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Nous venons de voir que parce que les promoteurs immobiliers raisonnent par « compte-à-rebours », il est essentiel pour eux de bien connaître les attentes et les capacités financières de leur clientèle. Or, lorsqu’il lance une opération, le promoteur ne connaît pas l’état de la ressource clientèle au moment où elle sera totalement vendue. Le métier de promoteur immobilier est donc un métier d’anticipation et c’est pourquoi le risque commercial est le risque majeur pour un promoteur. Pour limiter ce risque, les promoteurs réalisent des études de marché et consultent en permanence des observatoires sur « l’état des marchés immobiliers », qui leur permettent d’évaluer au mieux ce que les professionnels nomment « la demande ».

A Lyon, ces données sur les marchés sont produites majoritairement par deux organismes, le CECIM (qui est une association loi 1901) et Adéquation (Société par actions simplifiée). Ces observatoires permettent d’avoir des informations sur :

- Le nombre de ventes de logements. Ce chiffre porte à proprement parler sur le nombre de contrats de réservation entre le promoteur et les clients. Le nombre de réservations est détaillé entre logements collectifs, logements individuels groupés et résidences (résidences services, résidences étudiants et résidences tourisme). C’est aussi le cas pour la nature des acheteurs, entre acquéreurs utilisateurs, investisseurs particuliers et ventes en bloc (qui peut-être effectuée par un investisseur particulier, mais qui sont en grande partie des lots destinés à des bailleurs sociaux). Sur les marchés de l’immobilier ancien (bases de données des notaires), les chiffres correspondent bien aux ventes réelles, non pas à des réservations.

- Le nombre de mises en vente par les promoteurs immobiliers ;

- Le nombre de logements disponibles. Il ne s’agit pas forcément de stock physique, puisque du fait du principe juridique de la Vente en état futur d’achèvement (VEFA) les logements peuvent être mis en vente avant qu’ils soient définitivement livrables ;

- Le prix moyen de vente, exprimé en euros par mètre carré habitable. C’est le prix qui figure dans les réservations. Il peut-être exprimé toutes taxes comprises ou hors taxe. Il est exprimé hors

stationnement. Les prix peuvent également être exprimés en enveloppe moyenne, calculée en divisant le nombre de logements vendus par la somme des prix des logements réservés ;

- La durée d’écoulement des biens mis en vente.

Si l’observation est essentielle, elle ne rend pas pour autant le comportement de la clientèle totalement prévisible :

A un moment donné, vous savez, c'est toujours le problème, c'est à dire que comme on est dans l'économie réelle... euh... et non pas dans les théories économiques […] C'est vrai qu'on peut toujours faire mieux [dans l’observation des marchés], mais après, savoir quel est le marché à un euro près, ou à 100 euros près, sur votre opération, l'effet sera tel que si ça vous paralyse et que vous la lancez pas, finalement parce que vous avez attendu trop longtemps, vous pouvez inverser le bénéfice de l'étude... Ca s'appelle le risque, à un moment donné il faut prendre un risque (rires). (Promoteur immobilier, entretien 8, 17/02/2012)

Avant de prospecter des terrains, on s'intéresse à nos futurs acheteurs. Donc on va visiter les quartiers. Déjà, il y a une question de bon sens, on va dans les quartiers qui nous intéressent, qui nous plaisent, où l’on se sent bien. Le choix du terrain il est primordial, c'est pas juste une question de quartier... [...]. Toutes les bases de notre métier, les fondamentaux, sont là. L'emplacement est primordial. Une fois qu'on a définit un emplacement, on s'intéresse aux prix du marché. Et le prix du marché on l'a, en regardant les prix de l'ancien, les prix du neuf, nos concurrents. Et... on a une idée très précise du prix du marché. Et en fait quelque part on achète notre foncier en fonction du prix de sortie, du prix de vente. […] Le vrai secret, c'est de savoir à combien on va vendre. (Promoteur immobilier, entretien 13, 07/06/2012)

Ces deux citations signifient également que l’équilibre général des marchés est inatteignable. En effet, un tel équilibre repose sur une information parfaite et partagée sur les prix. Or, les différents outils de connaissance des marchés donnent une photographie du passé. Cette dernière est presque immédiate, mais il n’en reste pas moins que les observatoires ou les études ponctuelles se basent sur des ventes passées et s’arrêtent au moment où les données sont consultées. De plus, pour un promoteur immobilier, plus d’une année peut s’écouler entre l’achat du foncier et la livraison de l’ensemble d’une opération à ses clients. Or la capacité à mobiliser la ressource clientèle pour un promoteur immobilier peut largement évoluer ne serait-ce qu’en l’espace d’un trimestre. Ainsi, les promoteurs immobiliers attachent plus ou moins d’importance aux données produites par les observatoires. Certains préfèrent compter sur leur connaissance locale de la clientèle, sur leur ressenti, plutôt que sur les chiffres des observatoires :

RM : Comment identifiez-vous la demande ? Comment arrivez-vous à fixer le prix d’un logement ?

Int : Ca fait vingt ans que j’ai pris l’habitude de me faire mon idée à moi, et vous savez quoi, et bien je me trompe jamais. Au début j'ai pris... pour faire comme les grands, j'ai pris des sociétés spécialisées en études de marchés, je ne comprenais même pas ce qu'ils me disaient ! En fait c'est un justificatif pour aller voir... aller chercher de l'argent à Paris pour les nationaux en disant, bah voilà, j'ai fait une étude de marché donc ça doit fonctionner. Et puis si ça fonctionne pas... ouais mais l'étude disait que...

Moi je ne suis pas dans cette problématique, moi je veux mettre un million, il faut que ça me rapporte, et je veux pas les perdre. Donc je veux me faire mon idée à moi et je laisse le soin à personne d'autre. (Promoteur immobilier, entretien 9, 24/02/2012)

Avec cette citation, nous constatons que les promoteurs immobiliers tiennent particulièrement à mettre en avant l’importance de la connaissance sur le terrain du marché local (sous entendu, pas seulement la connaissance à travers des séries de tableaux, de bilans et d’études). Les promoteurs immobiliers se basent bien sûr tous sur une connaissance statistique de la clientèle, sur les prix de vente globaux, sur la quantité d’acheteurs potentiels, mais puisque leur métier consiste selon eux à anticiper ce que la clientèle est prête à acheter, les promoteurs immobiliers nous ont tous affirmé qu’il est important d’être à son contact ainsi que de bien connaître le territoire dans lequel va s’implanter l’opération. Il est compliqué d’évaluer le niveau de demande et les attentes de la clientèle uniquement à partir de chiffres d’observatoires. Il est également important d’être au courant des informations que font remonter les commerciaux, ainsi que de bien connaître l’environnement local en termes d’image du quartier et d’équipements scolaires, culturels, sportifs, de transport, etc.. Ainsi, par exemple, un observateur extérieur à l’agglomération lyonnaise, à la seule vue d’un plan de ville, pourrait penser que la proximité du quartier de la Guillotière avec la place Bellecour et la rue de la République (seul le pont de la Guillotière les séparent) donne au quartier de la Guillotière un caractère presque aussi attractif que la presqu’île (quartier entre Rhône et Saône). Ce n’est pourtant pas le cas. La Guillotière est historiquement une « porte d’entrée » de la ville, un quartier d’installation de populations immigrées, à l’architecture et au peuplement différent de la presqu’île. Toutefois, il est aujourd’hui marqué par l’installation de plus en plus nombreuse de classes moyennes38.

Autrement dit, les promoteurs immobiliers revendiquent le fait qu’ils effectuent une activité risquée, car il s’agit d’un pari sur l’avenir. C’est sur cette capacité à mobiliser la ressource clientèle qu’est évaluée en premier lieu un promoteur immobilier. Affirmer que la connaissance de la clientèle et le lancement d’une opération immobilière relève d’un mécanisme purement mécanique (sur la base « d’études de marché ») reviendrait pour eux à supprimer l’essence même de leur métier, qui consiste à :

- identifier qui sont les acquéreurs solvables ;

- construire des logements adaptés aux attentes de ces acquéreurs, que ce soit du point de vue de leur coût, de leur aménagement intérieur, de leur localisation, de l’architecture du bâtiment dans lesquels ils s’intègrent, etc.

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Musée de l’histoire de l’immigration, page internet sur le quartier de la Guillotière : http://www.histoire- immigration.fr/la-cite/le-reseau/les-actions-du-reseau/2009-journees-europeennes-du-patrimoine/le-quartier-de-la-guillotiere-de-lyon

B. La matérialisation des droits à bâtir, moment-clef du développement

urbain

L’évaluation du niveau de ressource clientèle mobilisable est donc essentiel pour un promoteur immobilier afin de construire un bilan prévisionnel d’opération viable. Lors des entretiens, les promoteurs immobiliers ont toutefois fait ressortir le fait que parmi les autres éléments essentiels à l’évaluation du chiffre d’affaire final d’une opération, deux sont souvent difficiles à évaluer avant que l’opération de construction ne débute :

- la connaissance de la surface de plancher juridiquement autorisée (c'est-à-dire le niveau de « droits à bâtir »), qui peut être exprimée par un Coefficient d’occupation des sols (COS)39 ou par l’imposition de gabarits, de hauteurs, d’emplacements autorisés, etc. ;

- la forme architecturale et urbaine de l’opération souhaitée par la collectivité (qui est susceptible de faire varier les coûts de construction).

Le moment où le promoteur connaît avec précision ces éléments est donc essentiel. Il dépend essentiellement de choix effectués par l’autorité publique, en particulier de ceux qui figurent dans les Plan locaux d’urbanisme dont les règlements, parce qu’ils sont opposables au tiers dès leur approbation en Conseil municipal (ou en Conseil de communauté), fixent les niveaux de droits à bâtir parcelle par parcelle. Toutefois, nous verrons dans le chapitre 8 qu’il n’est généralement pas possible de déduire avec précision la surface de plancher légalement réalisable à partir d’une simple lecture du règlement du PLU. Ce dernier ne s’applique pas forcément de façon simple et, dans le cas du Grand Lyon, ce dernier y introduit délibérément des marges de négociation.

Les études de faisabilité des opérations ne se contentent donc pas d’évaluer les capacités et les motivations d’achat de la clientèle, elles ont aussi pour but d’évaluer le nombre de logements qu’il est juridiquement possible de mettre en vente ainsi que d’évaluer l’implantation du projet dans son environnement immédiat. Toute cette seconde partie du travail de faisabilité ne s’effectue pas avec des « experts de marché » mais avec des architectes et des urbanistes, dont les méthodes de travail peuvent être différentes d’une personne à l’autre :

RM : Vous m'avez dis que vous ne faites pas les faisabilités ? Int : Si si, on en fait.

RM : Mais les promoteurs ne viennent pas vraiment vous voir pour vous en demandez ?

Int : On n'est pas connu pour ça. C'est à dire qu'ils viennent nous voir pour une faisabilité sur un terrain particulier, dans Lyon, sur un site classé ou je ne sais pas, sur des fonciers un peu difficile, des terrains un peu compliqués, où la Ville va regarder, où le politique va regarder, où y'a une attention architecturale à porter. Là ils viennent nous demander une faisabilité et ils savent qu'on leur fera jamais une faisabilité à 100 %, remplie.

39

La possibilité de fixer des COS (Coefficient d’occupation des sols) dans les Plan locaux d’urbanisme est supprimée par la loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové (ALUR) du 24 mars 2014.

Et y'a des agences d'architectes, les promoteurs vont les voir en leur disant, faites moi le truc à 100 %, le mec il fait le truc à 100 % en une après-midi. Nous une faisabilité, on met deux jours pour la faire. On va voir le site, on regarde, enfin, bon... on fait attention quoi.

RM : C'est déjà un vrai pré-projet ? Int : C'est un pré-projet oui.

RM : C'est pas juste un calcul de m² de surface de plancher... Int : Voilà, ça on ne fait pas. (Architecte, entretien 2, 06/11/2012)

Ainsi, nous voyons avec cette citation que les promoteurs immobiliers séparent plus ou moins, dans leurs études de faisabilité, une partie « attente de la clientèle », qui permet de déterminer le nombre de logements maximal qu’il est possible de produire et de vendre, de la partie « niveau des droits à bâtir » qui, pour être obtenus auprès de la collectivité instructrice, doivent faire l’objet d’un travail architectural et urbanistique spécifique.

Pour résumer, il y a donc deux éléments principaux qui limitent la capacité d’un promoteur immobilier à évaluer son chiffre d’affaire final avant que la construction ne débute :

- la surface totale de plancher réalisée, qui dépend des choix urbanistiques et architecturaux du promoteur immobilier et de son architecte, mais aussi et surtout du niveau effectif des droits à bâtir ;

- l’évolution des attentes de la clientèle et la quantité potentielle de clients du moment où l’opération est lancée jusqu’à sa livraison. La hantise du promoteur est de se retrouver avec des logements invendus alors que les travaux sont terminés. Cette incertitude dépend principalement de dynamiques nationales, voire internationales40. Pour un promoteur immobilier, l’important n’est donc pas de parfaitement connaître les besoins en termes démographiques, mais la capacité des habitants à devenir des acquéreurs de logements (donc des clients), qui dépend en premier lieu de leur solvabilité à un instant donné.

Dans la suite de ce chapitre, nous nous concentrons sur le second aspect, lié à la mobilisation de la ressource clientèle. Nous revenons sur l’aspect foncier dans le chapitre 4 ainsi que dans toute la seconde partie de cette thèse, dans laquelle nous évoquons largement les questions de rédaction et d’usage des règles de droit des sols. Notons toutefois dès maintenant que pour couvrir l’incertitude portant sur le niveau effectif des droits à bâtir, les promoteurs immobiliers développent différentes stratégies, dont la principale consiste à reporter l’incertitude vers un autre acteur, le propriétaire initial du terrain, par l’introduction de « clauses suspensives » au moment de l’achat du foncier.

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Les collectivités locales ont tout de même quelques outils pour influer sur le niveau de demande en logement neuf. Par exemple, le Grand Lyon a mis en place en 2013 le « Plan 3A ». De plus, le marché immobilier lyonnais ne connaît pas forcément les mêmes évolutions que les marchés des autres agglomérations françaises

1.2. Importance des différents marchés immobiliers

Nous venons de voir qu’il est important pour un promoteur de connaître les attentes de sa clientèle. Cette connaissance le rassure sur sa capacité à vendre ou à louer le bien qu’il construit. Dans cette partie, nous évoquons rapidement les évolutions quantitatives et qualitatives des achats de logements neufs ces dernières années tout en rappelant que les marchés immobiliers concernent d’autres types de biens que le logement neuf, donc d’autres clients potentiellement mobilisables pour les promoteurs. Nous analyserons ensuite en quoi ces évolutions modifient ou non les objectifs et les actions des promoteurs de logements, de l’Etat et des collectivités territoriales.

A. Une ressource clientèle qui ne se limite pas aux logements

La clientèle des promoteurs immobiliers n’est pas uniquement constituée de particuliers qui cherchent à acquérir un logement. Il existe également des investisseurs dits institutionnels, qui regroupent les organismes de placement collectif, les compagnies d'assurances et les fonds de pension. Du plus, l’immobilier est un marché multiple, à la fois dans les types de produits construits (logements, bureaux, commerces…) et dans les motivations à l’achat (occupation ou investissement, sachant que l'achat en vue d'occuper un logement est également considéré par l'acheteur comme un placement financier).

En 2012, le chiffre d’affaire des promoteurs immobiliers membres de la Fédération des promoteurs immobiliers (FPI) en France se répartit comme suit :

Figure 6: Chiffre d'affaire des promoteurs immobiliers par branches d'activité en 2012 (source : site internet FPI)

Ces chiffres peuvent varier de manière importante d’une année sur l’autre. La part relative du logement dans la production des promoteurs immobiliers ayant répondus à cette enquête de la FPI est passée de 53 % en 1990 à 76 % en 1996 et 79 % en 1999 (FPI, 2010, p 36) :

Figure 7 : chiffre d'affaire des promoteurs immobiliers par branches d'activité entre 1990 et 2009 (source : FPI, 2010, p 35)

L’acquéreur investisseur, que ce soit dans l’immobilier de bureau ou dans l’immobilier résidentiel, peut être motivé à l’achat par deux logiques financières différentes. La première est principalement celle des sociétés d’investissement, qui se basent sur la recherche d’une rentabilité locative pérenne. Bien souvent, ces investissements ne sont pas réalisés directement, mais par l’intermédiaire d’autres sociétés qui constituent des « véhicules financiers » dont l’objectif est d’apporter une rentabilité minimale à leurs actionnaires. Ces sociétés se concentrent essentiellement (du moins dans les années 2000 et 2010) sur l’immobilier tertiaire. La seconde logique d’investissement est plutôt déconnectée de la demande locative et repose sur la croyance que la pierre ne peut pas se dévaloriser. C’est principalement la logique des particuliers, dont la plupart (acquéreurs utilisateurs et investisseurs) acquièrent un logement pour se constituer un capital pour assurer financièrement leur avenir et celui de leur famille. Ils réalisent cet achat « directement », c'est-à-dire sans passer par l’intermédiaire d’acquisitions de parts ou d’actions de sociétés immobilières ou de sociétés dédiées à l’investissement41 dont une partie des actifs sous-jacents sont constitués de biens immobiliers. Ces différents types de clients ont été synthétisés par Ingrid Nappi-Choulet dans le tableau qui suit :

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Leur statut peut-être spécifiquement réglementé par la loi. Certaines sociétés sont côtées en bourse, c’est le cas des Sociétés d’investissement immobilier cotées (SIIC), d’autres ne le sont pas, comme les Sociétés civiles de placement immobilier (SCPI), les Organismes de placement collectif dédié à l’immobilier (OPCI) ou les Fonds communs de placement à risques (FCPR). Pour une présentation des différents véhicules d’investissement dans l’immobilier, voir Nappi-Choulet, 2011, p. 73 – 82.

Figure 8 : Types d'investisseurs et d'investissements immobiliers (source : d’après Nappi-Choulet, 2011, p. 70)

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