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entre didactique et communication

2.2. Les enjeux de la didactique des questions socioscientifiques

Cette partie reprendra de manière synthétique les considérations des didacticiens, notamment celles de Laurence Simonneaux (2008) sur les enjeux de l’enseignement des questions socioscientifiques. La réflexion de cet auteur, qui travaille pour la formation des enseignants du Ministère de l’agriculture, peut être prise en référence, dans la mesure où ses travaux occupent le champ depuis plus de vingt ans. Cette présence s’explique probablement par les orientations politiques de l’enseignement agricole autour de questions d’environnement et de développement. Comme le rappelle Albe (2008), en ligne avec les

nouvelles orientations de politique agricole, il ne s’agit plus de transposer des savoirs issus des organismes de recherche, mais de créer des objets d’enseignement correspondants aux

nouveaux enjeux qui interpellent la société.

Dès le début de ses activités de recherche, Simonneaux s’est tournée vers les courants outre-atlantiques de l’enseignement des socioscientific issues (portés par Sadler) et plus généralement vers les courants pédagogiques qualifiés de science and technology related

society education (STS education). Ces courants de recherche soutiennent que l’enseignement

de questions socioscientifiques peut contribuer au développement d’une éducation scientifique citoyenne.

2.2.1 Une éducation scientifique citoyenne pour l’empowerment des

élèves

Simonneaux (2008) considère que l’introduction des questions socioscientifiques dans l’enseignement doit permettre de former les élèves à la prise de décision, à travers une éducation scientifique citoyenne qui souligne la place des connaissances et des valeurs :

L’école ne peut ignorer ces rapports qui se créent autour des acteurs de la science pas plus qu’elle ne peut ignorer comment le doute, l’incertitude et les controverses sont au cœur de l’activité scientifique. Dans ce contexte, il devient stratégique de faire comprendre que la science est une vérité provisoire, contextualisée, qui se construit non seulement par hypothèse mais aussi par discussion et confrontation, et aussi en fonction des normes sociales, économiques et politiques. Il s’agit donc de renouveler le rapport aux sciences qui intègrent leurs dimensions sociales et médiatiques pour faciliter un « empowerment » des élèves par l’éducation scientifique citoyenne. […] Si l’on maintient que la finalité de l’enseignement des questions socioscientifiques est la formation des élèves à la prise de décision réfléchie, il se pose la question de ce qui fonde cette prise de décision. Au-delà de contenus d’expertise, dont la limite de validité et le degré d’incertitude, propres à toute production scientifique, doivent être soulignée, il se pose également la question des valeurs qui orientent la prise de décision, autant que les connaissances.

En référence au fonctionnement socio-épistémologique des sciences, l’enjeu est donc de développer une didactique des savoirs scolaires, à des fins utilitaristes, démocratiques et culturelles. La question du rapport à l’expertise, qui suppose entre autres l’intégration des dimensions incertaines de l’activité scientifique est dans le fondement même des enjeux didactiques.

2.2.2 Pour une citoyenneté responsable et engagée

Les finalités de l’enseignement des questions socioscientifiques peuvent se lire à travers le prescrit des politiques éducatives agricoles. Il s’agit de conduire au développement

et à l’exercice de la citoyenneté, à la prise de conscience d’exigences éthiques et à la réflexion critique sur les problèmes de société (Albe, 2008). Ces prescriptions rejoignent

celles exprimées par l’ancien ministre Allègre lors de la dernière réforme de l’enseignement scientifique dans les lycées de l’Éducation nationale (MEN-BOEN, 1999). C’est donc la

question de la citoyenneté scientifique qui est soulevée.

Selon Albe (2008), deux visions coexistent autour des enjeux de la culture scientifique. Dans une certaine vision liée à l’apprentissage, il peut s’agir d’enseigner des

contenus scientifiques pour eux-mêmes, en référence à des savoirs savants, sans considération

sur les implications sociales de ces savoirs. Dans une autre vision liée au fonctionnement des sciences en société, les savoirs scolaires sont définis en référence à leurs implications dans la société. Les sciences sont vues comme de nature à jouer un rôle dans d’autres affaires humaines, ou dans des situations ayant une dimension scientifique. Dans cette perspective plus culturelle, il peut s’agir de permettre une communication sociale sur des thèmes scientifiques, afin de soutenir l’effort scientifique et technoscientifique ou encore de favoriser l’engagement politique et démocratique des personnes scientifiquement cultivées.

C’est dans cette perspective que se dessinent en France les visées éducatives de l’enseignement des questions socioscientifiques. Il s’agit donc de viser un usage critique et

raisonné de l’expertise et une participation démocratique aux débats publics, aux procédures d’expertise et prises de décisions en matière technoscientifique (Albe, 2008).

Le courant didactique des questions socioscientifiques envisage donc une formation citoyenne à l’action sociale, à travers une finalité émancipatoire : donner le pouvoir aux élèves

de participer aux débats publics et aux prises de décisions (empowerment). Comme le courant

sociologique de Callon et Latour recommande le débat participatif citoyen, le courant didactique suppose que l’empowerment citoyen passe par l’apprentissage du débat argumenté. En situation de controverses, la formation des élèves doit les aider à comprendre la nature des sciences et à évaluer les discours d’expertise. L’objectif d’appropriation de connaissances

scientifiques est également présent dans ce champ d’enseignement des questions

socioscientifiques.

2.2.3 La formation des enseignants aux approches philosophiques

La mise en scène de ces questions exigent une résolution [pluridisciplinaire] au delà

des considérations scientifiques, par la prise en considération des implications sociales, des valeurs et des idéologies qui accompagnent les décisions (Simonneaux, 2008).

Pour les enseignants, deux difficultés se manifestent a priori : 1/ leurs compétences sont pédagogiques et disciplinaires, tout en étant éloignées des pratiques effectives de leur discipline de rattachement, 2/ la fonction et la posture de l’enseignant (neutralité ou engagement) nécessitent d’être explicitées face aux dimensions éthiques et politiques que

soulèvent ces questions.

C’est donc également en termes de formations des enseignants que la didactique des questions socioscientifiques se positionne.

Cette formation passe nécessairement par l’analyse socio-épistémologique de la question scientifique socialement vive, permettant de prendre conscience de l’interdépendance entre sciences et sociétés, et par la compréhension des prises de décision, fondée non seulement sur l’évaluation de la tangibilité des preuves scientifiques (Chateauraynaud, 2004), mais également sur des valeurs à identifier et auxquelles adhérent les individus. Nombreux sont ceux qui y voient une approche propre aux sciences philosophiques (Simonneaux, 2008).

Dans l’article de Simonneaux J. et Simonneaux L. (2008), cinq leviers d’action sont proposées pour former les enseignants :

- en socioépistémologie, c’est-à-dire sur l’interaction entre la construction des sciences et la société, sur les implications des développements technoscientifiques sur l’environnement, le « monde », - sur l’analyse du système de représentations-connaissances des élèves,

- sur l’analyse critique de discours médiatiques contradictoires et sur leur utilisation en classe, - sur la construction de stratégies didactiques adaptées, ouvertes et complexes,

- sur le rôle particulier qu’ils jouent dans celles-ci (gestionnaire de débats et de conflits cognitifs et affectifs, animateur de l’analyse réflexive cognitive et affective à l’issue de l’enseignement, impact de leur posture plus ou moins neutre ou engagée, articulation interdisciplinaire, intégration du champ risqué des valeurs et des idéologies).

2.2.3.1. L’approche de la complexité et du débat argumenté

Selon Audigier (2000), l’éducation à la citoyenneté et la culture du débat et de l’argumentation remettent obligatoirement en cause l’organisation en disciplines de l’École. Cela suppose un enseignement qui accepte de traiter de problèmes pour lesquels il n’y a pas de solutions closes et définitives et qui introduise une diversité de points de vue sans renoncer

pour autant à l’exigence de vérité dont est porteuse notre tradition éducative et scolaire.

Cette culture est éloignée d’une formation des professeurs qui privilégie l’apprentissage de connaissances disciplinaires scientifiquement stabilisées.

Le souci de débattre et d'argumenter est présent dans les discours des enseignants,

comme projet intellectuel noble, mais il est souvent reporté à plus tard sous le prétexte que les

élèves n’en savent pas assez pour pouvoir s’y livrer avec profit. Cette introduction de la culture du débat remet très profondément en cause le modèle didactique disciplinaire construit en grande partie sur l’analyse de textes. Ce modèle s’est développé dans les États occidentaux depuis plus d’un siècle.

Se pose également la question du lien entre les disciplines scolaires dans le cadre d’une éducation à la complexité, face à des questions d’environnement. Blaise Pascal disait : je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus de

connaissance spécialisée pour pouvoir appréhender la complexité. En d’autres termes pas d’interdisciplinarité sans pluridisciplinarité ! La question revient alors à savoir comment faciliter la collaboration entre enseignants pour favoriser le passage de la pluridisciplinarité à l’interdisciplinarité, dans le cadre d’un projet d’éducation scientifique citoyenne supposant une éducation à la complexité et une culture du débat argumenté.

2.2.3.2. Postures des enseignants : devoir de neutralité et d’impartialité

Dans le cadre de débats en classe sur des questions socioscientifiques, il se pose également la question des postures des enseignants. Les didacticiens français mobilisent les travaux de Kelly (1986) qui définissent des catégories de postures déclarées, autour des dimensions éthiques ou politiques des questions socioscientifiques. Entre devoir de neutralité et d’impartialité, quatre formes d’engagement des enseignants sont distinguées :

Neutralité exclusive102 Impartialité neutre

Posture positiviste : les enseignants ne doivent pas aborder des thèmes controversés ; les découvertes scientifiques sont des vérités exemptes de valeurs.

Dans le cadre de l’éducation à la citoyenneté, les élèves doivent être impliqués dans des débats sur des questions controversées ; les enseignants doivent rester neutres et ne pas dévoiler leurs points de vue.

Partialité exclusive Impartialité engagée

Intention délibérée de conduire les élèves à adopter un point de vue particulier sur une question controversée ; les positions contradictoires sont ignorées par les enseignants ou plus ou moins insidieusement minorées. Pour eux, on doit fournir aux élèves une certitude intellectuelle.

Tout en favorisant l’analyse de points de vue en compétition sur les controverses, les enseignants donnent leurs points de vue. Mis en présence des idées des enseignants, encouragés à évaluer la validité de ces idées dans un climat exempt de sanctions potentielles (contrat didactique redéfini), les élèves développent des compétences d’engagement civique et de courage.

Les postures de Kelly (1986), d’après Simonneaux (2006).

Pour certains partisans de l’impartialité neutre, il convient d’adopter cette posture de neutralité et d’impartialité pour garder l’autorité en ne montrant pas son indécision ou son ignorance. Pour d’autres partisans de cette posture, dans le cadre d’une théorie des influences didactiques, il s’agit de ne pas influencer l’argumentation des élèves. Deux critiques sont exprimées contre cette posture : il est important que les élèves aient l’opportunité de comparer leurs points de vue avec ceux d’un adulte référent comme l’enseignant ; même inconsciemment l’enseignant dévoile ses valeurs, la neutralité est illusoire. Selon Kelly, c’est la posture d’impartialité engagée qui permet de garder un équilibre entre l’engagement

102 Selon Simonneaux (2006), des arguments majeurs s’opposent à cette posture : les enseignants enseignent

toujours des valeurs, ne serait-ce que par les exemples qu’ils choisissent ; l’école, dans une société démocratique, a pour responsabilité de former des citoyens capables de débattre de questions scientifiques controversées ; l’école est en relation avec la vie réelle.

personnel de l’enseignant et un devoir d’impartialité. Cette posture permettrait de catalyser l’intelligence critique et le courage civique des élèves et des enseignants.

Les travaux d’Audigier (2001) montrent les résistances des enseignants d’histoire géographie à prendre des postures favorables à la mise en cohérence des savoirs entre eux et

avec les positions éthiques et politiques qui permettent la construction d’une opinion raisonnée visant à la compréhension des enjeux (Simonneaux et al., 2006). Audigier explique

ces résistances par le modèle didactique des quatre R : un Refus du politique, un enseignement des seuls Résultats, avec une Référence qui se prétend Réaliste (voir page 161).

Plusieurs auteurs ont tenté d’identifier un lien entre la formation universitaire disciplinaire des enseignants et leurs postures déclarées (Simonneaux et Simonneaux, 2006, Albe et Simonneaux, 2002). C’est une question sur laquelle je me pencherai dans le cadre de l’analyse des formes d’engagement des enseignants. Si ce lien existe, il faudrait en expliciter les raisons profondes, sachant que cinq paramètres définissent une discipline scolaire : ses finalités éducatives, les contenus explicités par les matières universitaires de rattachement, les batteries d’exercices pédagogiques associées, les pratiques de mobilisation des élèves et les pratiques d’évaluation des apprentissages (Chervel, 1998).

La didactique des questions socioscientifiques, dans ses finalités opératoires et en accord avec ses enjeux socioéducatifs, identifie plusieurs modèles d’éducation scientifique dont je propose à présent un tour d’horizon.