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2.4.1 L’av`enement de l’imprimerie

Si l’humanisme a failli dans sa mission de lib´erer le lecteur des interpr´etations interm´ediaires faisant autorit´e, il n’a pas remis en cause l’ensemble d’œuvres qui constituaient le canon de la litt´erature scolastique. Par contre, l’apparition de l’imprimerie va favoriser duxve

`a la mi-xviie

une extension du public de lecteurs `a toutes les franges sociales qui `a leur tour vont mettre en cause ces œuvres auxquelles ils ne s’identifient pas ou tout simplement ne s’int´eressent pas. Cela ne veut pas dire pour autant que chaque groupe social a une litt´erature sp´ecifique, les romans de chevalerie, par exemple, ont ´et´e lus par des classes populaires comme en t´emoignent des registres de l’inquisition (entre 1560 et 1610). Cette mutation de la lecture est progressive. Les innovations techniques dans la fabrication des livres sont avant tout permises par la forte introduction du papier en Europe. Mis au point en Chine et adopt´e par les Arabes d`es leviiie

si`ecle, le papier arrive dans le sud de la M´editerran´ee vers le xe

si`ecle. Il va remonter dans l’Europe continentale en passant par l’Espagne. `A la fin du xive

, la production du papier est r´epandue dans toutes les puissances europ´eennes. Avec ce support bien plus ´econome que les parchemins, une reproduction plus importante des textes ´etait envisageable. De 1450 `a 1455, Gutenberg fabriqua son ´edition de la Bible, premier livre imprim´e `a l’aide de caract`eres mobiles. Si la copie de textes en multiples exemplaires ´etait d´ej`a possible en utilisant des planches de bois grav´ees (c’est le cas par exemple des livrets xylographiques destin´es `a enseigner les pri`eres du d´ebut duxve

), le proc´ed´e de Gutenberg va bouleverser le monde de la production de livres de par sa r´eutilisabilit´e. Les caract`eres employ´es sont mobiles et peuvent ˆetre recompos´es pour imprimer des nouveaux textes au besoin. La r´eduction des coˆuts engendr´ee par cette technique va faciliter l’acc`es aux ´ecrits et la publication d’ouvrages touchant un moins large public que les canons litt´eraires.

Avec cette r´evolution de la production livresque, les mœurs vont aussi changer. On estime qu’`a la fin duxve

plus de dix millions d’exemplaires ont ´et´e produits et diffus´es en Europe – en moins de deux g´en´erations – pour une population qui ne comportait qu’au maximum quelques centaines de milliers de liseurs confir-m´es (Martin & Delmas 1996). Peut-ˆetre est-ce Montaigne qui r´esume le mieux le changement du comportement des lecteurs `a cette ´epoque o`u l’enjeu de la lecture

devient celui «d’´eveiller son discours et d’embesogner son jugement, non sa m´e-moire ». Apr`es la quˆete de savoir des humanistes, c’est au tour des philosophes de chasser les ´erudits comme ces derniers l’avaient fait avec les sages. Il s’agit bien sˆur ici des courants les plus populaires et des pratiques les plus r´epandues, des ´erudits ont bien entendu surv´ecu `a ces m´etamorphoses sociales. Cependant l’acc`es d’une population plus large aux ´ecrits, grˆace ´egalement aux traductions en langues vernaculaires, et la perte du caract`ere pr´ecieux et sacr´e des livres va jusqu’`a en inqui´eter les incitateurs des changements :

«Luther lui-mˆeme se posa parfois la question de savoir s’il avait eu raison de traduire la Bible pour la mettre entre les mains de liseurs qui en tiraient des conclusions `a ses yeux condamnables. Et il s’in-qui´eta, comme beaucoup d’humanistes de son temps ; la prolif´eration de livres n’incitait-elle pas ses contemporains `a une lecture superfi-cielle ?» (Martin & Delmas 1996)

Les imprimeurs cumulent les m´etiers que l’on connaˆıt aujourd’hui, ils sont responsables du choix du texte servant de matrice, de son ajustement, de sa mise en page et de sa production.

Ainsi, avec l’arriv´ee de l’imprimerie et l’´emergence d’une bourgeoise en quˆete d’identit´e sociale et en opposition avec l’ordre ´etablit, les pratiques de lecture vont ˆetre profond´ement affect´ees et on assiste au passage d’une lecture intensive des mˆemes ouvrages (les textes sacr´es et antiques, lus et relus moult fois) vers une lecture extensive (variation importante des textes lus). L’imprimerie n’a pas ´et´e neutre non plus envers la typographie et la mise en page. Avec la cr´eation d’un commerce du livre, le coˆut de fabrication est devenu un facteur essentiel pour les producteurs de livres. Il s’ensuit des strat´egies pour baisser les coˆuts telles que l’augmentation du nombre de caract`eres par page, l’impression monochrome, etc. qui on engendr´e la recherche de caract`eres s´epar´es et la dissociation du texte et de l’image. En tout cas au d´ebut du xvie

, l’imprimerie a conquis l’Europe et

«Elle va y r´egner sans partage durant quatre si`ecles, et se lancer `a la conquˆete du monde.» (Martin & Delmas 1996)

2.4.2 Lire c’est ˆetre libre

Comme notre discussion sur la lecture orale l’a d´ej`a soulev´e, la lecture est souvent un catalyseur d’une pens´ee libre. Lire est un moyen d’acc´eder `a une ´emancipation intellectuelle et sociale. Or, cette consid´eration n’a pas ´echapp´e aux imprimeurs – ou aux libres penseurs qui sont devenus imprimeurs par la force des choses – qui d´etenaient alors un outil de diffusion des id´ees encore in´egal´e. Si des int´erˆets ´economiques ´etaient en jeu avec l’apparition de l’imprimerie et d’un large march´e du livre, les int´erˆets politiques n’´etaient pas oubli´es par les autorit´es :

l’´Eglise et les Rois. Ces autorit´es ont essay´e de contrˆoler les ouvrages publi´es dans chaque royaume. Mais leur contrˆole des lectures et mˆeme des interpr´etations des textes sacr´es a ´et´e fragilis´e avec la large diffusion des textes. La R´eforme, initi´ee au xvie

, n’aurait pu avoir l’ampleur qu’elle a connu sans l’imprimerie. L’opposition de Martin Luther `a l’´Eglise, lanc´ee par ses 95 Th`eses contre les Indulgences, a engendr´e une vague de publications sans pareille. L’appel A la` noblesse chr´etienne de la nation Allemande atteint des tirages estim´es `a 50000 exemplaires et L’Ancien Testament connaˆıt un total de 410 ´editions entre 1522 et 1546 (Martin & Delmas 1996). On va jusqu’`a ´enoncer :«La R´eforme, fille de Gutenberg ! » (Gilmont 1997). L’acc`es direct `a la litt´erature chr´etienne, promu par les protestants qui n’h´esitent pas `a traduire les ouvrages fondateurs de la foi chr´etienne en langue vernaculaire, va favoriser la banalisation de la lecture et l’acc`es `a celle-ci par une partie plus importante de la population.

Pour lutter contre cette ´emancipation et perte de pouvoir cons´equente, l’´Eglise romaine doit s’adapter aux nouvelles possibilit´es de production et de diffusion des livres. Elle devait `a la fois r´epondre aux critiques ´emises par les dissidents et adapter sa diffusion du culte et des textes catholiques aux modernit´es intro-duites par l’imprimerie. Le Concile de Trente fut d´ecisif dans la mise en œuvre de la Contre-R´eforme, en renfor¸cant les directives quant `a la conduite des servi-teurs de l’´Eglise (la d´ebauche de certains prˆetres ´etant `a l’origine des critiques) et d´efinissant les ouvrages de r´ef´erence et la diffusion de ceux-ci. Ils prˆechent une diffusion orale des textes sacr´es, uniquement par une voix autoris´ee. Les pasteurs ont une tˆache p´edagogique et des nouveaux textes, vou´es `a faciliter leur trans-mission des pr´eceptes catholiques, sont produits avec la collaboration notamment de l’imprimeur Paul Manuce qui en d´etient le quasi-monopole. La R´eforme et la Contre-R´eforme, mobilisant toutes deux le nouvel outil qu’est l’imprimerie, sont les premiers exemples de propagande ´ecrite. En effet, si la lecture permet de li-b´erer les esprits, elle permet aussi d’endoctriner si l’on exerce un contrˆole strict des interpr´etations.

Dans ce combats d’id´ees entre les protestants et les catholiques, nous pouvons ´egalement observer une autre libert´e apport´ee par la lecture, celle de l’interpr´e-tation : «L’assimilation d’un texte par un lecteur est un travail ´eminemment personnel de choix et de restructuration des donn´ees ´ecrites. Selon le mot de Michel de Certeau, lire c’est ‘un braconnage’.» (Gilmont 1997)

Ainsi, des ouvrages de r´efutation du protestantisme ont parfois eu l’effet per-vers de diffuser les id´ees de cette doctrine. Par cons´equent, l’´Eglise romaine a d´ecr´et´e l’interdiction de citer tout ouvrage promouvant la R´eforme, mˆeme dans le but de le critiquer. `A cette ´epoque o`u les imprimeries prolif`erent, l’utilisation faite des textes est aussi incontrˆol´ee que leur interpr´etation. Nous pouvons citer l’exemple d’une Bible catholique publi´ee en langage vernaculaire et bas´ee sur la

Bible de Luther.

Un autre exemple d’´emancipation catalys´ee par la diffusion de textes est la r´e-volution fran¸caise. Johann Georg Heinzmann, libraire conservateur suisse, comme beaucoup de ses contemporains consid`ere que ce sont les lecteurs et non les ja-cobins qui sont responsables de la R´evolution (Wittmann 1997). Propuls´es par cette derni`ere, les ´ecrits traitant de libert´e, d’´egalit´e et de fraternit´e se r´epandent massivement, et avec eux une lecture actuelle et pragmatique. D´ej`a mise `a mal par les philosophes, la lecture ´erudite subit des forts sarcasmes. Si le th`eme est souvent r´evolutionnaire, la pratique se rapproche de la lectureutilitas d’autrefois, on cherche la lecture utile, consid´er´ee comme un devoir moral et non un objet de plaisir oisif.

2.4.3 La fureur de lire

Le passage de l’Europe de l’expansion `a la r´ecession lors de la crise de 1630 `a 1660 incite les imprimeurs `a produire des ouvrages destin´es aux publics les plus larges possibles `a un prix minimum. Des collections populaires voient le jour, tr`es bon march´e comme en 1620 les «penny chapbook trade» ou encore la Biblio-th`eque bleue de Nicolas Oudot `a Troyes. Ces collections vont ´elargir la masse de lecteurs. Durant le xviiie

si`ecle, la population urbaine croˆıt et s’embourgeoise. L’´ecriture et la lecture deviennent l’espace d’exp´erimentation de la bourgeoisie qui cherche `a d´efinir son identit´e sociale. Les cons´equences de cette pratique sont que les populations, tout d’abord en France et en Angleterre puis en Allemagne, semblent ˆetre prises par une fr´en´esie de la lecture. Les ouvrages de fiction sont au cœur de cette nouvelle vague de lecteurs qui adoptent selon Manguel princi-palement deux positions face au contenu des ouvrages d´evor´es :

– Forte identification : les fictions sont v´ecues par les lecteurs qui veulent

«croire aux personnages [. . .] et se conduire comme eux».

– Maintient des distances : les fictions sont pour eux des «simples fabrica-tions sans aucune port´ee dans le «monde r´eel» ».

Paradoxalement on retrouve en mˆeme temps une pratique ancestrale, avec des auteurs comme Goethe ou Rousseau entre autres, des gestes de lecture anciens sont appliqu´es `a une lecture in´edite, les romans : «c’est l’enti`ere sensibilit´e [du lecteur] qui se trouve engag´ee»(Cavallo & Chartier 1997). Nous pouvons parler d’une nouvelle forme de lecture intensive, dans le sens o`u les lecteurs sont absorb´es par les romans qui leur dictent leur mode de vie `a la mani`ere des textes religieux autrefois. On voit apparaˆıtre par exemple, en 1774 avec«Les souffrances du jeune Werther », un culte des lecteurs pour les objets port´es par le h´eros du roman. Avec la R´evolution fran¸caise, les pratiques de lecture vont ´egalement s’intensifier dans les campagnes et les basses couches sociales. On passe d’une lecture qui

´etait souvent superficielle `a une lecture avide de nouveaut´es, les journaux ´etant souvent lus `a voix haute ce qui incite les auditeurs `a devenir `a leur tour des lecteurs, d’autant plus avec les contrˆoles d’autorit´es contre-r´evolutionnaires.

C’est `a partir du xviiie

que le livre est consid´er´e comme une marchandise culturelle. Kant d´efinit la lecture comme « un moyen d’apprentissage de l’au-tonomie» (cit´e dans (Wittmann 1997)). Le march´e du livre se d´eveloppe, avec une adaptation de l’offre `a la demande avec l’apparition de nouveaux formats (le format in-octavo2

, pr´ef´er´e des litt´eraires bourgeois, s’imposa). `A la fin duxviiie , la production de livres est en forte hausse alors que le volume d’œuvres en latin faiblit ainsi que celui des œuvres religieuses.

Au d´ebut du xixe

si`ecle, on rencontre au final deux cat´egories de lecteurs : – Ceux qui cherchent une lecture oisive, avides de romans qui sont devenus

des vrais ph´enom`enes de soci´et´e.

– Ceux qui cherchent une lecture utile et pragmatique.