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1.2 LE CADRE THEORIQUE: Une théorie de la reconstruction du savoir d’expérience Comme je l’ai fait valoir, ma recherche repose sur l’hypothèse selon laquelle l’expérience

1.2.1 Une théorie de l’agir professionnel et le savoir d’expérience

1.2.1.3 La construction du répertoire d’actions du praticien réflexif

Dans son épistémologie de l’agir professionnel, Schön (1983, 1994) postule que le praticien change ses routines en fonction de leur insuccès, c’est-à-dire qu’il abandonne ou ajuste son savoir-faire lorsque celui-ci n’est plus opératoire. Dès lors, il propose le modèle d’un praticien dont la réflexivité serait le moteur de la construction continue de son « répertoire d’actions » au travers des situations problématiques qui se présentent et confrontent ses routines d’action.

Schön soutient que l’agir professionnel est un lieu de production de savoirs et suggère que le praticien développe son répertoire d’actions au travers de sa confrontation avec des situations singulières. Schütz (1987, p.15) appelle ce répertoire d’actions la « réserve de connaissances disponibles » (stock of knowledge), référant au bagage expérientiel, soit l’ensemble des expériences, des exemples, des représentations, des stratégies, des images, des compréhensions ou des explications que le praticien a construit au travers de son expérience pratique. Schön fait

valoir que ce répertoire d’actions se construit au travers d’une « science de l’agir professionnel qui prend sa source dans la réflexion en cours d’action et sur l’action » (p.45), soit le processus cyclique d’une « conversation réflexive » avec la situation pouvant suivre schématiquement les étapes suivantes (voir Figure 1): (a) poser le problème en essayant de restructurer la situation complexe ou mal définie; (b) expérimenter différentes hypothèses en agissant selon un modèle d’action connu ou inventé; (c) analyser les résultats de l’action en vérifiant la validité des hypothèses posées.

(1) Poser le problème. Cette première étape décline le travail de (re)structuration que le praticien fait en face d’un problème inédit rencontré en cours de pratique. Schön avance que le monde de la pratique professionnelle est un espace habité par l’incertitude et l’unicité des situations. Les problèmes qui y arrivent, dans le cadre concret de la pratique, sont presque toujours ambigus. Ils exigent du praticien un effort d’interprétation du contexte dans le but de « transformer [la] situation problématique en un problème tout court » (Schön, 1983, 1994, p.65). Cet effort d’interprétation consiste en un recadrage de la situation pour rendre le problème traitable. Schön (1983, 1994) soutient que lorsqu’il est confronté à une situation complexe (i.e. : embrouillée et difficile à cerner), le praticien essaie d’abord de poser le problème.

Poser un problème [explique-t-il], c’est choisir les « éléments » de la situation qu’on va retenir, établir les limites de l’attention qu’on va y consacrer et lui imposer une cohérence qui permet de dire ce qui ne va pas et dans quelle direction il faut aller pour corriger la situation. C’est un processus qui consiste à désigner les points sur lesquels porter son attention et dresser le contexte dans lequel on s’en occupera. (p.66)

En d’autres mots, il s’agirait d’un processus interprétatif au travers duquel le praticien (re)définirait la situation problématique pour en dégager ce qui fait la singularité du problème. Cette première étape du processus de « conversation avec la situation » lui permet de s’en faire une idée personnelle, avant de tester une solution.

(2) Expérimenter différentes hypothèses. Il s’agit de la deuxième étape du processus cyclique de la « conversation réflexive » avec la situation, et au cours de laquelle le praticien délibère dans l’action en décidant de la manière d’adapter ce qu’il connaît ou de mettre en œuvre de nouvelles actions pour prendre en considération le caractère inédit des situations qu’il rencontre. À ce titre, son agir professionnel reflèterait une forme d’expérimentation qui se développe au travers du processus de « réflexion-dans-l’action ». L’expérimentation consisterait, entre autres, à tester différentes hypothèses dans l’agir, comme par exemple « agir pour voir où conduit l’action », évaluer ce que produirait cette action ou soupeser ce que pourraient être les implications possibles de cette action en se posant la question de savoir « Que se passerait-il si ... ? » (Schön, 1983, 1994, p.183). L’expérimentation se module de différentes façons :

Quand le praticien réfléchit en cours d’action sur un cas particulier, il met au jour la compréhension intuitive qu’il a des phénomènes auxquels il a été attentif. Son expérimentation est faite d’exploration, de vérification du geste posé et de vérification d’hypothèses. Les trois fonctions s’accomplissent dans les mêmes gestes. C’est là le caractère distinctif de l’expérimentation en milieu de pratique. (p.186)

Schön suggère que le praticien est un expérimentateur capable d’ajuster son agir. L’expérimentation reflèterait une capacité à porter un jugement pendant l’action et à poser un geste justifié comme étant le meilleur compromis possible face au problème identifié. Trois types d’expérimentations sont ainsi mis en exergue, par Schön, dans son analyse des finalités de l’agir des praticiens. Le premier qu’il appelle « expérimentation exploratrice » se déploie lorsque le praticien agit dans le seul « but de voir ce qui s’ensuivrait, sans qu’il y ait prédictions ou attentes » (Schön, 1983, 1994, p.13). Cette expérimentation exploratoire reflète en quelque sorte une manière de faire connaissance avec la situation : le praticien cherche à acquérir une connaissance des choses. Le deuxième type d’expérimentation qu’il appelle « move-testing » porte sur la vérification du geste par l’expérimentation. Le praticien recourt à ce genre d’expérimentation en posant une action délibérée dont le but est de produire un changement

précis et en évaluer les effets (ce qui est prévu ou imprévu). Le troisième type d’expérimentation consiste en une vérification d’hypothèses. Le praticien recourt à ce mode d’expérimentation pour discriminer entre différentes hypothèses, celle qui « résiste le mieux à la réfutation » (Schön, 1983, 1994, p.185). Le travail d’expérimentation est suivi d’un travail évaluatif des résultats de l’action posée.

(3) Analyser les résultats des actions posées. Il s’agit de la troisième étape du processus cyclique de la « conversation réflexive » avec la situation, et au cours de laquelle le praticien vérifie la validité de ses actions ou des constructions qu’il se propose de tester. Schön utilise le concept de « théories en usage » (enacted theories). Ce concept traduit le processus de mise à l’épreuve par le praticien des conceptualisations qu’il a explorées ou élaborées dans l’action. C’est donc dans l’usage que le praticien évalue la pertinence des théories qu’il mobilise :

Les décisions des praticiens font eux aussi office d’examen exploratoire des situations qui leur sont présentées. Ils font ressortir des aspects du problème qui n’étaient pas évidents à première vue. Le praticien est alors amené à évaluer certains points auxquels il n’avait pas songé lorsqu’il avait apprécié la situation pour la première fois. (p.186)

Ce processus évaluatif, c’est-à-dire la réflexion sur l’action, consiste à prendre du recul par rapport à l’agir afin de mieux comprendre ses répercussions dans le contexte. Cette manière de réagir aux situations problématiques serait, pour le praticien, non seulement une occasion de contextualiser son savoir mais aussi de l’approfondir au travers de l’élaboration de nouvelles théories, voire la modélisation d’une démarche de résolution de problème. Elle permettrait au praticien de (re)mobiliser son répertoire d’actions, de l’ajuster, mais aussi de l’enrichir en retour afin de maintenir un niveau accru d’expertise professionnelle.

En résumé, il ressort de l’épistmologie de la pratique de Schön que le praticien (re)compose ses savoirs en mettant en branle un processus interprétatif de « réflexion-dans- l’action » qui se décline en deux mouvements de réflexions en cours et sur l’action; cette réflexion étant à la base du développement progressif du répertoire d’actions et donc de l’expérience. Ce répertoire évolue, se transforme et se développe de façon continue, en ce sens que le praticien y réinvestit ce qu’il apprend d’une situation donnée ; le savoir appris (re)devenant à son tour un moyen de compréhension et d’action pour les situations futures. La conversation réflexive favoriserait ainsi l’apprentissage en contexte, un apprentissage qui mobilise dans une même dynamique la réflexion et l’action.

Les liens que j’ai établis entre l’objet d’étude et l’épistémologie de la pratique de Schön indiquent que cet éclairage est pertinent pour la présente thèse de doctorat, notamment cette question de l’abandon et de l’ajustement en tant que processus interactifs de la construction du savoir. Toutefois, il faut le souligner, bien des critiques ont été soulevées en regard de cette épistémologie (Beauchamp, 2012). De nombreux auteurs reprochent à Schön le manque de clarté des concepts qu’il privilégie et la non inscription du concept particulier de réflexion dans des contextes professionnels spécifiques (par exemple, Zeichner & Liston, 1996). Cette critique est exemplifiée par Tardif (2012) qui met en exergue le manque de précision quant aux contenus et aux limites de la réflexion sur la pratique professionnelle en question, en ce sens qu’on ne sait presque rien de ce à quoi et sur quoi la réflexion porte plus précisément. Sans cette précision, la réflexion du praticien sur et dans la pratique en resterait plus à un niveau purement formel. Une autre lacune relevée par l’auteur porte sur le concept de « réflexion-dans-l’action » de Schön. Ce concept, resté au niveau des intuitions et indications générales, manquerait d’entrer dans l’extrême complexité des processus de réflexion : il éclaire peu sur la manière dont les praticiens pensent lorsqu’ils sont dans l’action.

D’autres critiques faites à Schön mettent en relief le manque de considération de la dimension intersubjective de la pratique, l’absence des autres – collègues ou partenaires de travail – faisant courir le risque de les considérer comme de simples objets de la réflexion du praticien (Morrissette & Malo, à paraître; Taylor & White, 2000). Il faut le dire, Schön a posé les bases de la construction du savoir dans la pratique en restant centré sur un individu qui semble être seul à dialoguer avec la situation. La critique de Taylor et White (2000) met en relief que, autant le modèle de la réflexivité est pertinent parce qu’il donne accès à la complexité du monde, autant sa centration sur un individu solitaire est aussi dangereuse que l’absence de tout regard critique sur le privilège autrefois accordé à la rationalité technique; privilège auquel Schön s’est fortement opposé (cf. section 1.2.1.2). La vision schönnienne étant principalement individualiste serait ainsi insuffisante pour éclairer un métier hautement relationnel tel l’enseignement. Il faut le rappeler, l’enseignement repose sur un ensemble de conventions sociales, implique plusieurs autrui avec lesquels se coordonner, ce qui ne va pas avec un modèle centré uniquement sur la cognition individuelle.

En somme, si les propositions de Schön sur le praticien réflexif appuient l’idée du savoir d’expérience16 des enseignants formés à l’étranger et de la construction de leur répertoire d’actions, il manque un éclairage complémentaire pour comprendre comment ils reconstruisent ce répertoire, dans le cadre de leur nouveau contexte de travail (écoles montréalaises) qui impliquent des interactions nombreuses au quotidien avec différentes membres de leur écologie professionnelle. Il y a donc nécessité de mobiliser une théorie de l’apprentissage qui permettrait aussi de prendre en charge ce que quelques-uns des auteurs déjà cités ont pointé, c’est-à-dire que ce répertoire se construit dans l’interaction. Je puise donc un éclairage complémentaire au (socio)constructivisme, soutenant ainsi que la reconstruction des savoirs d’expérience des enseignants formés à l’étranger ne se passe pas dans une interaction avec des situations désincarnées, mais bien dans une interaction à haute composante sociale, c’est-à-dire avec les autres – élèves, pairs enseignants et autres partenaires professionnels.

1.2.2 Le (socio)constructivisme pour éclairer la reconstruction [du savoir d’expérience]

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