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L E III E MILLENAIRE , UNE PERIODE D ’ URBANISATION

3.1. C HRONOLOGIE : LA DEFINITION DU III E MILLENAIRE

Le cadre chronologique du IIIe millénaire constitue un enjeu important. On

se heurte à plusieurs séquences qui coexistent, plus ou moins actualisées et documentées, et entre lesquelles il nous faut naviguer. Comprendre les mécanismes de chacune permet de les manipuler, et d’en évaluer les qualités ou faiblesses spatio- temporelles.

3.1.1. LE BRONZE ANCIEN, OU LA « CHRONOLOGIE TRADITIONNELLE »

La terminologie d’ « âge du Bronze » a d’abord été employée en Orient par analogie avec la chronologie européenne, qui voit un âge des métaux (ou Protohistoire) succéder à l’âge de pierre (ou Préhistoire). La période correspond en fait en Orient à des dates bien plus hautes qu’en Europe, et le bronze, bien que connu, n’y est encore utilisé qu’assez marginalement. L’âge du Bronze oriental recouvre les IIIe et IIe millénaires – le Bronze Ancien s’étendant sur le IIIe millénaire,

tandis que le IIe est scindé en Bronze Moyen et Récent. Si le cadre général est ainsi

tôt établi, la subdivision interne de ces périodes a longtemps varié, et la corrélation entre archéologie et datations absolues a été largement débattue. Claude Schaeffer, dans son ouvrage Stratigraphie comparée et chronologie de l’Asie occidentale76, tente en 1948

de proposer une synthèse macrorégionale des problèmes de chronologie, basée sur une analyse systématique des séquences stratigraphiques alors disponibles en Orient. Mais les connaissances antérieures au milieu du IIIe millénaire sont encore rares et ses

tableaux synoptiques, bien que richement documentés, ne débutent qu’en 2400 ; il n’y définit d’ailleurs qu’un Bronze Ancien 2 (s’achevant en 2300), et un Bronze Ancien 3 (2300-2100).

Dans la seconde moitié du XXe siècle, les chronologies s’accordent au Levant

– à partir surtout des recherches menées en Palestine – pour partager le Bronze Ancien en quatre périodes. Le Bronze Ancien I est à cheval sur la fin du IVe et le

début du IIIe millénaire ; lui succèdent les Bronze Ancien II et III, tandis que le

Bronze Ancien IV correspond à la seconde moitié du IIIe millénaire (Tableau 1).

Au fil des recherches, et avec l’introduction de la datation absolue 14C, cette

périodisation s’avère de moins en moins manipulable. Chaque terme en est discuté, et de multiples adaptations régionales, voire locales, sont proposées. C’est alors qu’est né le projet ARCANE, comme une voie nouvelle vers la mise à jour des chronologies du IIIe millénaire.

3.1.2. ARCANE : REVISION GENERALE DES SEQUENCES REGIONALES

Le programme ARCANE « Associated Regional Chronologies for the Ancient Near East » voit le jour lors d’une conférence tenue en 2002, à l’Université de Pise. Progressivement étoffé, il est formalisé en décembre 2003 à Paris en un projet quinquennal financé par des fonds européens77.

Partant du constat que la périodisation dite « traditionnelle » ne correspond plus à la réalité archéologique mise au jour durant les dernières décennies, ARCANE a pour vocation de redéfinir et synchroniser les séquences régionales de l’Orient du IIIe millénaire, selon une méthodologie commune. Les sites fouillés se multiplient, et

l’introduction des analyses 14C apporte en effet un ensemble de dates absolues dont la

corrélation avec les séquences chronostratigraphiques classiques pose problème. L’établissement des séquences de sites phares prend le pas sur la synthèse régionale – qui devient elle-même un exercice de plus en plus complexe. Par ailleurs, la terminologie « traditionnelle » est tant manipulée pour répondre aux exigences des problématiques régionales que le Bronze Ancien IV du Levant nord ne correspond pas au Bronze Ancien IV du Levant sud, suivi d’un Intermediate Bronze Age ; en

76 Schaeffer 1948.

77 Cette synthèse est appuyée sur les informations disponibles sur le site Internet du projet :

Mésopotamie, on préfère les désignations « Dynastique archaïque » ou « Protodynastique », « époque akkadienne » … Ces chronologies non seulement ne coïncident pas, mais parfois se contredisent et il devient urgent de proposer une nouvelle périodisation.

Tableau 1. Chronologie générale du IIIe millénaire, faisant apparaître les périodisations

« traditionnelle » et ARCANE. En gris, les périodes pour lesquelles la documentation manque.

La terminologie est homogénéisée, une base de données commune est mise en ligne en accès libre. Le programme est vaste : on envisage une douzaine de volumes régionaux, des thèmes transversaux, des synthèses, pour un total de 21 publications finales. Trois phases étaient prévues pour une échéance en 2010-2011. Les phases préliminaires ne sont malheureusement pas achevées aujourd’hui, puisque seuls trois volumes régionaux (Jézireh78, Chypre79, Moyen-Euphrate80) et trois

transversaux (Céramique81, Artéfacts82, Histoire83) sont parus. Si l’on espère encore

78 Lebeau 2012. 79 Peltenburg 2013. 80 Finkbeiner et al. 2015. 81 Lebeau 2014. 82 Lebeau 2018.

que le programme se poursuive, il semble que certaines synthèses ne pourront voir le jour et, comme on le constate, les chapitres levantins sont parmi les éléments problématiques.

Le Levant apparaît sur la table chronologique globale, posant déjà les jalons d’une nouvelle périodisation84. Mais, alors que deux entités géographiques (sud et

nord) y avaient été définies en première instance, le découpage d’origine n’a pas été conservé. Le morcèlement géographique de la région a tant influé sur le développement culturel qu’il est particulièrement complexe de discuter à la fois de la bande côtière du Levant nord et de la Syrie intérieure. Un Levant central a donc été introduit, correspondant au littoral syro-libanais, tandis que le Northern Levant recouvre désormais la Syrie intérieure. Trois chronologies coexistent donc, dont les éléments de définition ne sont à ce stade ni publiés, ni accessibles : Early Southern

Levant ou ESL, Early Central Levant ou ECL, Early Northern Levant ou ENL. Le dernier

volume en date introduit même une quatrième périodisation, regroupant ESL et ECL (mais pas ENL) en un Early Levant, ou EL85. Autant dire que, malgré les nouvelles

données et les progrès d’ARCANE, les efforts de synthèse n’ont pas permis jusqu’ici d’établir une chronologie régionale actualisée.

Nous nous réfèrons du mieux possible ici aux séquences ECL (Early Central

Levant) et ENL (Early Northern Levant)86, tout en tenant compte des manques de cette

périodisation ; en guise d’alternative, nous conservons régulièrement la chronologie traditionnelle et utilisons les séquences des sites étudiés – dans la mesure où celles-ci sont existantes et manipulables.

3.1.3. LES GRANDES PROBLEMATIQUES QUI SUBSISTENT

Au-delà des questions de terminologie générale, la difficulté de l’établissement d’une chronologie régionale réside surtout dans quelques lacunes majeures de la recherche : le peu de séquences continues sur toute la période, la répartition spatiale et chronologique des sites fouillés constituent de véritables problèmes.

L’insuffisance de séquences continues complique grandement la compréhension des caractéristiques et évolutions du IIIe millénaire : seuls les sites de

Byblos, Tell Arqa, Hama et Ras Shamra semblent avoir livré des stratigraphies couvrant la totalité de la période. On se trouve alors face à un nouvel obstacle, lié cette fois à l’hétérogénéité des données. Plusieurs de ces fouilles d’envergure sont relativement anciennes et si certaines d’entre elles sont très correctement

83 Sallaberger et Schrakamp 2015.

84http://www.arcane.uni-tuebingen.de/EA-EM-EL_phasing_v5-4-6.pdf 85 Lebeau 2018, p. x.

86 La séquence ECL nous sera particulièrement utile pour le Liban nord, où elle est appuyée sur les

résultats de plusieurs fouilles – notamment Arqa et Fadous – et correspond donc à une réalité archéologique bien palpable. Il faut souligner que la séquence d’Arqa, la seule à la fois continue et assurée par des dates absolues, a été décisive pour l’établissement de la chronologie régionale.

documentées, d’autres sont au contraire beaucoup plus problématiques. La corrélation des données issues de travaux récents et de fouilles anciennes constitue un enjeu majeur de l’établissement d’une chronologie commune. Si certaines séquences sont en ce sens presque inexploitables – dans le cas de Byblos – d’autres répondent à plusieurs terminologies à la fois, rendant le travail de synthèse régionale complexe. C’est le cas, par exemple, à Ebla où l’on utilise à la fois la chronologie EB IVA1, EB IVA2, etc. et la séquence de Tell Mardikh IIA1, IIA2 – voire aussi les termes d’époques paléo- et proto-syrienne. De même à Byblos, où la chronologie Dunand coexiste avec les périodisations établies par Muntaha Saghieh (phases J1, J2, K1…)87 et Jean Lauffray (période piquetée, sableuse…)88. On imagine alors à quel

point il est malaisé de relier et d’articuler ces séquences de sites pourtant emblématiques.

S’attachant maintenant à la répartition spatio-temporelle des sites, d’importantes discontinuités se font jour (Tableau 2). Les sites du début du IIIe

millénaire sont peu nombreux au Liban nord, et moins encore en Syrie. La transition avec le Chalcolithique est mal comprise. Le Bronze Ancien I est très méconnu dans la région – qu’il s’agisse d’un problème d’identification ou que l’on conteste même l’existence de la période : il pourrait en partie correspondre à l’Énéolithique ou à la période proto-urbaine de Byblos, tout comme au Chalcolithique de Sidon- Dakerman89. Le Bronze Ancien II est, quant à lui, plus clair mais également repéré

sur un faible nombre de sites, localisés plutôt au Liban nord90. Le Bronze Ancien III

est bien reconnu au Liban, les installations se multiplient ; et en Syrie, plusieurs sites sont fondés qui prospèrent ensuite au Bronze Ancien IV sous la forme d’un vaste de réseau de cités. Au contraire, au Liban, les sites du Bronze Ancien IV déclinent par rapport à la période précédente, à l’exception des plus gros établissements comme Byblos et Arqa91. Le Akkar, qui fait alors office de charnière entre Levant central et

nord, connaît dans la seconde moitié du IIIe millénaire un important développement

sur tout le territoire92. On observe donc d’entrée de nombreuses discontinuités

spatiales et chronologiques dans la répartition des sites, qui ajoutent à la difficulté d’harmonisation des périodisations – et qui sont probablement liées au morcèlement géographique et culturel de la région.

Lorsqu’enfin un schéma général régional se dégage, la question de la corrélation macrorégionale avec le Levant sud, mais aussi avec les zones qui disposent d’une chronologie historique comme l’Égypte et la Mésopotamie, contribue à rendre l’effort de synthèse hautement périlleux et technique. On

87 Saghieh 1983.

88 Lauffray 2008 ; pour une synthèse de ces problèmes, voir par exemple Genz 2014a, fig. 21.1. 89 Genz 2014a, p. 293.

90 Ainsi qu’à Beyrouth, probablement, comme indiqué par la présence de coupes carénées à BEY 003

(Badre 1997, fig. 3 : 5, 9).

91 Ce qui pose la question de la position du Levant central par rapport aux situations de la Syrie

(développement urbain) et du Levant sud (effondrement des sites urbanisés) ; sur ce sujet, voir Genz 2010a.

comprendra ainsi qu’après avoir pesé les problèmes et enjeux de la chronologie du IIIe millénaire au Levant nord, nous ayons décidé dans ce travail d’employer à la fois

la chronologie conventionnelle, ARCANE et les séquences des sites étudiés, au cas par cas. Nous n’écartons pas ces questions, mais estimons qu’elles ne relèvent pas directement de notre sujet, et que nous ne disposons pas des outils nécessaires à leur discussion.

Tableau 2. Synthèse des grandes problématiques de la définition du IIIe millénaire au Levant nord :

discontinuités de la répartition spatio-temporelle des sites, périodes transitionnelles méconnues et rareté des données funéraires.