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2.3.1 Du divin `a l’utile

Si quelques indices laissent envisager une pratique de lecture silencieuse dans l’antiquit´e, la tradition de la lecture orale perdure jusqu’au Moyen ˆAge. En effet, le premier t´emoignage pr´ecis d’une lecture silencieuse nous est parvenu dans les Confessions de Saint Augustin :

«Quand il lisait, raconte Augustin, ses yeux parcouraient la page et son cœur examinait la signification, mais sa voix restait muette et sa langue immobile. N’importe qui pouvait l’approcher librement et les visiteurs n’´etaient en g´en´eral pas annonc´es, si bien que souvent, lorsque nous venions lui rendre visite, nous le trouvions occup´e `a lire ainsi en silence, car il ne lisait jamais `a haute voix.»Saint Augustin, Confessions, VI, 3 (Paris 1959). (Manguel 2000)

Il s’agit de la description de Saint Ambroise (cf. figure2.4), qui v´ecut jusqu’`a la fin duive

si`ecle apr`es J.-C., par Saint Augustin. On d´ecouvre son ´etonnement `a constater que l’on peut lire sans vocaliser. Avec le Moyen ˆAge, la lecture devient peu `a peu une pratique quasi-exclusive des monast`eres o`u les b´en´efices d’une lec-ture silencieuse font qu’elle va progressivement supplanter la leclec-ture `a haute voix. Pour Armando Petrucci, en plus de la lecture `a voix haute `a la mani`ere antique, le Moyen ˆAge a connu une large diffusion des techniques de lecture silencieuse et murmur´ee (dite aussi de rumination) (Martin & Delmas 1996). On estime que

la lecture silencieuse est devenue la pratique dominante vers le xe

si`ecle. Parmi les b´en´efices ´eprouv´es par les moines, citons tout d’abord un gain en tranquillit´e. On imagine difficilement l’´etude des textes sacr´es par les moines d’un monast`ere o`u chacun serait oblig´e d’´enoncer le texte lu. La lecture silencieuse a permis de transformer les monast`eres en ces lieux calmes et propices `a la m´editation qui ont perdur´e jusqu’`a nos jours. De plus, celle-ci s’av`ere ´egalement propice `a une m´emo-risation plus facile des textes sacr´es et `a une meilleure compr´ehension des ´ecrits. Ce dernier avantage doit cependant ˆetre consid´er´e avec mod´eration car jusqu’au

xvie

si`ecle la p´edagogie des ´ecoles scolastiques enseignant la lecture consid`ere que la compr´ehension n’est pas indispensable `a la connaissance. La lecture enseign´ee par les scolastiques ´etait divis´ee en ´etapes. Dans la premi`ere, la lectio, le lecteur proc`ede `a une analyse grammaticale du texte. Puis vient lalittera, o`u l’on ´etudie le sens litt´eral du texte. `A travers cette derni`ere on arrivait au sensus, la signi-fication en fonction des diff´erentes interpr´etations ´etablies (les degr´es de libert´e du sens pour le lecteur ´etaient fortement restreints). Finalement, la sententia, consistait `a discuter les opinions des commentaires approuv´es. C’est une lecture au final contrˆol´ee que visait `a transmettre ces ´ecoles, avec la construction d’une interpr´etation personnelle born´ee par des interpr´etations d’autorit´e.

Figure 2.4 – Mosa¨ıque repr´esentant St. Ambroise, le premier lecteur silencieux retenu par l’Histoire

L’´emergence d’une culture de la lecture silencieuse va avoir des cons´equences importantes sur le support mˆeme, qui doit dor´enavant faciliter une appropriation directe du texte. N’ayant plus recours `a la vocalisation des textes, les limites de lascriptio continua se font rapidement ressentir. La s´eparation des mots par les copistes devient une pratique courante d`es la seconde moiti´e duxe

si`ecle mais ne serait coh´erente qu’`a partir duxiie

si`ecle. L’´ecrit gagne d`es lors en autonomie, ce n’est plus l’archivage de la parole mais :«un langage visible qui allait directement `a l’esprit par l’interm´ediaire de l’œil» (Parkes 1997). Cette approche plus directe du contenu d’un texte est appr´eci´ee des moines qui passent d’une lecture o`u ils

v´ehiculent la parole divine `a autrui `a celle o`u la parole divine leur est adress´ee. Si la lecture silencieuse procure un sentiment de proximit´e avec Dieu pour le lecteur chaste, elle est aussi source de difficult´es pour l’´Eglise qui cherche `a contrˆoler les interpr´etations faites des textes sacr´es et ouvrages philosophiques rescap´es de l’antiquit´e. Puisque on ne peut plus entendre ce que lit quelqu’un, on perd le moyen de surveiller. On ne peut plus aussi bien contrˆoler l’activit´e des lecteurs. De plus, l’enseignement de la lecture ´echappe progressivement des monast`eres pour devenir l’objet des ´ecoles puis des universit´es avec des nouveaux objectifs : utilit´e et rentabilit´e.

Figure 2.5 – Un moine copiste Bourguignon `a l’œuvre, portrait du xve

si`ecle.

2.3.2 Vers des nouvelles formes de lecture

Avec la banalisation de la lecture silencieuse, la lecture va quitter le carcan scolastique pour assouvir des nouveaux besoins. Aux xiie

et xiiie

si`ecle, « Le savoir devient le but premier du lecteur. On ne recherche plus par priorit´e la sagesse en lisant » (Hamesse 1997).

morpholo-giques et l’apparition d’une instrumentation de la consultation : pour favoriser un acc`es rapide `a l’information, on pr´ef`ere un texte avec un d´ecoupage en parties, des paragraphes, des tables, index, etc. Ces d´ecoupages plus sophistiqu´es des textes vont favoriser l’apparition de r´ef´erences internes plus abondantes, lib´erant encore plus les textes d’une s´equentialit´e que l’on pourrait attribuer `a un de ses supports primitifs – le volumen. `A cette mˆeme ´epoque, avec la stabilisation de l’´ecriture jusque l`a encore principalement phon´etique, apparaissent ´egalement des nouvelles ´ecritures qui appellent `a des nouvelles lectures : plus intimistes, n’ayant plus `a dicter pour ´ecrire, des sentiments personnels sont plus fr´equemment ´ecrits. Les lecteurs d´ecouvrent un rˆole de refuge dans les textes. En les lisant sans vocaliser, ils acc`edent `a un espace-temps priv´e, o`u l’on est maˆıtre du temps, on choisit le rythme de progression du texte.

Le lecteur est d´esormais seul face au texte. Le d´eveloppement de la lecture silencieuse et l’´ecriture stabilis´ee s’accompagnent d’un retour de l’´erotisme et autres genres touchant `a des sentiments trop personnels ou priv´es pour une vo-calisation. On constate aussi une augmentation de la m´editation individuelle. Ce type de lecture est en effet propice `a la r´eflexion, comme nous le rappelle Proust :

«La lecture, au rebours de la conversation, consiste pour chacun de nous `a recevoir communication d’une autre pens´ee mais tout en res-tant seul, c’est-`a-dire en continuant `a jouir de la puissance intellec-tuelle qu’on a dans la solitude, en continuant `a rester en plein travail f´econd de l’esprit sur lui-mˆeme.» (cit´e dans (Pigallet 1989))

En fait nous assistons `a une premi`ere prise de pouvoir par le lecteur face au contenu inscrit dans les livres. En se lib´erant de la s´equentialit´e et d’un contrˆole strict des lectures et interpr´etations, l’esprit critique guette et une nouvelle ´evo-lution de la lecture se pr´epare. Le ph´enom`ene des lectures individuelles et silen-cieuses atteint mˆeme, auxxive

etxve

si`ecles, les princes d’Europe qui constituent alors les biblioth`eques royales. Citons notamment Charles V, dit Charles le Sage, qui d´eveloppa sous son r`egne «une sorte d’humanisme d’ ´Etat » (Martin & Delmas 1996).

2.3.3 Le lecteur humaniste

Aux balbutiements du mouvement humaniste, le d´eveloppement de la lecture silencieuse et individuelle attise l’esprit critique des lecteurs et leur volont´e de se d´ebarrasser des interpr´etations contraignantes impos´ees par l’´ecole scolastique. Le caract`ere profond´ement subjectif des interpr´etations pousse inexorablement les lecteurs du xive

si`ecle `a cr´eer une rupture dans la tradition dogmatique de l’´etude des textes. Puisque«lire ne consiste pas `a aller du texte `a la signification mais au contraire `a faire des hypoth`eses sur une signification possible puis `a

v´erifier ces hypoth`eses dans le texte » (Jean H´ebrard cit´e dans (Pigallet 1989)) ; comment pouvaient ces nouveaux lecteurs accepter que l’on borne leur espace interpr´etatif ? La lecture est faite dans un but d’interpr´etation de la r´ealit´e et non pas uniquement pour un ´epanouissement de l’ˆame par le simple exercice du parcours des pages d’un texte sacr´e.

Les humanistes se positionnent par cons´equent en rupture avec l’enseignement de la lecture prodigu´e par les scolastiques. Ils consid`erent que les textes antiques ont ´et´e d´enatur´es par la recherche syst´ematique de leur interpr´etation dans un cadre chr´etien, avec les gloses d’autorit´e qui conditionnaient une interpr´etation en accord avec les principes de l’´Eglise. C’est pourquoi ces nouveaux lecteurs cherchent `a se d´ebarrasser des lectures d´eform´ees faites par les scolastiques. Pour eux, il faut consid´erer les anciens textes pour ce qu’ils sont : des t´emoignages d’une autre ´epoque et rien d’autre. Ils proposent de supprimer les gloses et commentaires afin qu’il n’y ait plus d’interm´ediaire entre l’auteur et le lecteur. Les lectures d’un texte peuvent ˆetre nombreuses, cela peut ˆetre la richesse mˆeme d’une œuvre, mais des lectures peuvent ˆetre aussi des surinterpr´etations et mˆeme pis, des mensonges :

«Chaque lecteur invente ses lectures, ce qui n’est pas mentir ; mais chaque lecteur peut aussi mentir, imposer d´elib´er´ement au texte la soumission `a une doctrine, `a une loi arbitraire, `a des avantages personnels, `a la loi des propri´etaires d’esclaves ou `a l’autorit´e des tyrans.» (Manguel 2000) Les humanistes ont donc d´ecid´e de faire table rase des interpr´etations scolastiques pour rechercher le sens originel des textes de l’antiquit´e.

Le d´etachement des humanistes par rapport aux traditions de lecture scolas-tiques vont jusqu’`a dans la mani`ere de lire. Les lectures se font en tous lieux, comme P´etrarque qui lit tout le long de son ascension du mont Ventoux. Leur motivation principale est la lecture qui instruit et ils accordent une importance `a la m´emorisation des textes. Tr`es souvent, les humanistes lisaient une plume `a la main car la recopie ´etant souvent l’unique moyen de garder un livre. Mais c’´etait aussi un moyen de le m´emoriser et de rendre ainsi hommage `a l’auteur.

Mais peu `a peu les humanistes ont construit leur m´ethode de lecture et des figures d’autorit´e issues de leur mouvement ont `a leur tour fournis leurs propres commentaires qui rempla¸caient au final les m´edi´evaux. La lecture peut ˆetre `a la fois vue comme garante de stabilit´e sociale (renfor¸cant la notion de groupe, en passant souvent par une lecture unique comme l’a cultiv´e l’´Eglise) ou comme source d’id´ees r´evolutionnaires (cas des esclaves noirs en Am´erique). En ce sens, les pratiques de lecture du Moyen ˆAge et scolastiques ont ajout´e `a un canon de textes, les textes sacr´es de l’´Eglise, un canon d’interpr´etations qui recadraient le contenu des textes antiques tant bien que mal au contexte politico-religieux de l’´epoque. Les humanistes vont rejeter le canon d’interpr´etations, sans pour autant rejeter les œuvres classiques. Par contre, ce courant fini `a son tour par

proposer un canon de textes et d’interpr´etations en reproduisant en partie ce qu’ils reprochaient aux scolastiques : placer un interm´ediaire entre l’auteur et le lecteur.