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La vision anthropomorphique et utilitariste de la fin du XIX aux années

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Simple ressource naturelle à exploiter à l’aube du XXe siècle, la faune sauvage n’est pas considérée comme un enjeu d’importance par les puissances de l’époque. Néanmoins,

66 Michael BOWMAN, Peter DAVIES, Catherine REDGWELL, Lyster’s International Wildlife Law, Second

24 deux phénomènes parallèles vont s’effectuer à cette même période qui auront un impact sur le droit international de l’environnement en général. D’une part, les grandes puissances de l’époque vont réaliser que la conservation de ces ressources de faune est nécessaire en vue d’une exploitation durable et d’autre part que la coopération interétatique est nécessaire en raison du caractère transnational de la problématique.

§1 La faune sauvage : une ressource naturelle comme les autres à exploiter

Malgré l’apparition des premiers courants en faveur de la faune en raison de son rôle clé dans le bon fonctionnement des écosystèmes67, le temps est à l’industrialisation et les

préoccupations environnementales ne pèsent déjà pas bien lourd en comparaison des impératifs économiques. Cette philosophie de conservation en vue de préserver les capacités d’exploitation a été mise en exergue dans l’arbitrage relatif à l’exploitation des phoques de la mer de Behring de 1893. En dépit du fait que cet arbitrage soit relatif aux phoques à fourrure qui sont classifiés parmi les animaux marins, cette affaire reste pertinente afin d’illustrer le propos. En effet, les considérations qui ont donné lieu à la sentence sont identiques à celles applicables à la faune terrestre. Il s’agissait dans cet arbitrage de déterminer le droit des États Unis d’adopter de la législation en vue de la conservation des phoques à fourrure au-delà du territoire national. En effet, à la suite de la cession de l’Alaska par la Russie aux États-Unis, ces derniers ont hérité des îles Pribilof adjacentes à l’ancien territoire russe. Ces îles constituent un des lieux de reproduction des phoques à fourrure, les femelles de ces animaux n’hésitant pas à nager en dehors des eaux territoriales afin de trouver la nourriture nécessaire à la reproduction donnant l’occasion aux navires britanniques de les capturer mettant en danger la survie de la population du fait d’une surexploitation.

67 Le début du XXe siècle voit apparaître, les premiers mouvements en faveur de la conservation de la

faune sauvage, notamment aux États-Unis avec John Muir, toujours considéré à ce jour comme l’un des premiers militants écologistes et qui fut à l’origine de la loi sur les Parc Nationaux aux États-Unis qui amena à la création du Parc National du Yosemite. D’autres voix ailleurs dans le monde ont commencé à s’élever en faveur de la défense de la faune comme les célèbres chasseurs de fauves mangeurs d’homme que sont Jim Corbett et Kenneth Anderson dans l’Inde Britannique des années 20. Jim Corbett a d’ailleurs donné son nom au Parc National Corbett en Uttar Pradesh, dans le nord de l’Inde où l’on trouve encore des tigres du Bengale (panthera tigris tigris) et des éléphants d’Asie (elephas maximus).

25 En réaction, les États-Unis en vue de la conservation de ces pinnipèdes ont décrété qu’ils avaient compétence exclusive sur la Mer de Behring leur permettant de préserver les phoques même en dehors des limites de leur compétence territoriale. Le tribunal arbitral rejeta la thèse américaine estimant que les États-Unis n’avaient aucun droit de protection ou de propriété sur ces phoques en dehors de leur territoire68, consacrant ainsi

le principe de la liberté de la pêche en haute mer. Toutefois le tribunal arbitral rappela qu’il était nécessaire de trouver un accord afin d’empêcher les citoyens des pays concernés de tuer les phoques de manière indiscriminée précipitant ainsi leur extermination rapide avec des conséquences sérieuses pour l’humanité69. Le tribunal

recommanda donc qu’il y ait une protection et une préservation des phoques à fourrure, non pas pour la protection des phoques en elle-même mais dans l’optique de leur exploitation industrielle70.

Cette préoccupation de protéger la faune pour les besoins de l’industrie se retrouve dans la proposition de M. Suarez en vue de protéger les cétacés lors de la première Commission des Experts de 1925 de la Société des Nations (SDN) prédisant que les espèces marines utiles à l’homme s’éteindraient sauf si leur exploitation est sujette à des régulations internationales71.

Cette volonté de protection n’est pas limitée à la faune marine, et s’applique également à la faune terrestre à ceci près que cette protection est rendue plus difficile dans la mesure où contrairement à la faune marine qui occupe principalement les espaces hors juridiction étatique, la faune terrestre est entièrement soumise à la souveraineté exclusive des États au sein desquels elle se trouve. Leur situation est donc d’autant plus précaire qu’il n’existe aucun principe empêchant un État d’épuiser les ressources naturelles présentes sur son territoire. Toutefois, certains États ont eu le souci de préserver les espèces qui pouvaient être utiles à l’homme, comprenant sans doute que la disparition de ces ressources pourraient être de nature à freiner leur développement. Un

68 15 Aout 1993, 1 Moore’s International Arbitration Awards, Declaration 11. 69 Ibid.

70 Ibid.

71 Tuomas KUOKKANEN, International Law and the Environment : Variations on a Theme, Martinus Nijhoff

26 certain nombre de conventions ont donc vu le jour mais marquées par le sceau de l’utilitarisme.

Parmi celles-ci, il convient de citer notamment la Convention Internationale du 19 mars 1902 relative à la protection des oiseaux utiles à l’agriculture liant une majorité d’États d’Europe Occidentale parmi lesquels on trouve les rapaces nocturnes prédateurs des rongeurs qui représentent un danger pour les cultures. Le titre de la convention elle- même est plus qu’explicite quand à l’état d’esprit qui sous-tend la convention. Dans son Article 1er, la convention précise que les oiseaux insectivores seront les principaux

destinataires en plus de ceux figurant en annexe. L’Article 8 de cette même convention précise par ailleurs que seront exclus du champ de protection les oiseaux de basse-cour et les oiseaux-gibier certainement en raison de leur utilisation dans la vie économique des pays concernés (Allemagne, Autriche-Hongrie, Espagne, Grèce, Suisse, Luxembourg, Portugal, Suède, Principauté de Monaco).

Ce souci de préservation pour des fins d’exploitation est beaucoup plus flagrant dans les Conventions de Londres de 1900 et 1933 qui avaient été signées par les puissances coloniales de l’époque en vue de protéger certaines espèces de faune sur le continent africain à des fins strictement utilitaristes. Ainsi la Convention de Londres de 1900, ratifiée par la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie, le Portugal et l’Espagne, l’État Libre du Congo, accordait une protection aux espèces sauvages en fonction de leur utilité pour l’homme (taxidermie, chasse, agriculture). Effectivement, cette convention avait adopté pour la première fois une technique de liste (Article II) où les espèces étaient répertoriées en fonction de leur utilité présumée ou de leur rareté. Les espèces considérées comme utiles à l’instar des vautours qui débarrassent la savane des cadavres ou des serpentaires (Saggittarius serpentarius) qui comme leur nom l’indiquent se nourrissent des serpents et les animaux rares comme les gorilles (Gorilla gorilla), chimpanzés (Pan troglodytes), gnous à queue blanche (Connochaetes gnu) et hippopotames nains (Choeropsis liberiensis) faisaient partie de l’Appendice 1 qui assurait à ces espèces une immunité absolue contre la chasse ou la destruction.

Les espèces de l’Appendice 2 et 3 bénéficiaient de la même protection à ceci près qu’elle ne s’appliquait qu’aux jeunes de ces espèces (Appendice 2) ou aux femelles accompagnées de petits (Appendice 3). On peut voir transparaître une nouvelle fois le caractère utilitariste de la Convention à travers ces deux appendices qui cherchent à

27 préserver la capacité reproductive des espèces vraisemblablement pour des questions cynégétiques72. En effet, seules les femelles accompagnées et les petits sont totalement

protégés alors que mâles et femelles qui figurent à l’Appendice 4 et qui constituent des trophées potentiels peuvent être chassés ou détruits en nombre limité comme le précise l’Article II. La présence aux appendices 2, 3 et 4 des grands mammifères artiodactyles parmi lesquels on retrouve notamment toutes les antilopes africaines mais également éléphants (Loxondonta africana) et hippopotames (Hippopotamus amphibius) tous prisés des chasseurs de trophées73 tout comme les mammifères périssodactyles africains74 que

sont les zèbres75 et les rhinocéros76, renforce l’idée selon laquelle les négociateurs de la

Convention souhaitaient protéger ces espèces eu égard à leur valeur cynégétique ou économique.

C’est d’autant plus probable qu’elle encourageait à l’inverse la destruction des espèces dites nuisibles listées à l’Appendice 5 car prédateurs des animaux situés dans les appendices précédents avec qui les chasseurs entraient donc en concurrence ou tout simplement à cause du danger potentiel qu’ils représentent pour l’homme. Cet appendice qui incluaient à l’époque les serpents, les crocodiliens et l’ensemble des grands carnivores africains qui sont aujourd’hui en voie d’extinction comme les lycaons (lycaon pictus), les léopards (panthera pardus), les guépards (acynonyx jubatus), les lions (panthera leo) et les 3 espèces de hyènes (hyène tachetée (crocuta crocuta), hyène rayée (hyena hyena), hyène brune (parahyena brunnea))77. La présence de cet appendice démontre une fois de

plus qu’il n’existait à l’époque aucune notion de la valeur écologique des espèces et que seule l’utilité d’une espèce justifiait leur conservation. Ainsi les petits prédateurs que sont

72 Michael BOWMAN, Peter DAVIES, Catherine REDGWELL, Lyster’s International Wildlife Law, Cambridge

University Press, 2010, Chapter 9, p. 262.

73 Les artiodactyles sont un ordre de mammifères placentaires qui regroupent les ongulés possédant un

nombre pair de doits.

74 Les périssodactyles sont un ordre de mammifères placentaires qui regroupent les ongulés qui

possèdent un nombre impair de doigts.

75 Il existe plusieurs sous-espèces : le zèbre des plaines (Equus quagga), le zèbre de Grevy (Equus grevyi),

le zèbre de montagne (Equus zebra).

76 Il existe plusieurs sous-espèces : le rhinocéros blanc (Cerathorium simum), le rhinocéros noir (Diceros

bicornis).

28 les servals, chacals et petits félidés qui ne représentent aucun danger pour l’homme et qui par ailleurs lui sont utiles en le débarrassant des rongeurs qui représentent une menace pour les cultures sont placés sur l’Appendice 4 ce qui leur permet d’être préservés de la chasse ou de la destruction sauf en nombre limité. A l’inverse, les grands fauves dont l’utilité écologique et économique n’était pas encore comprise à l’époque sont considérés comme des animaux nuisibles dont il est souhaitable qu’ils soient réduits en nombre. L’Article IV de cette convention encourageait par ailleurs la domestication des zèbres, éléphants et autruches (Struthio camelus), signe supplémentaire de l’utilitarisme qui l’imprégnait.

La Convention de 1900 n’entra jamais en vigueur d’où l’organisation de la conférence internationale de 1933 débouchant sur la seconde Convention de Londres qui en plus des espèces animales incluait certaines espèces de plantes78. L’objectif principal

de cette nouvelle Convention était identique à celle de 1900, à savoir de protéger les espèces utiles à l’homme notamment d’un point de vue économique ou cynégétique79 tout

en abandonnant les dispositions relatives aux espèces nuisibles. Malgré sa rhétorique utilitariste, la Convention de Londres fut la première à contraindre les États à créer des aires protégées sur le continent africain80.

L’apparition de ces conventions internationales au début du XXe siècle démontre également une prise de conscience par les puissances de l’époque de la dimension transnationale de la problématique sans que cela ait eu une incidence sur les dogmes prévalents en droit international public. A partir du moment où une problématique dépasse les frontières d’un seul État, la logique voudrait qu’il soit réglé en concertation avec tous les États concernés, ce qui devrait ou tout du moins pourrait impliquer un assouplissement du dogme de la souveraineté. Il n’en sera rien chaque État restera souverain pour appliquer la norme internationale sur son territoire, sans qu’une tierce entité puisse avoir un droit de regard en dépit du fait qu’une mauvaise ou absence d’exécution puisse affecter d’autres États ou la communauté internationale dans son ensemble.

78 Michael BOWMAN, Peter DAVIES, Catherine REDWELL, Lyster’s International Wildlife Law, Cambridge

University Press, 2nd Edition, 2010, pp. 262–264, voir également p. 37. 79 Ibid.

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§2 La prise de conscience de la dimension transnationale de la problématique

Malgré le caractère encore embryonnaire des connaissances en matière de biologie, les États ont compris relativement rapidement que la faune sauvage du fait de sa mobilité et des effets qu’elle pouvait avoir sur l’environnement au-delà des frontières d’un État ne pouvait faire l’objet d’une protection unilatérale. De plus, la disparition d’une espèce sur le territoire d’un État peut également affecter la diversité génétique de l’espèce au niveau régional. Un autre argument en faveur de la coopération internationale est le comportement des États « free riders ». En effet un État qui prend des mesures concrètes en vue de la protection des espèces peut voir ses efforts réduits à néant si un État limitrophe n’impose pas des mesures similaires ou prend le contrepied. Cela est particulièrement vrai pour les espèces migratrices mais également pour les espèces sédentaires mais qui peuvent être amenées à traverser les frontières de manière épisodique.

Paradoxalement, en dépit de la nature transfrontalière de la problématique, les États choisiront une approche strictement westphalienne du problème, centrée autour du principe de souveraineté ce qui ne manquera pas d’affecter le développement futur non seulement du régime de protection de la biodiversité mais également du droit de l’environnement en général. En effet, la protection de la faune sauvage constitue avant tout un intérêt pour la communauté internationale dans son ensemble et non pas seulement pour un État en particulier. Le traité sera donc l’instrument principal du régime de protection international de la faune terrestre.

Le problème ne tient pas tant au fait que le traité soit le principal véhicule des obligations étatiques mais que celui-ci sera seulement un instrument chargé de dégager une politique générale que chaque État sera chargé de mettre en œuvre selon en fonction de ses intérêts particuliers. Comme le rappelle Ruiz Fabri, « il est bien difficile d’élaborer

des règles dans un secteur comme l’environnement où il existe un intérêt général, mais dont la prise en charge supposerait l’acceptation de contraintes supérieures à la somme des intérêts individuels »81.

81 Hélène RUIZ-FABRI, Le Droit dans les Relations Internationales, Politique Etrangère, Nos 3–4, 2000, p.

30 En effet, le bénéficiaire principal des obligations contenues dans les traités est la faune en tant qu’élément d’un environnement planétaire qui transcende les frontières et donc les compétences territoriales des États . En conséquence, les principes westphaliens de la souveraineté et de la réciprocité ne devraient pas avoir vocation à s’appliquer. Le système actuel qui n’est au final que l’aboutissement des efforts nés pendant cette période ne se départira jamais de ces dogmes en dépit des adaptations qui seront apportées par la suite afin que l’outil conventionnel reste au plus près des réalités biologiques.

A partir du moment où les États reconnaissent que la faune sauvage constitue une problématique transnationale qui dépasse la souveraineté de chaque État et intéresse chacun, un transfert de souveraineté limitée aurait du être envisagé en faveur d’instances internationales ou tout du moins mettre en place une gestion commune à travers des organismes interétatiques afin de gérer ces ressources d’importance universelle. Si la communauté internationale va à partir des années 60 prendre conscience de la valeur biologique, écologique et intrinsèque de la faune sauvage, cela n’aura aucune incidence sur les dogmes juridiques en vigueur à commencer par le principe de souveraineté sur les ressources naturelles.

Section II : La reconnaissance du rôle écologique joué par la faune sauvage et de sa

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