• Aucun résultat trouvé

L’interdépendance écologique et génétique

CHAPITRE I : L’INCOHÉRENCE ENTRE LE PRINCIPE JURIDIQUE DE SOUVERAINETÉ PERMANENTE SUR LES RESSOURCES NATURELLES ET LES PROPRIÉTÉS

B. Le cas des espèces sédentaires

1. L’interdépendance écologique et génétique

La gestion des populations animales sédentaires peut avoir un effet sur les populations des espèces localisées dans d’autres États du fait du patrimoine génétique commun qui unit ces espèces et de leur appartenance à un réseau écologique ou un habitat qui transcende les frontières et qui créé une interdépendance entre ces diverses populations. Partant de là, l’éradiction ou l’exploitation d’une population donnée pourrait avoir des conséquences sur l’environnement ou l’habitat des pays tiers. Par ailleurs, ces espèces même si elles ne sont pas migratrices peuvent néanmoins sortir des limites étatiques pour

84 les besoins de la reproduction et ainsi assurer la diversité du patrimoine génétique de l’espèce. En conséquence, la diversité génétique sans laquelle la survie d’une espèce est impossible réclame l’application du principe de prévention en obligeant l’État à mettre tout en œuvre pour préserver ces espèces dont le patrimoine génétique est nécessaire pour la préservation de l’espèce à l’échelle de son aire de répartition qui englobe plusieurs États.

L’Article 30 de la CERDS exprime également ce point de vue en énonçant que « la

protection, la préservation et l’amélioration de l’environnement pour les générations présentes et futures est la responsabilité de tous les États. Tous les États doivent s’engager à établir leurs propres politiques environnementales et de développement en conformité avec cette responsabilité. Les politiques environnementales de tous les États doivent améliorer et ne pas affecter de manière négative le potentiel de développement présent et futur. Tous les États ont la responsabilité de s’assurer que les activités au sein de leur juridiction ou contrôle ne cause pas de dommage à l’environnement de tous les États et aux aires en dehors des limites de leur juridiction nationale ». Outre le fait de rappeler le principe de non utilisation

dommageable du territoire, limite classique au principe de souveraineté permanente, cet article a le mérite de mettre en avant le fait que l’État doit prendre en compte les intérêts de la communauté internationale dans la mise en œuvre de sa politique environnementale sur la base de considération d’équité intergénérationnelle. Ici, l’intérêt de la communauté internationale réside dans la survie d’une espèce sur une aire de répartition qui couvre plusieurs États. En conséquence, un impact négatif subit par une population sur un territoire donné peut avoir des répercussions sur les populations des autres États de l’aire de répartition et indirectement leur environnement dans la mesure où ces mêmes populations participent à leur entretien. De même, le rapporteur spécial Barboza de la Commission du Droit International rappelait que : « les États n’ont pas de liberté absolue

de mener sur leurs territoires des activités sans prendre en compte les conséquences de l’impact de ces activités sur les autres États »214. Ce dernier rappelle par ailleurs qu’une

norme juridique ne peut être basée sur une « réalité » internationale qui n’existe pas or

214 Julio BARBOZA, « Second Report International Liability for Injurious Consequences arising out of acts

not prohibited by international law » (1981), UN DOC. A/CN.4/346 §112, §39, §115, §54, §117, §61, §122, §81.

85 l’indépendance ou la souveraineté absolue n’existe pas215. Si il y a une réalité

internationale qui n’existe pas ici c’est bien celle qui veut que la faune sauvage terrestre soit une ressource naturelle similaire aux ressources extractives immobiles et qui justifie l’application du principe de souveraineté permanente.

En revanche, il existe une réalité biologique à deux niveaux. D’une part, les espèces animales sédentaires réparties sur le territoire de plusieurs États entretiennent entre elles un lien biologiques puisqu’elles participent au maintien d’un même écosystème transnational. On peut ici citer l’exemple du tigre d’Indochine (panthera tigris corbetti) qui en tant que prédateur ultime de la forêt tropicale du sud-est asiatique qui s’étend sur toute l’Indochine jusqu’en Birmanie, contribue au maintien des populations d’herbivores de cet écosystème s’étendant sur l’ensemble de l’Asie du Sud-Est sans se préoccuper des frontières politiques. Il n’est donc pas surprenant que le WWF soit entrain de mettre en place un projet de protection de cet espèce en créant des réserves de faune interconnectées par des corridors sur l’ensemble de la zone géographique avec la collaboration des États concernés216.

D’autre part, l’espèce animale représente également un ensemble génétique. La Charte Mondiale de la Nature le rappelle dans ces principes généraux « la viabilité

génétique de la Terre ne sera pas compromise ; la population de chaque espèce, sauvage ou domestique, sera maintenue au moins à un niveau suffisant pour en assurer la survie ; les habitats nécessaires à cette fin seront sauvegardés ». Or, la perte ou la diminution de

certains membres de l’espèce sur une partie de son aire de répartition ou l’isolation de certaines populations du reste de leurs congénères peut entrainer un appauvrissement génétique pouvant conduire à l’extinction de certaines populations voir à l’extinction de l’espèce entière dans ce qu’il convient d’appeler en terme scientifique « un goulet d’étranglement génétique ».

L’exemple du guépard (acynonyx jubatus) ou encore celui du puma ou panthère de Floride (puma concolor coryi) l’illustrent assez bien. L’aire de répartition de ces deux espèces s’est réduit comme peau de chagrin entrainant une consanguinité au sein de l’espèce et un appauvrissement de leurs gènes du fait de l’isolement progressif des

215 Ibid.

86 populations empêchant le brassage génétique. Or l’aire de répartition du guépard s’étendait jadis sur toute l’Afrique, y compris certaines parties du Sahara jusqu’au Moyen- Orient et en Inde. Il s’agit aujourd’hui d’une espèce en voie d’extinction en partie du fait du manque de diversité génétique de l’espèce qui est le résultat d’un goulet d’étranglement génétique notamment du à une combinaison de plusieurs facteurs comme la persécution, la perte d’habitat entrainant un morcellement de l’aire de répartition217.

En Asie il ne reste qu’une quarantaine de guépards localisés en Iran au bord de l’extinction, et environ 7000 spécimens dans toute l’Afrique. Le puma de Floride avait une aire de répartition qui s’étendait sur tout le sud-est des États-Unis. Après avoir frôlé l’extinction cette espèce ne se trouve plus que dans quelques marais de l’État de Floride. En raison du goulet d’étranglement génétique, des anormalités anatomiques ont été relevées sur cette espèce218. Cet exemple démontre que la gestion nationale des espèces

sédentaires n’est pas souhaitable et qu’une approche plus globale qui impliquerait la prise en compte des nécessités de conservation de l’espèce dans l’intégralité de son aire de répartition est donc nécessaire.

En conséquence, il serait tout à fait envisageable de concevoir une espèce animale non pas comme une somme d’individualités qui compose l’espèce mais comme un ensemble génétique ou biologique répartit sur plusieurs États et qui constitue un tout. De Klemm rappelle à ce titre qu’une espèce est bien plus que la somme de ses membres individuels mais plutôt un ensemble unique d’animaux partageant des attributs génétiques communs219. Ce dernier rappelle par ailleurs que le fait qu’un État ait des

droits souverains sur tous les animaux sauvages présents sur son territoire ne signifie nullement qu’il les possède, surtout dans le cas où ils sont considérés comme res nullius par sa loi nationale220. Comme l’exprime Rémond Gouillou : « on n’enclôt pas le saumon

217 Luke HUNTER, Dave HAMMAN, Cheetah, Struik Nature, Empl. 1554–1619, ebook édition, 2013. 218 Dave ONORATO, Chris BELDEN, Mark CUNNINGHAM, Darrel LAND, Roy McBRIDE, Melody ROELKE,

« Long-term research on the Florida panther (Puma concolor coryi) : historical findings and future obstacles to population persistence » dans Biology and Conservation of Wild Felids, David W. MACDONALD ; Andrew J. LOVERIDGE ; Oxford University Press 2010, version numérique, Empl. 8142 à Empl. 8435.

219 Cyrille DE KLEMM, Clare SHINE, Biodiversity Conservation and the Law, Legal Mechanisms for

Conserving Species and Ecosystems, Environmental Policy and Law Paper No. 29, IUCN, 1993, p. 2.

220 Cyrille DE KLEMM, Migratory Species in International Law, Natural Resources Journal, Vol. 29, 1989, pp.

87

d’un ruisseau (…) Ainsi la source obéit à un régime différent suivant qu’elle peut-être captée ou non : si elle forme un cours d’eau véritable, le propriétaire du fonds (ici l’État) ne peut la détourner »221.

Sur la base de ce qui précède, il serait donc possible de considérer l’aire de répartition d’une espèce animale donnée comme un « flot génétique » représentant un ensemble biologique à part entière dont l’affectation sur un territoire donné pourrait mettre en danger l’intégrité entière du système exactement à la manière de ce qui se passe en matière de gestion des cours d’eau, ce qui fera l’objet du paragraphe suivant. Par analogie, la faune terrestre sédentaire représente également une unité génétique, écologique et biologique sur l’ensemble de son aire de répartition qu’il importe donc de préserver et qui à la différence de l’eau ne constitue pas une ressource fongible. En conséquence, le principe de prévention trouverait donc à s’appliquer à travers le fait qu’une exploitation irraisonnée et excessive des espèces animales présentes sur son territoire peut constituer un dommage sur le patrimoine génétique de l’espèce présente dans les États de son aire des répartition avec par ailleurs un impact potentiel sur les écosystèmes des États concernés. Ce scénario n’a rien de fantaisiste puisqu’il s’est déjà produit et a été l’objet de nombreuses discussions dans le cadre de la CITES.

Si la CITES était initialement destinée à réguler le commerce des espèces en vue d’assurer la surexploitation de certaines espèces222, elle est devenue au cours de son

évolution une convention à visée conservationniste comme en témoigne de nombreuses résolutions de ces conférences des parties223. Cette évolution s’est confirmée avec l’affaire

Bolivie-Paraguay au début des années 80 où ces deux États ont été pointés du doigt par les États voisins du fait de leur manque de diligence en matière de lutte contre le trafic illégal de faune sauvage sur leur territoire qui a fini par affecter le territoire des États

221 Martine REMOND-GOUILLOUD, « Ressources naturelles et choses sans maître », Recueil Dalloz Sirey,

1985, 5e cahier-chronique, pp. 27–34, p. 30. 222 Convention CITES, Préambule.

223 Voir la Résolution Conf.. 16.9–1 concernant le Plan d’action pour l’léphant d’Afrique et le Fonds pour

l’éléphant d’Afrique qui dispose en préambule : « Préoccupé par le fait que les éléphants d’Afrique sont

Conf.rontés à des menaces nombreuses, sérieuses et constates telles que le commerce illégal de l’ivoire, les Conf.lits homme-éléphant et la perte d’habitat (…) Déterminée à prendre des mesures urgentes, efficaces et opportunes pour diminuer l’abattage illégal des éléphants ».

88 limitrophes. Selon un rapport du Secrétariat CITES, la Bolivie et le Paraguay étaient un havre pour les trafiquants d’animaux sauvages qui exploitaient la faune du pays et notamment les espèces de félins tachetés qui sont des espèces sédentaires224. Le trafic

avait pris une telle ampleur que cela avait fini par affecter les pays voisins dans la mesure où la Bolivie et le Paraguay laissaient les trafiquants utiliser son territoire pour commettre des déprédations dans les pays voisins et ensuite les exporter parfois avec le soutien des autorités des deux pays concernés. Le problème a été soulevé lors des Conférences des Parties 3 et 4 sans qu’une solution soit apportée. Il fallut attendre la résolution 5.2 proposée par les pays d’Amérique Latine recommandant que les Parties refusent d’accepter des livraisons de spécimens CITES à partir de la Bolivie pour que cette dernière commence à prendre les mesures qui s’imposent. Cet exemple démontre que même s’agissant d’espèces sédentaires qui demeurent au sein des frontières d’un État donné, les mesures ou l’absence de mesures prises par un État peut avoir un effet sur l’environnement des pays voisins et qu’en matière de gestion de la faune sauvage terrestre il n’est donc plus possible pour les États de fonctionner en vase clos qu’il s’agisse des espèces sédentaires ou des espèces migratrices.

La protection des espèces sédentaires sur la base de la préservation de l’unité de leur patrimoine génétique sur l ‘ensemble de son aire de répartition a trouvé un écho à l’échelle régionale. L’accord ASEAN dans son Article 1er reconnaît la nécessité pour les

Parties contractantes d’adopter, lorsque nécessaire, une action concertée pour maintenir les processus écologiques essentiels et la préservation de la diversité génétique225 et qu’à

cette fin, des stratégies de conservation nationales coordonnées sont nécessaires226. Bien

que ne visant pas expressément les espèces sédentaires, la mise en œuvre de cet article à travers la préservation de la diversité génétique impose en pratique aux États de conserver les espèces sédentaires présentes sur leur territoire afin de préserver le patrimoine génétique régional. L’Article 3(1) de l’Accord ASEAN relatif à la protection de la faune du sud-est asiatique qui est d’ailleurs intitulé « diversité génétique » confirme cette interprétation puisqu’il impose aux Parties de maintenir une diversité génétique maximale afin d’assurer la survie et assurer la promotion de la conservation de toutes les

224 CITES Doc.3.5, Annexe 4. 225 Accord ASEAN, Article 1(1). 226 Accord ASEAN, Article 1(2).

89 espèces présentes sur leur territoire. Parmi les mesures que les États doivent mettre en œuvre il leur est imposé spécifiquement de prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir l’extinction de toute espèce ou sous-espèce et réguler la capture des espèces227.

Toutefois, il importe de signaler que cet accord n’est toujours pas entré en vigueur. La Convention de Maputo de 2003 procède de la même manière où l’Article IX intitulé « espèces et diversité génétique » impose aux Parties de maintenir et favoriser la diversité génétique notamment en mettant en œuvre des politiques de conservation et d’utilisation durable. Dans le cadre de ces deux conventions, il y a donc une limite très claire à la souveraineté des États d’exploiter jusqu’à l’extinction leurs ressources en faune, y compris sédentaire, sur la base de la préservation de la diversité génétique régionale. L’interdépendance génétique et écologique de la biodiversité, incluant donc la faune sédentaire et justifiant donc sa protection a également été reconnu dans le cadre de l’Union Européenne à travers la directive Habitat qui impose aux États une obligation de préservation de toutes les espèces sans distinction. L’Article 10 de la directive Habitat requiert effectivement des États qu’ils gèrent au mieux les éléments du paysage revêtant une importance majeure pour la faune et la flore sauvages en ce qu’ils sont essentiels à la migration, la distribution géographique et à l’échange génétique d’espèces sauvages. Il s’agit donc là d’une reconnaissance expresse par l’Union Européenne que les systèmes écologiques et la faune terrestre, incluant la faune sédentaire, qui la composent constituent un tout transcendant les frontières notamment par l’emploi des adjectifs « linéaire » et « continu » justifiant une action concertée en vue de leur protection.

En dehors du cadre régional, la reconnaissance de l’unité génétique des espèces sédentaires justifiant leur protection reste limité. En réalité, à l’échelle internationale il n’y a qu’à travers la CITES, et dans une bien moindre mesure par les accords ancillaires conclus sous l’égide de la Convention de Bonn (au moins pour les espèces sédentaires traversant périodiquement les frontières228), que les espèces sédentaires peuvent

bénéficier d’une protection individuelle à condition qu’elles soient inscrites en Annexes pour ce qui est de la CITES ou à travers la protection in situ instituée par la Convention de Rio qui se matérialise par la création de zones protégées ou à travers la protection internationale accordée à certains types d’habitat comme les zones humides par la

227 Article 3(2)(e) de l’Accord ASEAN. 228 Article IV(4) de la Convention de Bonn.

90 Convention Ramsar protégeant indirectement les espèces sédentaires qui s’y trouvent . A l’heure actuelle, l’application du principe de prévention aux espèces sédentaires reste donc aléatoire dans la mesure où il appartiendra à un État de démontrer que la destruction de certaines espèces animales sédentaires dans un État d’origine a causé un préjudice sensible à son environnement, ce qui implique de démontrer l’interdépendance écologique qui existe entre les espèces détruites dans l’État d’origine et l’environnement de l’État affecté.

2. Les alternatives à l’application du principe de prévention s’agissant des

Outline

Documents relatifs