• Aucun résultat trouvé

L E III E MILLENAIRE , UNE PERIODE D ’ URBANISATION

3.3. L’ URBANISATION DU L EVANT NORD : ETAT DES LIEU

Une fois le phénomène défini, place à la compréhension de ses liens avec la Mésopotamie, considérée comme berceau de la ville, de l’état et de l’écriture. Ces éléments constituent l’ossature de notre réflexion sur le Bronze Ancien levantin et, pour pouvoir en discuter les paramètres et mécanismes, il nous faut synthétiser ici un état de l’art du problème de « l’urbanisation du Levant ».

110 Sauf dans le cas de fondations nouvelles, qui seraient plutôt le reflet d’une colonisation de

3.3.1. LE POIDS DU MODELE MESOPOTAMIEN

Impossible en archéologie orientale d’aborder la question de l’urbanisation hors du paradigme mésopotamien. Car c’est bien avec Uruk que sont apparus les villes et l’état, dès le IVe millénaire ; quantité de travaux fondateurs s’appuient sur ces

découvertes pour définir la ville et l’urbanisation. Loin d’être en mesure de discuter cette historiographie, notre propos est plutôt ici d’en comprendre le fond, pour le comparer ensuite aux données dont nous disposons et envisager une forme d’urbanisation proprement levantine. Le poids du modèle mésopotamien sur la discussion de l’urbanisation du Levant est en effet, aujourd’hui encore, immense et doit être modulé pour s’adapter à une réalité archéologique différente.

En Mésopotamie, les critères de reconnaissance de la ville sont basés sur des seuils qui ne sont pas transposables au Levant. Les villes sont très vastes – Uruk couvrirait plusieurs centaines d’hectares ; leur apparition coïncide avec celle d’un système centralisateur, étatique, d’une administration, de l’écriture, du sceau-cylindre, d’une iconographie centrée sur l’humain et les figures de pouvoir, et où la religion est très présente. Appliquer cette grille de lecture aux données archéologiques levantines reviendrait à considérer que les sociétés du IIIe millénaire sont évidemment non

urbaines111. Seuls des sites très exceptionnels pourraient correspondre au modèle

mésopotamien, qui les a visiblement influencés : Ebla notamment, à partir du milieu du IIIe millénaire, est la capitale d’un royaume112. La ville est entourée d’un large

rempart et compte sur son acropole des temples et un palais, qui renfermait une salle d’archives et a livré nombre de riches objets en matériaux importés. Le site est d’ailleurs un relai commercial sur les routes vers la Mésopotamie

Or, il est indéniable que, dans le reste de la région levantine, se produit déjà à cette période un mouvement progressif vers la ville :

« On assiste à l’émergence généralisée de centres qui contrôlent, certes, des territoires limités, mais où se concentrent population, pouvoir et ressources, où s’investissent pour l’érection de fortifications imposantes des efforts collectifs considérables, où s’inscrit nettement la stratification sociale, dans des tentatives de planification rudimentaires, des bâtiments publics, des résidences ou des nécropoles princières. Il est clair que se superposent alors aux sociétés villageoises des formes d’organisation nouvelles qu’il faut bien qualifier d’urbaines »113.

Ce processus se déroule sous une forme propre, locale. C’est celle-ci qu’il s’agit de définir, en s’émancipant des poncifs mésopotamiens.

111 Huot, Thalmann et Valbelle 1990, p. 77-78. 112 Matthiae 1977.

3.3.2. LE MOTIF DE L’URBANISATION SECONDAIRE DU LEVANT

On parle souvent, pour le Levant, d’une « urbanisation secondaire ». S’entend par ce terme, non seulement le décalage chronologique par rapport à la Mésopotamie, mais aussi une tendance diffusionniste, qui veut que le phénomène soit issu d’un foyer « primaire » – comme la Mésopotamie ou l’Égypte. Ce diffusionnisme est profondément lié à l’historiographie de l’urbanisation mésopotamienne et est illustré, entre autres, par l’idée des colonies urukéennes. Par un réseau de contacts qui couvre toute la région, de la Méditerranée orientale à l’Iran, il est certain que les modèles ont pu transiter ; ici encore, le cas d’Ebla est emblématique. Toutefois, les différences de manifestations de l’urbanisation entre le Levant et l’exemple mésopotamien sont telles que l’on peut questionner la force de l’influence. Peut-on véritablement considérer le Levant, et surtout la côte méditerranéenne, comme une périphérie de la Mésopotamie vers laquelle un nouveau mode d’organisation sociétale se diffuse tardivement ? Peut-on imaginer que la côte méditerranéenne ait son propre dynamisme, son évolution vers une forme d’organisation urbaine définie localement ? Là encore, il conviendrait de mettre en perspective faits archéologiques et théories, de pointer les (dis-) similarités entre ces deux formes d’urbanisation, de chercher à mesurer le poids des contacts culturels entre les deux régions dans leurs développements respectifs.

Si l’on prend en compte la question des routes et des échanges, il semblerait pertinent de chercher l’influence vers l’Égypte. Considérée comme un foyer primaire d’urbanisation114, l’Égypte voit se développer des établissements urbains dès la fin du

IVe millénaire : les mieux connus sont localisés en Haute-Égypte (Hiérakonpolis,

Nagada, Éléphantine, Abydos) mais certains aussi dans le Delta, au nord (Buto, Maadi, Tell el-Farkha)115. Ces sites présentent de riches nécropoles illustrant une forte

hiérarchisation sociale, le développement d’un artisanat spécialisé, une architecture monumentale, un urbanisme ; ils témoignent du développement d’une religion institutionnalisée et se situent tous le long de la voie de communication principale du pays : le Nil. On retrouve donc en Égypte un certain nombre des caractéristiques qui font aussi la ville mésopotamienne et, finalement, si l’on doit considérer que l’urbanisation du Levant est secondaire, elle peut aussi bien y trouver son inspiration qu’en Mésopotamie. En termes chronologiques, ce serait également cohérent : l’urbanisation égyptienne débute au milieu du IVe millénaire, puis celle de la Palestine

à la fin du IVe millénaire, et enfin le Levant nord au début du IIIe millénaire. De plus,

comme nous y reviendrons en fin de ce travail, il semble que les contacts entre l’Égypte protodynastique et le Levant soient bien installés dès le début du IIIe

millénaire, puisque l’on retrouve des importations levantines en Haute-Égypte. Alors

114 Bien que des contacts avec la Mésopotamie soient attestés, même lointains : l’objet qui incarne ces

liens entre Égypte et Mésopotamie à l’époque proto-urbaine est bien sûr le « couteau du Gebel el- Arak », conservé au Musée du Louvre. Acquis au début du XXe siècle, cet objet proviendrait de la

région d’Abydos ; son iconographie fait intervenir une figure d’autorité typiquement mésopotamienne du IVe millénaire et que l’on nomme usuellement le « roi-prêtre ».

qu’en parallèle, le début de la période est peu représenté en Syrie intérieure : le véritable développement urbain s’y situe vers 2600, et d’un point de vue céramique, les liens sont faibles entre Mésopotamie et Levant côtier.

Le caractère secondaire de l’urbanisation du Levant est admis ; reste à définir d’où viennent les influences – elles peuvent être multiples – et quelles voies de contact elles ont emprunté. Considérant que le modèle urbain ne voyage pas seul, il nous semble que les liens entre Levant et Égypte à cette période, qui sont plus forts qu’avec la Mésopotamie, sont une piste intéressante. Mais là aussi, il nous faut définir les modes de diffusion et d’expression de l’urbanisation levantine car, si l’idée peut être empruntée, la manifestation matérielle du phénomène est propre.

3.3.3. DEFINIR LES SPECIFICITES DE L’URBANITE LEVANTINE

Au regard de cet état des lieux, plusieurs conclusions s’imposent, à commencer par la nécessité de distancier la réflexion sur l’urbanisation levantine des grands modèles mésopotamiens. Il est en effet clair depuis quelques années que la ville et l’urbanisation, telles que définies en Mésopotamie, ne correspondent pas à la réalité archéologique du Levant du IIIe millénaire – soit que l’urbanisation même de

la région soit contestée, soit que les éléments de sa définition demandent à être adaptés116. Là où Uruk s’étendrait sur plusieurs centaines d’hectares, Byblos

mesurerait 5 ha (intramuros ; 7 ha au maximum) et en Palestine, les premiers sites urbains couvriraient de 5 à 20 ha117. L’écriture n’est pas employée au Levant avant le

IIe millénaire, sauf en des points très particuliers comme Ebla qui, nous l’avons dit, se

rattache par bien des aspects à la sphère mésopotamienne. Le sceau-cylindre existe au Levant, mais la plupart des empreintes sont apposées sur des vases et visiblement pas toujours à des fins administratives, mais plutôt de décor118. L’état, tel qu’il se met en

place en Mésopotamie, n’est pas identifié au Levant ; la production artistique n’y laisse encore que peu de place à la figure humaine et la sculpture, art emblématique de l’époque d’Uruk, reste anecdotique.

Le Levant est-il pour autant non urbain119 ? L’habitat se densifie, des remparts

entourent fréquemment les établissements, des rues se dessinent, parfois assorties de systèmes d’écoulement des eaux, des bâtiments publics se distinguent de l’architecture domestique, l’artisanat se spécialise, les productions sont plus standardisées, certaines classes sociales semblent bénéficier de biens de prestige, et les échanges s’intensifient, notamment par voie maritime. Ces éléments accumulés

116 Nicolle 1999 ; Philip 2001 ; Chesson et Philip 2003 ; Chesson 2015. 117 Miroschedji 1989, p. 67 ; Nicolle 1999, p. 45.

118 Thalmann 2013.

119 Le processus d’urbanisation du Levant au IIIe millénaire a été remis (minoritairement) en question.

Notamment pour le Levant sud, par exemple Chesson 2015 et dans l’ouvrage de Christophe Nicolle (1999) qui emploie le terme de « bourg » comme une sorte de stade de complexité intermédiaire entre ville et village, et « bourgadisation » pour le processus qui mène à la mise en place de ces établissements.

indiquent bien un mouvement décisif, s’émancipant du système villageois ou semi- nomade, vers ce qui ressemble fort à la ville.

L’urbanisation a récemment été envisagée sous la forme de « cycles proto- urbains »120, qui prendraient racine dès l’époque d’Obeid en Mésopotamie, pour

constituer des « stades sur le chemin de la complexité »121, c'est-à-dire sur le passage

évolutionniste de la chefferie à l’état. Le premier de ces cycles prend place à l’époque d’Obeid, à la fin du Ve millénaire tandis que le second correspond à l’époque d’Uruk,

ou Late Chacolithic. Ces deux cycles se succèdent dans le développement de l’urbanité mésopotamienne comme deux étapes ; mais pourrait-on envisager que le Levant du IIIe millénaire soit un autre théâtre de ces « cycles proto-urbains », se tenant dans un

univers très différent, littoral, méditerranéen, contrasté et morcelé ? Le terme nous servirait alors à désigner une autre forme d’urbanisation, cette fois distincte non seulement dans le temps, mais aussi dans l’espace.

Il est probable en effet qu’un certain déterminisme géographique pèse sur les différences entre ces formes d’urbanisation : la Mésopotamie est une vaste plaine alluviale, où l’on peut pratiquer une agriculture irriguée relativement extensive et qui partage les mêmes paramètres à une vaste échelle. Au contraire, le Levant est un territoire littoral, très fragmenté, dominé par de hautes montagnes et son étroite plaine côtière n’offre que peu de ressources agricoles. Ce morcèlement, y compris culturel, caractérise de tout temps l’histoire de la région, et pourrait être pour beaucoup dans les différences de trajectoires des sociétés à travers l’urbanisation.

L’urbanisation du Levant, si elle ne passe donc pas tout à fait par les mêmes leviers qu’en Mésopotamie, n’en est pas moins réelle. Elle correspond à une impulsion bien visible sur toute la côte levantine, sans doute un peu plus tôt en Palestine qu’au Levant central et nord. Pour mieux comprendre le phénomène et ses différentes expressions, il apparaît nécessaire d’adapter les modèles issus de l’historiographie mésopotamienne. Quant à en reconnaître les causes, il nous reste encore bien du chemin à parcourir – en partie en raison de notre méconnaissance actuelle du Chalcolithique du Levant central et septentrional.