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CHAPITRE 4. UN DEUXIÈME REGISTRE D’ANALYSE INTERPRÉTATIF : Le

4.1 La sociologie interactionniste des groupes professionnels d’Abbott

Comme sociologue, Andrew Abbott (1988, 2003) se distingue par l’ancrage de ses travaux dans la sociologie interactionniste des groupes professionnels. Cette sociologie s’inscrit dans la Tradition sociologique de Chicago, reconnue pour ses innovations méthodologiques et une perspective théorique interactionniste. Celle-ci conduit entre autres à s’intéresser aux problématiques sociales sous l’angle des interactions et des significations qu’elles mettent en œuvre au travers des logiques qui sous-tendent les actions des acteurs sociaux (Chapoulie, 2001 ; Morrissette, Guignon & Demazière, 2011). Dans son analyse des professions, Abbott (1988, 2003) accorde un intérêt particulier aux systèmes d’interdépendances des membres de l’écologie professionnelle, aux événements qui affectent les acteurs ou se répercutent sur d’autres, aux rivalités qui émergent et aux alliances qui se nouent. Pour l’auteur, un groupe professionnel32 construit ses savoirs et éprouve leur légitimité au cœur du système d’interdépendances dans lequel il s’inscrit et duquel découlent historiquement les propriétés qui font sa singularité.

Pour introduire cette sociologie, qui servira plus loin de cadre d’analyse du code du travail en matière d’évaluation (cf. section 4.2), je propose de définir d’abord les concepts de « juridiction » et les moyens de sa mise en ordre suivant les interactions des membres de l’écologie professionnelle.

4.1.1 Le concept de juridiction chez Abbott

Pour Abbott (1988, 2003), l’écologie professionnelle, en tant que champ d’interactions sociales et contexte de contraintes et d’opportunités, est le théâtre de luttes entre partenaires pour le monopole de l’accomplissement de l’activité de travail, c’est-à-dire la « juridiction », soit un espace différencié de l’activité de travail sur lequel le groupe professionnel tente de garder le monopole. En effet, Abbott montre qu’il existe des tensions au sein de l’écologie professionnelle entre les praticiens d’un métier et les profanes, c’est-à-dire les acteurs à la périphérie, pour le contrôle de l’activité de travail. D’un côté, on retrouve les profanes qui essaient de retraduire les

32 En parlant de groupes professionnels, je partage la proposition de Gadéa (2012, 2015) qui préconise d’étendre la

définition à divers autres groupes sans formation attitrée et sans grande cohésion, contrairement au modèle anglo- américain de profession caractérisé par un titre protégé, un monopole, un prestige, une formation de haut niveau dans une discipline scientifique reconnue. On peut dans ce sens considérer les parents comme un groupe concurrent au groupe professionnel des enseignants.

problèmes qui affectent leur monde social dans les termes d’un savoir qu’ils contrôlent, et de l’autre, le groupe professionnel (i.e. ceux qui partagent un même travail) qui mobilise un savoir spécialisé et validé dans le champ social, qui lui permet de mettre à l’écart les groupes de profanes. Abbott suggère ainsi que les acteurs concernés par une même activité de travail se font concurrence pour son contrôle.

4.1.2 Les moyens de mise en ordre de la juridiction

Chez Abbott (1988), la question de la revendication de la juridiction pose l’existence d’un savoir spécialisé, c’est-à-dire un ensemble de conventions dont les membres du groupe professionnel se servent pour une mise en ordre de leur espace social, leur « juridiction ». Ces conventions permettraient aux professionnels d’interpréter et résoudre les problèmes qui les concernent et en même temps tenir les profanes à l’écart de leur métier.

Considérant l’écologie professionnelle comme constituée de processus « évolutifs, ouverts et instables », Abbott explique une lutte perpétuelle entre acteurs pour s’emparer la « juridiction » de l’activité de travail, c’est-à-dire en contrôler les frontières. La dynamique d’une profession résulterait ainsi de la concurrence continue que les acteurs interagissant dans le même champ d’activité se font pour en garder le contrôle. Cette concurrence prendrait la forme de revendications visant à obtenir un « contrôle légitime » sur l’activité de travail au moyen des savoirs professionnels. Ces savoirs seraient les repères à partir desquels les membres comme les acteurs à la périphérie se font concurrence dans la démonstration de leur aptitude en prendre en charge les problèmes liés à l’activité professionnelle et à y apporter les solutions adéquates.

Les frontières entre ce qui est professionnel et ce qui est profane seraient poreuses, selon la vision d’Abbott. Dans cette optique, pour maintenir le contrôle de la « juridiction » de l’activité, le groupe professionnel doit démontrer sa capacité à y apporter une réponse « efficace et spécifique », c’est-à-dire instituer les manières de traiter les problèmes concernant leur domaine de spécialité. Cette institutionnalisation consisterait à légitimer leurs manières d’agir, surtout dans les situations professionnelles qui les confrontent aux profanes (Bureau & Suquet, 2007). Par exemple, pour la résolution des problèmes plus simples, les membres pourraient avoir recours aux routines propres à leur groupe professionnel, tandis que pour les problèmes inédits, ils auraient besoin d’inventer des solutions nouvelles liées à l’expertise de leur groupe.

Abbott (2003) relève que l’obtention de la reconnaissance des autres est fonction de la stabilisation de la juridiction, notamment à partir des manières de prendre en charge les problèmes qui émergent. Il explique que suivant le contexte, les membres d’un groupe professionnel peuvent chercher à gagner l’assentiment d’une partie de leur écologie professionnelle, soit l’auditoire, pour légitimer leur travail. Il précise que dans la dynamique de confrontation avec les autrui significatifs qui structurent l’environnement de l’activité professionnelle, les acteurs stabilisent leur juridiction en essayant de trouver des alliés, avec qui ils font des compromis, des arrangements, des ententes tacites avec les autres. Si ces « conventions partagées » (Becker, 1985) sont à la base des compromis avec les autres, ils constituent aussi les critères symboliques qui délimitent les frontières de l’activité de travail et à partir desquelles s’exerce son contrôle.

En résumé, en s’intéressant aux relations compétitives au sein d’une écologie professionnelle, Abbott (1988) montre qu’elles sont façonnées par des processus d’interdépendances pour le contrôle de la juridiction, c’est-à-dire la mise en ordre de l’espace social. Cette perspective aide à comprendre le sens du code du travail en matière d’évaluation des apprentissages tel que révélé par les interactions des enseignants formés à l’étranger avec leurs différents partenaires scolaires.

4.2 Le code du travail en matière d’évaluation comme moyen de contrôle d’une juridiction

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