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entre didactique et communication

1.4. De ce que la médiation fait aux questions d’environnement

1.4.5 Médiations des controverses scientifiques

1.4.5.1. La fonction des médiations des controverses

En prenant les savoirs et les pratiques des scientifiques comme référence, on pourrait s’attendre à ce qu’un journaliste propose une lecture des controverses suivant l’éthique de l’objectivation des savoirs, présentant le doute méthodique pour contrer le magistère culturel

de la science abusivement présentée comme un réservoir de vérités incontroversables dogmatiquement assénées à la population (Roqueplo, 1993). Dans le cadre du modèle de

diffusion des savoirs scientifiques supposant l’existence d’un knowledge gap, le risque que j’identifie est celui de considérer qu’il existe des controverses purement scientifiques et d’autres purement sociales. S’affirme alors à nouveau une tendance à autonomiser deux univers distincts, sans mesurer les enjeux socio-épistémologiques des controverses.

Un autre risque que dénonce Roqueplo est lié à la publicisation médiatique des controverses en contexte d’expertise. Comme certains scientifiques experts, le journaliste pourrait contribuer à surdéterminer certains savoirs et à transformer la controverse en conflit. Dans cette vision d’une distorsion épistémologique, l’approche des controverses peut

conduire à une représentation dogmatique de la connaissance scientifique sans que soit assimilé le fait que la certitude scientifique résulte d'un combat systématique contre les

certitudes incontroversables (Roqueplo, 1993). L’éthique de l’objectivation s’effacerait alors.

Dans ce cas de figure, la communication médiatique autour des controverses pourrait être un

bon lieu de lecture des tensions et rapport de force entre science, culture, politique et démocratie moderne (Wolton, 1997). C’est en tout cas une de mes hypothèses méthodiques

justifiant une attention aux modèles de communication.

Il faut signaler la position de certains médiateurs qui pensent que si les controverses scientifiques sont rendues publiques, elles risquent de semer le doute et la confusion dans l’esprit des citoyens qui n’ont pas les capacités de les comprendre. Pour Roqueplo (1993), cette crainte peut conduire à un chantage au consensus, en considérant que les controverses introduisent le doute dans l'opinion publique et risque de bloquer l’action88, en ébranlant la confiance des non spécialistes envers la fiabilité des savoirs qui apparaissent alors controversables. Il y aurait risque d’affaiblissement de la crédibilité et de la force de la

science (Wolton, 1997). Pour Roqueplo (1993, p.338-339), cet argument est irrecevable : La publicisation du doute méthodique doit se développer car sans la réconciliation entre doute et

certitude, sans la confiance raisonnée et raisonnable dans le travail des scientifiques, c'est la fiabilité même des connaissances qui finit par être objet de doute. […] Un diagnostic incertain n'est pas pour autant un diagnostic auquel on ne fait pas confiance.

88

On peut avoir une merveilleuse illustration de ce chantage au consensus dans les propos de Yann Arthus Bertrand lors de l’émission télévisuelle Arrêt sur Images sur France 5 en novembre 2006 intitulé Au secours les

médias la planète meurt. Déclarant qu’il n’a pas envie de semer le doute face à sa grande inquiétude, il obligera

l’animateur à confirmer qu’il est convaincu du risque climatique, devant Hervé Le Treut (climatologue du GIEC) et Sylvestre Huet (journaliste à Libération), présents lors de ce débat télévisuel. On peut également trouver un autre exemple dans le site Medialens, à la suite de la diffusion du documentaire sceptique La grande arnaque du

réchauffement climatique en mars 2007 sur la chaîne Channel 4. Des scientifiques anglais avaient réagi en disant

qu’il fallait éviter de semer le doute qui risquerait d’entraver la mobilisation sociopolitique. Dans le documentaire d’Al Gore Une vérité qui dérange (2006), on évoque un complot industriel, politique et médiatique destiné à semer le doute sur l’expertise scientifique consensuelle et alarmiste et la nécessité de changer les modes de consommation énergétique, afin de démobiliser l’opinion publique américaine. En France, les scientifiques comme Claude Allègre ou Marcel Leroux qui émettent des doutes sur le réchauffement anthropique sont parfois qualifiés par d’autres scientifiques ou des journalistes de négationnistes, comme ce fut le cas sur le site

1.4.5.2. Le recours aux instances de médiation

Lorsque Latour (2007) propose à ses étudiants de cerner les contours et la dynamique d’une controverse en utilisant des instances de médiation, il précise qu’on peut passer de la

grande presse non spécialisée à l'ensemble des connaissances spécialisées qui la sous-tendent

mais qu’en général, les controverses sont d'autant plus faciles à suivre et à documenter

qu'elles sont plus savantes. Lui aussi mobilise un modèle de diffusion de connaissances par

couches, qui prend comme référence sociale les savoirs scientifiques :

A travers la lecture des pages d'actualités de Science, Nature, New Scientist, La Recherche, on y apprend beaucoup sur les expériences en cours, les résultats attendus et les prévisions faites par les protagonistes sur l'évolution de leur sujet; cela permet souvent de se faire une bonne idée de la "température" d'une controverse potentielle […] il ne s'agit pas de se limiter à une seule couche de littérature très spécialisée, en oubliant les autres médias (forum de discussion sur Internet, commissions d'enquête, grande presse etc.); ce qui compte c'est de suivre comment, en fonction des sujets, les différents types de littérature interprètent, transforment, voire déforment la même controverse.

Latour reconnaît que les instances de médiation sont susceptibles de modifier les controverses, dans le cadre du paradigme de la continuité, d’une sphère scientifique pur et autonome vers l’espace social, avec ce que Labasse (1999) considère comme une distorsion

épistémologique. Pour Latour, on ne peut comprendre une controverse médiatisée sans

intégrer le fait que la grande presse véhicule souvent des opinions et qu’il faut arriver à la

littérature spécialisée qui se trouve derrière ces opinions, comme si cette littérature

spécialisée était exempte d’opinions :

Il s'agit de passer d'énoncés flottants en l'air, objets de l'opinion et de la passion aux moyens pratiques qui permettent de produire des connaissances sur ces sujets : des chercheurs de telle ou telle discipline, financés par telle ou telle institution, disposant de tel ou tel type de données, disposant de telle ou telle hypothèse ou théorie.

Latour propose à ces étudiants de partir d'un sujet pointu, apparemment très isolé, et de découvrir peu à peu ses impacts multiples sur le grand public. En situation de travail didactique, c’est à partir d’une veille médiatique large ou plus précisément d’un travail de

documentaliste (découper, marquer, archiver, donner des mots clefs), que les étudiants

doivent dresser une cartographie médiatique de la controverse, avant d’en proposer une mise

en forme pédagogique (sous forme de site web ou sous forme de débat public). On découvre

donc chez Latour (2007) une conception de la médiatisation des sciences qui opèrerait des transformations, des glissements de sens, faisant d’un discours scientifique un discours plus commun lorsqu’il est vulgarisé.

Comme Latour (2007), Raynaud (2003) estime que la recension des asymétries qui fondent la controverse doit se faire en fonction des instances de médiation. La médiation

passe selon l’auteur d’un forum entre scientifiques (forum constituant) à un forum officieux (médiatiques, télévision, presse écrite)89.

Masseran et Chavot (2003) déclarent que lorsque les controverses sont médiatisées, l’autorité culturelle des sciences se trouve confrontée à une pluralité de savoirs émanant d’horizons différents (professionnels, populaires, militants…) et à diverses interprétations des problèmes. D’après leur enquête sur la cartographie télévisuelle des controverses (exemple des organismes génétiquement modifiés, OGM), ils constatent que cette diversité d’interprétations est réordonnée et hiérarchisée par la médiatisation. Une dynamique de frontières se construirait, définissant, séparant et protégeant les sciences d’autres mondes sociaux, autour des valeurs culturelles plus que des contenus.

Plutôt que d’offrir un espace à la négociation, la télévision renforcerait l’autorité culturelle de l’institution scientifique. En effet, les frontières rhétoriques assurant et protégeant la crédibilité de la science « pure et autonome » sont perpétuellement repositionnées dans le but de restaurer la confiance des publics envers cette institution. En ce sens, la cartographie télévisuelle de la controverse préserverait les valeurs de la société industrielle, plus qu’elle ne favoriserait l’émergence d’une modernité réflexive (Masseran et Chavot, 2003).

La cartographie médiatique de Masseran et Chavot (2003) suppose l’existence de réseaux d’acteurs et d’alliances plus ou moins tacites, légitimant l’expertise officielle et définissant les frontières entre les sciences légitimes et les sociétés90. Autour d’émissions comme Arrêt sur

89 Pour Raynaud (2003), seule une recension autant que possible exhaustive peut expliquer la structure et la dynamique d’une controverse. L’auteur estime que la recension doit être menée sur des familles de chercheurs, pour ne pas tomber dans le piège de corrélations personnelles ou fortuites.

90

On peut proposer une analyse similaire dans le cas de la controverse médiatisée dans la presse quotidienne (Le

Monde, Libération, Le Figaro) sur le réchauffement anthropique, suite aux débats à l’Académie des sciences, au

printemps 2007, entre Vincent Courtillot et Édouard Bard, proche des membres du GIEC (même si les choses sont plus complexes car ces acteurs occupent déjà l’espace médiatique comme représentants de la vraie science soutenue institutionnellement par l’Académie des sciences). Courtillot, ancien conseiller ministériel pour la recherche, est par ailleurs membre de l’Institut de Physique du Globe de Paris (comme son proche Claude Allègre), alors que Bard est membre du Collège de France. La cartographie médiatique que je suis en train de réaliser et que je ne pourrai pas présenter dans le cadre de ce travail montre l’exclusion progressive des géologues sceptiques, dans un contexte politique fortement marqué par la mobilisation contre le réchauffement climatique, par des jeux d’alliance entre des journalistes de l’Association des journalistes scientifiques de la presse d’information (AJSPI) et des scientifiques proches de l’expertise officielle GIEC. Voir à ce titre la lettre de l’AJSPI du 2 mars 2008 adressée au ministre de la recherche, au président de l’Académie des sciences et au président du CNRS, les articles sur le site RealClimate animé par des scientifiques proches du GIEC (articles les

Chevaliers de la Terre plate de Ray Pierrehumbert) ou encore les discours du journaliste Sylvestre Huet dans Libération ou sur son site Sciences2, précisant que Courtillot est sorti des valeurs de la science culturellement

images (novembre 2006) ou C’est dans l’air (février 2007, décembre 2008) qui évoquent

l’existence de controverses sur le réchauffement anthropique, on constate que les chercheurs présents, considérés par les médiateurs comme les représentants légitimes de l’expertise officielle, explicitent ce que sont les sciences et ce qu’elles ne sont pas. Ils érigent des barrières éthiques que les scientifiques ne doivent pas franchir. Dans le cadre de ces émissions, on constate que les controverses sur les risques climatiques se transforment en controverses sur les solutions technoscientifiques et sociales pour limiter les risques climatiques (travaux en cours).

1.4.5.3. Implications théoriques et méthodiques

Au final, lors du recours à des instances de médiation pour tenter de comprendre la structure et la dynamique des controverses, il faut donc s’interroger sur la construction médiatique d’un univers scientifique distinct et autonome vis-à-vis de l’univers social. Il y a fort à parier que cette construction contribue à légitimer socialement la position du scientifique et celle du médiateur. Au même titre que l’on constate une alliance entre savoir et pouvoir, dans le cadre de l’expertise, on peut penser qu’une alliance entre savoir et médiation renforce la légitimité des sciences et des médiateurs, tout en maintenant à distance le savoir de l’opinion.

L’enjeu d’une analyse de la médiation des controverses n’est donc pas de pointer une éventuelle distorsion épistémologique en référence aux discours des scientifiques porteurs de savoirs de référence. Comme le précise Moirand (2004), l’objet de recherche porte sur les

activités linguistiques et sémiotiques des acteurs engagés dans une situation de médiation sur

une question socio-scientifique, plutôt que sur la recherche des traces de la ré-énonciation

des discours sources en discours seconds.

A la suite de Moirand (2004), je considérerai que dans les médias ordinaires, le

discours de la science a fait place à un discours sur les relations entre la science, la nature et la société. Ce sont donc les mots, les constructions et les énoncés qui vont constituer des lieux d’inscription des relations entre sciences et sociétés dans les médias. Je ferai l’hypothèse

qu’il en va de même pour les discours didactiques des enseignants. Les enseignants, comme les journalistes, contribuent à donner une vision raisonnée du monde et des relations entre sciences et sociétés, à côté de celle des scientifiques. Par une attention au traitement didactique des controverses, j’essaierai donc d’analyser ces constructions sociales de sens et

discrédit médiatique réciproque entre Claude Allègre et Jean Jouzel, par l’intermédiaire de la télévision et de la presse écrite, notamment lors de la rumeur d’entrée d’Allègre dans le gouvernement Fillon (2008 et 2009).

leurs déterminants (opérativité socio-symbolique des enseignants, considérés comme des médiateurs spécifiques).

La méthode de lecture des rapports entre sciences et sociétés à travers les productions didactiques s’appuiera sur l’analyse de moments discursifs91 autour de controverses sur une

question socioscientifique, rendues publiques par la médiatisation. Ce sera inévitablement l’occasion de s’interroger sur les rapports entre deux instances de médiation : l’école et les médias.

S’agissant de comprendre des situations particulières de communication, je choisis à présent de mobiliser la théorie de Moscovici (1961, réédité en 1981) selon laquelle les représentations sociales ne peuvent être appréhendées que dans le cadre de situations de communications sociales. Une étude des médiations et des savoirs qui circulent devient donc une étude des représentations sociales.