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La fragilisation des prérogatives de puissance publique

Section II. L’influence du droit international privé sur la notion de contrat public

A. La qualification autonome de la Cour de Justice de l’Union Européenne

1. La fragilisation des prérogatives de puissance publique

245. L’enjeu de la qualification administrative du contrat public. En 1978, la Convention d’adhésion a modifié l’article 1er du Titre 1 de la Convention de Bruxelles de 1968. Depuis, les litiges relevant de la « matière administrative » sont exclus de la Convention de Bruxelles. Le règlement Bruxelles I reprend la même disposition. Est observable ici une double volonté. La première aurait été celle de réserver l’application de ces textes aux litiges de nature privée. La seconde aurait consisté à exclure les « contrats publics » de l’application de la Convention de Bruxelles et du règlement Bruxelles I. Pour le cas de la France, les contrats administratifs étaient naturellement concernés par cette exclusion. La compétence du juge administratif français étant liée à la nature du contrat, la reconnaissance d’un éventuel conflit de juridiction en la matière perturberait, a priori, l’ordre établi.

246. La Cour de Justice de l’Union européenne face à la notion de « puissance publique ». Si l’on part du postulat que tous les contrats de la commande publique contiennent des prérogatives de puissance publiques, alors tous ces contrats sont exclus de la Convention de Bruxelles et du règlement Bruxelles I car ils entrent dans la matière administrative. Il est en effet admis que cette notion, si elle est avérée, fait d’office entrer les contrats publics dans la « matière administrative ». Cependant, il semble que la notion de « puissance publique » ne concerne que des pouvoirs auxquels le cocontractant n’a pas consenti. Or, le titulaire d’un marché public a, par définition, consenti à ce que la personne publique use éventuellement de

ses prérogatives622. Si de solides arguments légitiment une exclusion des marchés publics du

domaine du règlement « Bruxelles I », c’est sans compter sur l’interprétation autonome qui est donnée par la Cour de Justice de l’Union européenne de ce champ d’application623. Pour

déterminer si un litige relève ou non de celui-ci, les conceptions retenues par les différents droits internes ne sont pas identiques. C’est la Cour du Luxembourg elle-même qui définit ce qu’il convient d’entendre par « matière civile et commerciale » ou par « matière administrative ». Or, force est de constater que la conception retenue à Luxembourg de la matière administrative est bien plus restreinte que le domaine du droit français. C’est ainsi qu’au terme d’une jurisprudence ancienne, la notion autonome de « matière administrative » a été limitée aux affaires impliquant « l’intervention d’une autorité publique agissant dans l’exercice de la

puissance publique »624. Par la suite, il a été précisé que cette puissance publique se manifestait

par la mise en oeuvre de « pouvoirs exorbitants par rapport aux règles applicables entre

particuliers »625. Mais qu’on se réfère à l’une ou l’autre de ces deux formulations, on constate

que ces définitions ne permettent pas de recouvrer tout le droit administratif français.

247. L’affaiblissement des « pouvoirs exorbitants ». Bien souvent, le droit administratif met en place un régime juridique spécifiquement applicable aux activités déployées par les personnes publiques, mais celui-ci ne se caractérise pas, pour autant, par un exercice de la puissance publique ou par la mise en oeuvre de pouvoirs exorbitants. Dans un marché public, l’esprit du contrat est de plus en plus marqué par l’équilibre entre les parties. Il est indéniable que les pouvoirs exorbitants du droit commun sont de moins en moins prégnants dans les marchés publics, a fortiori lorsqu’ils ont un caractère international. A ce titre, l’exemple de l’ordonnance du 17 juin 2004 qui avait créé626 les contrats de partenariat, aujourd’hui dénommé

« marché de partenariat »627. Il est manifeste, à la lecture de ce texte, que le régime de ce

nouveau contrat administratif ne révèle aucunement de l’exercice de pouvoirs exorbitants. Il s’agit certes d’un régime spécifique ou spécial, mais sans être, pour autant, caractérisé par un déséquilibre en faveur du pouvoir adjudicateur. Dès lors, à l’instar du partenariat, les marchés

622 AUDIT M.., « L’incidence du droit international privé communautaire sur les contrats administratifs », LAP, 17 mars 2005, n°54.

623 Ibid.

624 CJCE, 14 octobre 1976, LTU c/ Eurocontrol, aff. 29/76, Rec.CJCE., p. 1541, Rev. crit. DIP, 1977. 776, notre Droz, Clunet, 1977. 707, note HUET A.

625 CJCE, 21 avril 1993, Volker Sonntag c/ Waidmann, aff. C-172/91, Rec. CJCE, p. I-1963, Clunet, 1994. 528, note BISCHOFF, Rev. crit. DIP, 1994. 105, note GAUDEMET-TALLON H. Voir aussi ; CJCE, 14 novembre 2002, Gemeente Steenbergen c/ Baten, aff. C-271/00, Clunet, 2003. 659, obs. HUET A. ; 15 mai 2003,

Préservatrice foncière Tiard c/ État néerlandais, aff. C-266/01, Clunet, 2004. 646, obs. BISCHOFF.

626 Ord. n°2004-559 du 17 juin 2004 sur les contrats de partenariats, JO du 19 juin 2004. 627 Ord. 23 juill. 2015, supra note 538.

publics continueraient à relever de la compétence des juridictions administratives françaises, tout en étant également compris dans le champ de compétence du règlement Bruxelles I. Il en résulte que si de tels contrats présentent une dimension internationale, en raison par exemple de la nationalité étrangère du cocontractant de l’administration ou même de la localisation complète ou partielle du lieu d’exécution dans un autre État membre, la saisie d’un tribunal étranger en cas de litige serait envisageable et la compétence des juridictions administratives remise en cause.

248. Le droit administratif français et les ordres juridiques étrangers concurrents. Le 3 avril 2003, la Cour administrative de Lyon628 dans un arrêt Commune de Saint-Martin-de-

Belleville a retenu la compétence de la juridiction administrative française en ce que l’article 5-

1 de la Convention de Lugano retenait comme critère celui du lieu d’exécution et que le contrat litigieux était exécuté en France629. Le juge a fait le choix de se positionner au regard d’un texte

international plutôt que de constater l'existence d'une clause exorbitante du droit commun permettant de qualifier de contrat d’« administratif », le soumettant de facto à la juridiction administrative. Sans pour autant faire entrer le contrat dans la matière « civile et commerciale », on notera le caractère inédit du raisonnement de la Cour administrative d’appel dans cette affaire. Dans une affaire plus récente630, le juge administratif a admis la clause donnant

compétence aux tribunaux belges excluant, de facto, la compétence des tribunaux français, alors que le marché avait été exécuté en France631. Le juge se réfère au règlement Bruxelles I pour

rappeler que s’il exclut de son champ d’application la « matière administrative », cette notion est autonome en droit de l’Union européenne et ne vise que les cas (de plus en plus rares) où l’Administration a clairement usé de prérogatives de puissance publique. Et comme le souligne le Professeur Stéphane BRACONNIER à propos de cet arrêt ; « Tel n’est pas nécessairement

le cas, et indistinctement, dans les marchés publics, bien qu’ils soient qualifiés en droit interne

628

CAA Lyon 3 avril 2003, Commune de Saint-Martin-de-Belleville, inédit au Lebon, n°97LYO1127.

629 Voir le « considérant » relatif à cette prise de position du juge administratif : « Considérant qu'aux termes des

stipulations de l'article 1er de la convention susvisée, signée à Lugano le 16 septembre 1988 […] qu’enfin selon son article 5-1 […]. Considérant qu'il résulte de l'instruction que les Société Aeberhardt SA et Forost SA, , groupées avec la Société des établissements Geliot,, ont été attributaires du marché de travaux publics d'installations des canons à neige et que leur prestation ne se limitait dès lors pas à la seule fourniture de matériels ; que le lieu d'exécution de l'obligation étant situé sur le territoire de la commune de Saint-Martin-de-Belleville, l'association des Société Aeberhardt SA - Forost et chacune de ces deux sociétés ne sont pas fondées à soutenir qu'elles devaient être attraites devant les juridictions suisses en application des stipulations précitées de la convention de Lugano ; qu'elles ne sauraient non plus utilement invoquer les dispositions d'une loi suisse relative au droit international privé à l'appui de l'exception d'incompétence des juridictions françaises ».

630 CAA Douai, 29 mai 2012, n°10DA01035, Sté King Consult : JurisData n°2012-015267 ; RFDA 2013, p. 46, note Malik Laazouzy.

de « contrats administratifs » lorsqu’ils sont conclus en application du Code des marchés publics »632.

249. Un mal plus profond. Des pans importants du droit administratif français sont soumis à la compétence concurrente des ordres juridiques des autres États membres par l’émergence « d’un » droit international privé. La seule existence de « ce » droit international privé ne suffit probablement pas à expliquer, à lui seul, un tel phénomène. Cette remise en cause de l’exclusivisme du droit administratif pourrait s’apparenter, dans une certaine mesure, à la contestation de la conception française du droit administratif. Comme le souligne le professeur Mathias AUDIT « Il est probable que les méthodes du droit public, et les prérogatives qu’il

instaure au profit de l’administration soient jugées peu compatibles avec les grandes libertés du droit international, d’où la volonté de banaliser, en quelque sorte, une partie de ce droit en soumettant celle-ci à la compétence concurrente des ordres juridiques »633.

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