif dont le parcours s’adapte aux actions du lecteur ou lors de la consultation d’un contenu mis en ligne mais adapt´e diff´eremment par deux sites Web distincts...

7. Lors de son intervention `a la troisi`eme table ronde du projet Livre 2010 organis´ee par le Centre National du Livre en octobre 2006 (Barluet 2006).

le livre est `a la fois support d’enregistrement et support de restitution8

, contenu et contenant, il est lisible sans dispositif technique interm´ediaire. Le lien intime entre le livre et le texte qu’il contient peut ˆetre observ´e sur le traitement et les attentes des lecteurs vis-`a-vis du texte en fonction du format et de l’´edition choi-sie (Cl´ement 1998). Minon argumente que la d´emat´erialisation du livre n’est en cons´equence que plus difficile, freinant le d´eveloppement de son alter ego num´e-rique dont l’importance dans l’´economie du livre est minime (moins de 0,5%). Cette particularit´e du livre est une particularit´e de l’´ecrit en g´en´eral. Pourtant, Internet regorge de ressources textuelles... d´emat´erialis´ees. Peut-ˆetre que les dif-ficult´es `a informatiser le livre tiennent plus de l’absence de mod`ele ´economique ´eprouv´e que des subtilit´es de l’´ecrit ? En tout cas l’histoire de la lecture et des supports de l’´ecrit pr´esent´ee dans ce chapitre laisse entrevoir une distanciation progressive entre textes et lecteurs, o`u la d´emat´erialisation fait office d’´etape suppl´ementaire. En effet, nous avons vu que les premiers scribes ´etaient form´es `a pr´eparer les supports des inscriptions. Ils ´etaient responsables de la production aussi bien du contenant que du contenu. Ensuite, la production du support a ´et´e rel´egu´ee aux artisans, mais la n´ecessit´e de recopier les ouvrages `a l’`ere ma-nuscrite donnait aux lecteurs une relation aux textes diff´erente de la moderne : ils avaient une approche plus physique, une m´emorisation plus intime des ´ecrits (Martin & Delmas 1996). L’apparition de l’imprimerie va briser cette intimit´e, le nouveau livre est critiqu´e par le d´etachement qu’il suscite chez ses lecteurs : auxviie

, avec l’´epanouissement d’une lecture extensive, l’attitude d´esinvolte face aux livres qui ne sont plus respect´es, sont froiss´es et parfois jet´es, inqui`ete les tenants de la lecture intensive d’ouvrages uniques de par leur facture tradition-nelle. Cette inqui´etude n’est pas sans nous rappeler celle de nos contemporains fasse au d´eveloppement de la lecture zapping. `A travers ces ´evolutions du sup-port, on se distancie de plus en plus de la mat´erialit´e du texte. Le num´erique se pr´esente comme l’aboutissement de cette distanciation, en faisant disparaˆıtre l’objet mˆeme.

Nous avons nuanc´e l’id´ee de rupture des pratiques associ´ee au basculement du papier `a l’´ecran afin de rappeler que l’´evolution des formes dominantes de pra-tiques de lecture est un processus lent et complexe – de par les facteurs entrant en jeu. L’histoire de la lecture dans le monde occidental, intimement li´ee `a celle des supports de l’´ecrit, montre que les ´evolutions induites par les nouvelles technolo-gies passent par une adaptation des pratiques existantes sur le nouveau support avant que les particularit´es de ce dernier puissent ˆetre explor´ees et r´epercuter dans les pratiques (par exemple, la contrainte du d´ecoupage du texte en pages du codex a par la suite donn´e naissance `a l’indexation et `a la s´eparation du texte des images). Or pour la lecture qui nous int´eresse plus particuli`erement, la lecture savante, intensive d’un corpus documentaire, cette premi`ere phase d’adaptation 8. Nous reviendrons plus en d´etail sur cette distinction lors de notre discussion sur la notion de document num´erique.

semble ˆetre `a ses balbutiements. L’ergonomie des dispositifs de lecture num´erique – principalement les ordinateurs – reste l’argument incontournable pour justifier le retard cumul´e par ces pratiques relativement aux lectures prospectives ou de loisir. Pourtant, cette pratique n’est pas inexistante et les quelques retours que nous avons eu durant nos travaux semblent annoncer un basculement progressif de la lecture du papier au num´erique. C’est pourquoi il nous paraˆıt essentiel de revenir sur l’informatisation qui est faite de la lecture intensive, ce que nous pr´e-senterons dans le chapitre4. Sans assurer une informatisation de qualit´e, pouvant fournir une r´eelle alternative aux pratiques existantes, le champ des affordances illimit´ees ouvert par le support num´erique resterait inexplor´e, ce qui nous pri-verait d’un outil de choix pour assurer l’´evolution des pratiques suite `a cette r´evolution des supports.