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entre didactique et communication

2.3. Modèles d’éducation scientifique citoyenne

2.3.3 Éducation aux médias et pensée critique

J’ai signalé la diversité des formes d’éducation aux médias qui accompagnent le modèle d’enseignement positiviste et le modèle constructiviste et critique. Néanmoins, dans les deux cas, on évoque le développement de la pensée critique mais avec des objectifs bien

différents.

Dans le dictionnaire Legendre (1996), la pensée critique vise avant tout à repérer, à identifier et à confronter les suppositions sous-jacentes aux croyances, aux valeurs, aux actions etc. Elle s’intègre donc plutôt dans le modèle didactique constructiviste et critique

proposée par Tutiaux-Guillon (2006). La formation citoyenne à la pensée critique doit permettre à l'individu d’effectuer des choix personnels éclairés, d’être capable de prendre

position devant des questions controversées, de porter un jugement adéquat sur les avis des experts et de mieux se défendre contre le risque de propagande. Les enjeux de cette formation citoyenne invitent ainsi à porter un regard critique sur les dimensions complexes, expertisées

et médiatisées d’une question socioscientifique.

Selon Legendre (1996), les diverses conceptions de la pensée critique en éducation convergent autour de l’idée que cette pensée requiert de l'information et des connaissances

pour se manifester et qu’elle implique une dimension affective. Pour certains, le

développement de la pensée critique est souvent associé à la nécessité de maîtriser la matière

enseignée, de savoir l'intégrer dans un processus visant le développement de la pensée critique. Cette première conception de la pensée critique se rapproche du modèle positiviste

de l’éducation scientifique, dans la mesure où la référence se fait par rapport aux savoirs d’une discipline. Elle suppose probablement que toute forme de savoirs qui s’éloigne des savoirs de référence disciplinaire est peu voire non fiable.

Boisvert (1999, cité par Legendre, 1996) montre que dans la mise en oeuvre de stratégies d'enseignement disciplinaire, il existe un lien triangulaire entre la conception de la pensée critique, le modèle d'enseignement disciplinaire et l'évaluation : le choix d'une

conception de la pensée critique apparaît préalable à l'adoption et à la mise en oeuvre d'un modèle d'enseignement, qui s’accompagne d'une évaluation appropriée. Dans cette relation

triangulaire, il est possible par exemple que l'enseignement d'une discipline particulière à cause de ses caractéristiques propres (contenus, pratiques, finalités) oriente le choix d'une conception de la pensée critique. Ou encore il est possible que l'évaluation des dimensions de la pensée critique modifie les objectifs de l'enseignement ou remette en cause les dimensions de la pensée critique retenues. On peut ainsi construire un schéma des interactions entre trois éléments (conception de la pensée critique, modèle d’enseignement et stratégies d’évaluation) qui conduisent selon Boisvert à l'élaboration d'une stratégie d'enseignement en relation avec le développement de la pensée critique.

Pour le développement de la pensée critique, les médias font souvent l’objet d’un travail éducatif. Jacques Piette (cité par Barthélémy, 1998) précise que dans tous les

programmes internationaux d’éducation aux médias, l’unité se fait autour des enjeux de construction d’une “pensée critique”. Outre des “habiletés cognitives”, la formation d’une

pensée critique doit, selon l’auteur, doter l’élève d’une prise de conscience […] de ses propres processus de pensée.

L’éducation aux médias s’est donc fondée sur cette perspective du développement de

la pensée critique. Dans ce domaine d’études et de recherche, on estime que l’école doit

donner la priorité à des pratiques d’enseignement qui favorisent le développement de l’esprit critique des jeunes à l’égard des moyens de communication de masse (Piette, 2006). D’où le

lien établi par certains didacticiens entre l’éducation scientifique citoyenne et l’éducation aux médias. Il faut s’interroger dans la perspective de ce rapprochement, sur les représentations sous-jacentes de la médiation et donc se pencher sur des considérations d’ordre communicationnel.

Dans les années 1980106, l’objectif du gouvernement français était de faire en sorte

que les jeunes deviennent des téléspectateurs plus sélectifs et critiques dans leurs choix et dans leur manière d’écouter la télévision (Opération Jeunes téléspectateurs actifs, JTA). La

représentation de la médiation que porte cette prescription suppose ce que Barthélémy (1998) appelle l’existence d’un récepteur-réceptable, plutôt qu’un récepteur-acteur. Elle est donc inscrite dans la théorie des effets directs et puissants des médias. A la suite de Barthélémy (1998), Piette identifie une filiation entre les programmes d’éducation aux médias et les théories de la communication, notamment celles de l’influence des médias dans la perspective

des effets.

Les contenus de cette éducation aux médias […] montrent leurs filiations aux théories et recherches sociologiques des médias. Trois courants ponctuent l’approche de l’éducation aux médias, dont l’un, défini comme “vaccinatoire” nous paraît toujours prégnant chez bon nombre d’enseignants […]. Les recherches sur les médias mettront petit à petit en relief le caractère actif du récepteur dans des mécanismes de sélection et d’interprétation, elles s’intéresseront à la polysémie textuelle ou bien encore aux processus de codage et de décodage des messages médiatiques (Barthélémy, 1998)

106 Aujourd’hui, comme dans les années 1970-1980, l’éducation aux médias est assurée par des organismes comme le CLEMI et par des institutions qui développent sur une base de volontariat, du matériel destiné à sensibiliser le personnel enseignant et les élèves à l’importance des médias (Jacquinot, 1985, cité par Piette, 1996). Le CLEMI, créé en 1983, est un service du Centre national de la documentation pédagogique, chargé de

l’éducation aux médias dans l’ensemble du système éducatif. Il a pour mission d’apprendre aux élèves une pratique citoyenne des médias. Cet objectif est atteint en établissant des partenariats constants entre enseignants et professionnels de l’information […] La Semaine de la presse et des médias dans l’école, opération phare du CLEMI conduite depuis vingt ans, unique au monde, permet à plus de quatre millions d’élèves […] de mieux connaître les techniques et le langage des médias. Le CLEMI accompagne les élèves qui créent des médias scolaires. En s’initiant aux complexités de la production d’information, ils développent autonomie et esprit d’initiative […] d’après France Renucci, directrice du CLEMI 2009.

On craint que les représentations du monde que proposent les médias n’entretiennent une dangereuse confusion entre la réalité et la fiction dans l’esprit des jeunes. Les jeunes récepteurs sont encore considérés comme une masse d’individus qui réagissent de manière homogène aux messages des médias. Ce sont les parents et les éducateurs qui doivent servir de guide de lecture et briser la relation de passivité. Mais on constate que les stratégies d’enseignement élaborées dans le cadre de cette éducation visent plus à transmettre des connaissances qu’à développer la pensée critique des élèves. Dans cette approche de l’éducation aux médias, les réflexions sur les stratégies pédagogiques ne constituent donc pas un sujet indépendant des contenus des programmes, comme c’est le cas dans l’enseignement de la pensée critique. On n’enseigne pas comment « penser les médias ». Tout se passe comme si la pensée critique n’était pas un enjeu d’apprentissage, mais qu’elle se développait « tout naturellement », une fois que l’élève est mis en contact avec les contenus des programmes. Les attitudes et les comportements associés au développement et à l’exercice de la pensée critique ne sont pas abordés. Ils ne sont pas opérationnels dans les pratiques d’enseignement proposées. On considère que l’exposé des dispositions (attitudes), des habiletés (comportements) et des connaissances pertinentes conduit naturellement au développement chez l’élève de ces dispositions favorables à l’exercice de la pensée critique.

Piette (2007) rappelle la distinction entre éducation aux médias, et donc à la pensée critique et

éducation par les médias :

L’éducation par les médias renvoie ainsi à une pédagogie du soutien, où les productions médiatiques sont au service de l’enseignement des matières scolaires. Dans le cas de l’éducation aux médias, la perspective est tout autre : ce sont les médias qui deviennent eux-mêmes l’objet d’étude. Ils sont abordés comme constituant un domaine spécifique et autonome de connaissances sur lequel porte l’enseignement. Il s’agit alors de travailler sur les productions médiatiques elles-mêmes, sur leur origine et sur la manière dont elles sont construites, diffusées et consommées. De s’interroger sur les modalités de réception des messages des différents médias et chercher à comprendre la nature de leurs effets en commentant et en se prononçant sur les idées, les valeurs et les points de vue qu’ils véhiculent. Convier l’élève à une démarche d’éducation « aux » médias, c’est l’amener à s’interroger sur la nature des relations que nous établissons avec les médias, individuellement et collectivement.

Piette constate que parfois l’étude critique des médias est confondue avec leur dénigrement. Pour l’élève, développer sa pensée critique se confond progressivement avec

une démarche qui consiste à répertorier, dans les messages des médias, les aspects inacceptables et condamnables aux yeux de ses […] enseignants. Pour sortir de ces dérives,

Piette (2007) propose de reconnaître le principe de la « non-transparence des médias », qui établit que leurs messages ne doivent pas être abordés comme le simple reflet de la réalité, mais envisagés comme des « constructions », des « représentations » de la réalité. Les médias

ne sont ni des « fenêtres sur le monde », ni des « miroirs » qui ne font que refléter des images de ce qui se passe. […] Ni neutres, ni impartiaux, les médias expriment toujours un point de

vue particulier sur des idées, des valeurs, des croyances ou des conceptions spécifiques à propos de l’objet dont ils parlent. Ils sont donc engagés dans un processus actif de

représentation de la réalité. Piette rejoint ici la définition de Davallon (1992) dans laquelle les médias sont perçus comme des systèmes symboliques qui construisent, en les représentant, la réalité et le savoir social.

Les questions socioscientifiques s’accompagnant d’enjeux éthiques et politiques, et mobilisant des stratégies de communication, Hourcade (1993) s’interroge sur la capacité

citoyenne à la réception critique de ces discours contradictoires. C’est cette approche critique

de la communication que devrait véhiculer l’éducation aux médias. Autour de la médiatisation des risques climatiques, il faudrait s’interroger sur les représentations du monde et les intérêts qui se cachent derrière une multitude de discours. Quelle place occupent ces représentations face à nos représentations individuelles et collectives ? C’est le principe de non transparence

des médias (Piette, 2007) qui devrait fonder la lecture critique des discours socioscientifiques

controversées et médiatisées.

Pour de nombreux psychologues comme Chailley (2004), l’enfant est imprégné d’une culture médiatique. Il est profondément engagé, aussi bien intellectuellement qu’affectivement dans son rapport aux médias. Il apprend tôt à explorer l’univers médiatique et apprend sur lui-même et sur le monde. Chailley (2004) estime que les médias sont depuis les années 1950 devenus des « écoles parallèles » incontournables, au cœur des interactions entre jeunes, parents et enseignants. Selon Piette (2007), si l’école s’engage dans un projet d’éducation de citoyens capables de comprendre et d’agir dans un environnement largement façonné par les médias, il lui faut intégrer l’éducation aux médias comme une compétence transversale.

Je montrerai quelle forme prend cette éducation aux médias dans les engagements des enseignants, notamment lorsque l’enjeu déclaré est la mise en scène didactique de controverses médiatisées.