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Les promoteurs de logements

A. Le compte-à-rebours du promoteur immobilier

Les marchés fonciers et immobiliers, dans le neuf comme dans l’ancien, ont une caractéristique essentielle d’où découle de nombreuses implications : ce sont des marchés d’enchères. L’enchère signifie que lorsqu’une parcelle de foncier ou un logement est mis en vente, il l’est par un acteur (un ménage, une entreprise, un promoteur de logements) qui vend un bien unique, qui a face a lui un nombre indéterminé d’acheteurs potentiels. Le comportement rationnel du vendeur est alors de vendre à l’acheteur le plus offrant.

Nous verrons toutefois dans le chapitre 4 qu’il existe des exceptions à cette affirmation. Il arrive que les vendeurs s’intéressent à ce que l’acheteur fera du terrain ou du logement une fois ce dernier vendu. Toutefois, ce comportement est rare, puisque la vente va généralement avec l’idée déjà établie que l’usage du terrain et/ou du logement va changer une fois le bien vendu. Un propriétaire qui ne souhaite pas que l’usage de son terrain évolue ne met généralement pas son bien en vente (s’il en a les moyens financiers). Ce dernier point est essentiel, car il signifie aussi que ce n’est pas parce que les prix augmentent que l’offre en terrains et en logements augmente mécaniquement. Ainsi, les marchés fonciers et immobiliers sont des marchés de type monopolistique : la personne propriétaire d’un bien est en situation de monopole, personne n’est en capacité de fournir exactement le même bien qu’elle, car même si deux biens fonciers ou immobiliers peuvent être physiquement identiques, ils diffèrent forcément pas leur localisation. Autrement dit, ces biens sont non fongibles, comme par exemple les œuvres d’art. L’immobilité des biens fonciers et immobiliers implique que « la localisation

résidentielle à l'intérieur du bassin d'habitat est au cœur des choix des ménages, sans doute au moins autant que les caractéristiques des logements et le statut d'occupation » (Driand, 2009). Ainsi, la

valeur d’échange d'un bien foncier ou immobilier s’établit en fonction des projets d’usage futur de ce terrain ou de ce logement, donc en fonction des représentations liées à l’espace. Le caractère particulier des biens immobiliers et fonciers par rapport aux biens de consommation courante est accentué par le fait que ce sont des biens durables, qui ont une longue durée de vie. Ils sont, en termes économiques, des biens peu liquides32. La localisation et l’immobilité des biens fonciers et immobiliers peuvent entraîner des incompréhensions, par exemple dans ce texte : « que l'on puisse

monter, depuis plus de cinquante ans, une maison en trois jours […] et que l'on continue à mettre un

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Notons que le phénomène de titrisation du foncier et de l’immobilier permet de contourner en partie l’illiquidité de ces biens, mais ce processus reste jusqu’aujourd’hui limité en France.

an pour construire la même maison avec des méthodes médiévales, alors que tant d'êtres humains sont à la recherche d'un toit, est tout bonnement un crime » (Ragon, 1991). Or, dans les faits, qu'une

maison ou un immeuble ait été construit en trois jours ou en deux ans change relativement peu sa valeur financière d'échange (son prix). En revanche, le fait que le bien soit situé sur les Champs-Élysées, sur le territoire d’appellation Romanée-conti ou sur le plateau ardéchois a une importance majeure33.

Pourquoi effectuons-nous ce détour par la question du foncier dans cette partie consacrée à la mobilisation de la ressource clientèle par les promoteurs ? Car un promoteur immobilier ne garde pas les biens qu’il construit en patrimoine (sauf exceptions). Il les vend à de futurs usagers (ses clients). Dès lors, une question essentielle se pose : puisque les marchés fonciers sont des marchés d’enchères, quel montant le promoteur immobilier est en capacité de proposer à un propriétaire foncier, premièrement, pour qu’il accepte de vendre son ou ses biens s’il n’est pas déjà vendeur, deuxièmement, pour être sûr qu’il propose l’enchère la plus élevée, qui permettra de se démarquer des autres promoteurs ? Pour répondre à cette question, deux autres questions essentielles se posent : combien de surface vendable le promoteur immobilier peut-il réaliser, sous quelle forme (grands logements, petits logements, avec quelle exposition, quels matériaux, etc.) et à quel(s) prix de vente ? Quel va être le prix de revient de la construction et le montant des autres postes de dépense (taxes diverses, frais de commercialisation, marge du promoteur…) ?

Pour répondre à ces questions un promoteur immobilier effectue, au sens propre du terme, un « compte-à-rebours » : il part de la fin de l’opération, c'est-à-dire de son chiffre d’affaire final, qui dépend du prix de vente escompté des logements, duquel il soustrait progressivement tous les coûts qu’il peut anticiper avec une relative précision à l’échelle temporelle d’une opération immobilière (coûts de construction, taxes diverses, frais de commercialisation, marge, coût du crédit). Ainsi, la variable essentielle à estimer dès le départ d’une opération est son chiffre d’affaire final. C’est la connaissance de la ressource clientèle (que les promoteurs nomment « la demande ») qui permet de l’estimer.

Notre métier, c'est de proposer le logement en fonction du financement des clients hein. Donc la première chose qu'on fait quand on recherche des terrains c'est, avant de dire à quel prix il faut vendre, c'est de dire, voilà, quelle est ma cible de clientèle et combien mes clients peuvent payer pour venir habiter ici ? Et en fonction de ça, on fait à l'envers, on fait plutôt nos logements en fonction de la capacité financière de nos clients à acheter ou pas. (Promoteur immobilier, entretien 11, 27/02/2012)

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Nous faisons cette référence au Romanée-conti afin de rappeler que si, bien souvent, le prix d’un terrain est plus élevé s’il est en zone constructible qu’en zone agricole ou naturelle, ce n’est pas toujours le cas. Même si le droit des sols le permet, la valorisation maximale d’un terrain ne passe pas toujours par la vente d’immobilier (de logements ou de bureaux), mais aussi parfois par des productions agricoles, par l’accès à un paysage particulier, par la présence de jardins privés, etc.

Int : Si vous voulez c'est que, la logique de notre métier, elle est toujours euh... elle est toujours de euh... comment je dirais ça ?... d'essayer d'évoluer ce que peut-être dans chaque endroit, dans chaque commune du marché, je vais prendre le marché du Grand Lyon, en globalité. En disant, il s'est passé quoi sur Meyzieu en 2011 ? Ou sur Décines en 2011 ? Quels sont les prix de l'hyper centre-ville ? Quels sont les prix de la périphérie, enfin de la périphérie... des quartiers qui sont pas dans l'hyper-centre ville de Meyzieu ? Qu'est ce qui s'est passé dans Meyzieu avec l'arrivée des transports, avec l'arrivée des transports ferrés de l'est, avec le tramway ?

On analyse ce qui a été finalement l'activité immobilière sur ce secteur. On se dit, est-ce qu'on peut projeter comme finalement raisonnable que les prix qu'on a constaté sont encore susceptibles d'évoluer à la hausse ou pas ? Et s'ils évoluent à la hausse, dans quelle proportion ? Pour essayer de définir la stratégie foncière qu'on adopterait pour la recherche des nouvelles opérations à rechercher sur les dîtes communes, avec la difficulté de se dire euh... cette opération elle vient sur la marché un an après, et que cette commercialisation va durer admettons un an après qu'elle ait démarrée. L'idée c'est de se dire, je suis le 1er janvier 2012, je regarde ce qui s'est fait sur Décines en 2011, est-ce que, compte tenu de ce qui s'est passé, moi qui sait que les prix du foncier se situent à x euros par m²

de SHON34, et compte-tenu de cette intention toujours forte des propriétaires vendeurs de vouloir vendre leur terrain

mieux en année n+1 qu'ils ne l'auraient vendus en année n, est-ce qu'il y a une élasticité possible, qui nous permet d'acheter le terrain 5 % plus cher que ce qu'on a constaté, ou 10 % plus cher que ce qu'on a constaté ? Parce que l'année 2012 nous permet de penser qu'il y a encore une petite élasticité du prix.

RM : C'est une anticipation permanente de ce que sera la demande dans un à deux ans ? Int : Exactement. (Promoteur immobilier, entretien 5, 10/02/2012)

Ainsi, le prix du foncier n’est pas considéré par les promoteurs immobiliers comme une donnée, mais comme le résidu entre le prix de sortie (prix de vente) des logements et les autres coûts. Ce fait explique pourquoi les professionnels de la promotion raisonnent, en termes de prix fonciers et immobiliers, en euros par mètre carré de surface de plancher, alors que leurs clients raisonnent sur la base d’une enveloppe financière globale. Aucun acquéreur n’a un budget maximal de 3 600 ou de 2 800 €/m²35. Un acheteur a un budget absolu de 150 000 €, de 300 000 €, ou de tout autre montant36 :

Une mauvaise évaluation lors de l’étude que les promoteurs immobiliers nomment la « faisabilité d’une opération », ou un effondrement de la ressource clientèle en cours de construction engendre le

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La SHON est la Surface hors oeuvre nette. L’ordonnance n°2011-1539 du 16 novembre 2011 substitue depuis le 1er mars 2012 le calcul en SHON et SHOB (Surface hors oeuvre brute) par une unique référence, la « surface de plancher ».

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Respectivement, prix plafonds dans les communes et quartiers aux prix immobiliers les plus élevés et les moins élevés pour bénéficier du « Plan 3A » du Grand Lyon. Ce dernier est une prime lancée en 2013 par le Grand Lyon, de 3 000 à 4 000 €. Elle est versée aux ménages primo-accédants sous condition que le logement acheté ne dépasse pas des prix plafonds de 2 800 à 3 600 €/m² selon les communes.

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Le fait que le « Plan 3A », ait pris comme référence des prix au m² peut d’ailleurs être interprété comme un signe de son caractère de soutien au monde du bâtiment plutôt que de son caractère « social ».

En effet, l’enveloppe moyenne des primo-accédants en France en 2013 est de 143 000 € (Immoprêt, 2014), ce qui représente, à 3600 €/m², une capacité d’acquérir un appartement de 39 m². Il n’est pas sûr qu’une telle surface soit réellement adaptée à un ménage avec enfant.

risque de pertes financières. La hantise du promoteur immobilier est de se retrouver avec des logements invendus alors que les travaux sont terminés, donc avec des logements livrables immédiatement :

A un moment donné, quand bien même vous avez pré-vendu 40 %, il en reste quand même 60 % à vendre. Et que, sur les durées assez longues de commercialisation, parce que grosso modo, quand vous prenez une opération de 30 logements, c'est au moins minimum un an de commercialisation quand même. Et en un an il peut se passer énormément de choses. (Promoteur immobilier, entretien 11, 27/02/2012).

Notons que le compte-à-rebours n’est donc pas un outil d’évaluation de la valeur vénale (c'est-à-dire de la valeur marchande) des biens immobiliers et fonciers. Il s’agit avant tout d’un outil d’aide à la décision. Il permet simplement d’estimer si, à tel ou tel endroit, une opération immobilière neuve est potentiellement rentable, donc s’il est utile ou non de démarrer des négociations avec les propriétaires fonciers pour acheter leurs terrains. En milieu déjà urbanisé, il arrive souvent que le prix des biens fonciers soit supérieur à ce qu’est en capacité de proposer un promoteur immobilier. C’est le cas par exemple de la quasi totalité des arrondissements centraux lyonnais, où la morphologie urbaine est déjà très dense. Les parcelles sont donc déjà occupées par des biens immobiliers qui ont eux-mêmes une valeur d’usage actuelle élevée. De plus, ces bâtiments datent pour certains de plusieurs siècles et se situent aujourd’hui dans un périmètre inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO. En plus des coûts de relogement et de déconstruction, ils ont donc une valeur historique et symbolique difficilement estimable financièrement. Ainsi, dans les espaces déjà urbanisés, il n’est bien souvent rentable financièrement de réaliser une opération de logements neufs que lorsque le terrain est déjà nu (« dent creuse »), lorsque le bâtiment qui s’y trouve est vétuste, lorsqu’il est inadapté dans son usage actuel (par exemple, un ancien entrepôt autrefois en périphérie qui s’est progressivement fait absorbé par le tissus urbain dense), ou encore lorsque le terrain est faiblement densifié en comparaison de ce que la clientèle est prête à payer et de ce que la population environnante est prête à accepter en termes de densité.

Ainsi, le prix effectif d’achat du foncier ne se fixe que dans quelques cas sur le montant qui découle du compte-à-rebours. C’est pourquoi il n’est qu’un outil d’aide à la décision, non pas un outil d’évaluation de la valeur vénale de l’ensemble des biens37. Si les promoteurs immobiliers ne cachent pas qu’ils effectuent bien, pour chaque opération, un compte-à-rebours, ils ne divulguent pas pour autant le bilan de ces comptes prévisionnels. Ceci est bien le signe que chaque promoteur a ses stratégies, ses méthodes comptables et ses modes de négociation avec l’ensemble des autres acteurs impliqués dans le processus de promotion (d’où l’intérêt de consacrer une première partie de cette thèse sur le fonctionnement global des dynamiques de promotion immobilière).

Pour résumer, le prix de vente d’un bien foncier et la capacité à transformer sa destination dépendent du type de bien immobilier qui s’y trouve actuellement ainsi que des capacités à construire et à vendre

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De plus, nous verrons aussi dans le chapitre 4 que les stratégies aussi bien des promoteurs que des propriétaires fonciers peuvent faire varier le prix effectif de vente du foncier.

de nouveaux biens immobiliers. Dans le premier cas, le prix du foncier est fonction de son usage actuel, dans le second, il est fonction d’un usage potentiel futur (le prix étant fixé par la technique du compte-à-rebours). Dans tous les cas, il y a « prédominance de l’immobilier sur le foncier », c'est-à-dire que les prix des terrains sont majoritairement déterminés par les prix de vente des immeubles. Sauf exceptions (notre exemple des fonciers situés dans des grandes appellations viticoles), l’usage qui valorise financièrement le plus fortement un terrain est l’immobilier résidentiel (là encore sauf exceptions, par exemple dans le « triangle d’or » de Paris où il s’agit de l’immobilier de bureaux). Cette prédominance a pour dernière conséquence qu’une augmentation des prix immobiliers se répercute de façon amplifiée dans les prix fonciers. Ce mécanisme est compréhensible grâce à l’exemple suivant dans lequel nous constatons qu’une différence des prix immobiliers d’environ 38 % (2 600 €/m² habitable dans le bilan financier de gauche et 3 600 €/m² dans celui de droite) engendre une hausse d’environ 150 % des prix fonciers (qui passent d’environ 400 à 1000 €/m²).

Figure 5 : Illustration de la prédominance de l'immobilier sur le foncier par le compte-à-rebours du promoteur immobilier (source : Stratis conseil, agence d’urbanisme pour le développement de

l’agglomération lyonnaise, 2007, p.6)

Notons aussi que les modes de réflexion sont différents pour les particuliers qui construisent en autopromotion et pour les bailleurs sociaux, ce qui n’empêche cependant pas le marché foncier de fonctionner sur un mécanisme d’enchères. Dans le cas d’un particulier qui construit sa maison individuelle, sa capacité à acheter une parcelle constructible dépend de son enveloppe financière globale. S’il n’a pas la plus élevée, il risque de ne pas pouvoir acheter à l’endroit voulu en priorité. Ainsi, il devra aller chercher un terrain à bâtir à un autre endroit ou bien se rabattre sur un terrain plus

petit. Le bailleur social peut construire un compte-à-rebours sur la base des rendements locatifs des logements qu’il construit. Toutefois, ses loyers étant régulés, les recettes générées sont largement insuffisantes pour espérer concurrencer les offres des promoteurs immobiliers pour l’achat du foncier. C’est pourquoi, d’une part, l’Etat et les collectivités territoriales leur vendent du foncier à prix réduit, avec une décote qui peut aller jusqu’à 100 %, d’autre part, c’est pourquoi, du fait même de son caractère social, les bailleurs sociaux bénéficient d’aides spécifiques dîtes « aides à la pierre ». Ces dernières prennent la forme de prêts à taux avantageux qui passent par l’intermédiaire de la Caisse des Dépôts et Consignations, ainsi que de subventions dites pour « surcharge foncière ». Il n’en reste pas moins qu’il est financièrement rationnel de construire le maximum de logements sociaux dans une opération neuve. Ceci permet d’augmenter le nombre de locataires, donc le rendement locatif de chaque immeuble (dans la limite de ce que les locataires sont prêts à accepter et des coûts de construction que ces travaux engendrent).

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