• Aucun résultat trouvé

ET POLARISATION DES INTERACTIONS

4.1. C OMPLEXIFICATION SOCIALE ET SPECIALISATION ARTISANALE La mutation de l’organisation sociale associée au processus d’urbanisation se

4.2.2. I NTERACTIONS HOMME HOMME : LES ECHANGES

4.2.2.2. A CTEURS ET OBJETS DES ECHANGES

Il est important maintenant de poser la question des composantes de ces échanges : les acteurs (point de départ, point d’arrivée et éventuels intermédiaires) et les objets échangés (nature, valeur). Nous proposons quelques éléments de réflexion.

4.2.2.2.1. LA VALEUR SOCIALE DES ECHANGES

« Il est bon de penser qu’il y ait d’autres moyens de dépenser et d’échanger que la pure dépense »264.

Le terme d’ « échanges » renvoie habituellement d’abord à une activité économique, voire au commerce. En réalité, les échanges sont aussi, voire surtout, les expressions d’activités et d’interactions sociales. Dans un XXe siècle très marqué par

la théorisation de l’économie, Marcel Mauss est l’un des premiers à rappeler que l’échange revêt aussi une valeur non utilitaire (particulièrement hors du système capitaliste) avec son Essai sur le don265. Il introduit l’idée selon laquelle la relation

sociale prime sur l’échange matériel, qui est souvent secondaire, voire dont la raison d’être est l’entretien du lien social. L’échange relève ainsi, selon son expression, d’un « fait social total ».

À sa suite, plusieurs auteurs envisagent la valeur sociale des échanges, et les liens fondamentaux qui unissent économie et société266. En effet, comme le souligne

Karl Polanyi, ce n’est finalement que dans un modèle de marché que l’économie est effectivement détachée du social ; dans les autres formes d’échanges, économie et société sont intégrées l’une à l’autre267.

« Les faits économiques étaient à l’origine encastrés dans des situations qui n’étaient pas en elles-mêmes de nature économique, non plus que les fins et les moyens qui étaient essentiellement matériels. La cristallisation du concept d’économie fut une affaire de temps et d’histoire. Mais ni le temps ni l’histoire ne nous ont donné les instruments conceptuels requis pour pénétrer le labyrinthe des relations sociales dans lesquelles l’économie est encastrée »268.

« Exchange networks, whether local or long distance, are important not only in supplying necessary goods and economic relationships, but in maintaining information flow and social relationships »269.

Si l’échange, qu’il soit matériel ou immatériel, est donc un acte social, il prend place dans une société et met en jeu des acteurs. L’établissement du lien entre

264 Mauss 1923-1924. 265 Mauss 1923-1924.

266 Agbe-Davies et Bauer 2010 ; Bauer et Agbe-Davies 2010. 267 Polanyi 1957.

268 Polanyi, Arensberg et Pearson 1957, p. 237. 269 Rice 1987, p. 196.

l’échange et la relation sociale dont il découle (ou qu’il provoque) est un enjeu fort de l’archéologie ; les échanges matériels ne sont qu’une partie du système de communication entre les hommes qu’il convient de reconstituer270.

4.2.2.2.2. LES ACTEURS IDENTIFIABLES EN ARCHEOLOGIE

Paradoxalement, la littérature archéologique traite assez peu des acteurs des échanges. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils et quel est leur rôle social ? Lorsque les textes manquent, comment savoir qui se déplace et identifier l’activité des « marchands » ? Si le mouvement des biens est un phénomène observable en archéologie, la question de « qui » les fait circuler est une toute autre affaire. Karl Polanyi a proposé une classification assez stricte, basée sur des échanges menés soit collectivement, soit par des « traders » ou « marchands » professionnels. Dans le dernier cas, ceux-ci sont, selon lui, associés à deux types de nécessités : le statut (factor) ou le gain (mercator)271.

Dans notre situation, il nous semble difficile de distinguer d’emblée ces catégories d’acteurs. Pour ce qui est des produits de l’artisanat, il est possible que l’artisan les distribue lui-même : depuis son atelier, ou en tenant une boutique (vers laquelle c’est à l’acheteur de se rendre), ou en se déplaçant vers des lieux d’échange pérennes ou éphémères, de type marché ou foire, vers lesquels convergent producteurs et consommateurs. Il est également possible qu’un ou plusieurs intermédiaires interviennent, selon les destinataires et l’échelle de distribution des biens272. Ainsi, pour des échanges dépassant le cadre d’une consommation locale,

peut-on imaginer que plusieurs productions soient centralisées par un intermédiaire qui, ensuite, se charge d’écouler les biens vers leur destination : c’est vraisemblablement comme cela que fonctionne un port majeur comme Byblos, qui draine une production régionale pour ensuite en gérer l’expédition vers l’Égypte.

À côté de ces modes de distribution de la production, peuvent intervenir d’autres types de mobilités et d’échanges. Les déplacements individuels, quel que soit leur propos, sont à prendre en compte. Mais également la question des artisans itinérants, dont la mobilité peut brouiller notre perception des réseaux d’échanges s’ils se déplacent avec leurs outils, leurs produits voire leur matière première.

Dans ce travail, nous allons donc proposer des éléments d’identification des acteurs des échanges, dont nous discuterons selon nos moyens. Lorsqu’il sera question d’imitation, nous verrons qui imite, et qui est imité ; pour les imports et les exports, nous essaierons de déterminer les producteurs et les consommateurs. Toutefois, nous parlerons plus fréquemment en termes de sites, voire de régions, que de statut social ou d’individus. Nous utiliserons peu de termes relatifs à des entités

270 Agbe-Davies et Bauer 2010 ; Bauer et Agbe-Davies 2010. 271 Polanyi 1975, p. 133-144.

politiques (cités, royaumes…) puisque leur nature et leur extension sont, au Levant nord du IIIe millénaire, encore mal appréhendées. Ainsi, nous pourrons dégager

quelques éléments d’identification des acteurs encore méconnus des échanges, à une période où ceux-ci sont déjà bien actifs.

Tout dépend donc de l’aire de distribution des produits, et de la répartition des producteurs et des consommateurs ; mais aussi, et surtout, les modalités des échanges dépendent des objets que l’on échange.

4.2.2.2.3. LES OBJETS ECHANGES

En archéologie, ce sont les objets échangés que l’on étudie (lorsqu’il s’agit d’objets, et non d’idées ou de modèles : soit, selon nos définitions, d’imports et d’exports). D’emblée, il faut faire une distinction entre l’échange de biens de subsistance et l’échange de richesse : les biens quotidien ne relèvent pas des mêmes dynamiques d’échange que des biens exotiques et/ou de prestige – bien que les réseaux puissent être parfois les mêmes273.

Dans ce contexte, comment définit-on l’échange des poteries ? De deux choses l’une : soit le récipient est échangé pour lui-même, soit pour son contenu. Là encore, cela dépend de la distance producteur-consommateur et du contexte de consommation. Un même bien peut être un bien commun ou de subsistance en un point (a priori plutôt proche du lieu de production) ; plus loin, il peut devenir un objet exotique, voire une marque de prestige. Ainsi, une céramique produite en un lieu défini est souvent diffusée à l’échelle locale comme un bien de valeur commune et est recherchée en priorité pour sa fonction de récipient. Sa distribution n’excède l’échelle locale que dans des cas particuliers. Une céramique est donc plus rare à mesure que l’on s’éloigne de son lieu de production ; elle prend de la valeur avec la distance et est plus probablement recherchée pour son contenu, qui devient exotique et/ou représentatif d’un terroir274. La distribution des produits diminuant avec la

distance au lieu de production a été modélisée par Colin Renfrew sous la forme de « fall-off analysis », avec des courbes plus ou moins régulières selon le système d’échange275. Dans ce cas, le récipient constitue une sorte de valeur ajoutée et d’indice

de provenance, par ses caractéristiques aisément reconnaissables (pâte, forme, décor). La question du contenu est aujourd’hui encore largement débattue : si les méthodes d’analyse de résidus ont beaucoup progressé, faisant de la tracéologie

273 Riley 1984 ; Brumfiel et Earle 1987, p. 4-5.

274 Le contenant devient alors un MTC ou « Maritime Transport Container », selon la terminologie

employée dans les études dédiées aux échanges maritimes (Knapp et Demesticha 2017).

275 Ainsi, un système de distribution simple induit une diminution régulière du nombre de produits

avec la distance, alors que s’il existe des places centrales qui redistribuent le bien à distance de son lieu de production, celles-ci fonctionnent comme des relais, au niveau desquels la fréquence du bien augmente ; la courbe de distribution est irrégulière (Renfrew 1975 ; Renfrew et Bahn 1991, p. 367- 373).

céramique ou « use-wear analysis » une nouvelle sous-discipline de la céramologie, elles ne sont encore que très peu employées sur les assemblages du Levant du IIIe

millénaire. Ainsi, en l’absence de données précises, on en est souvent réduits à des hypothèses parmi lesquelles l’échange de bois, d’huile, de vin ou de résine sont les plus plébiscitées276. Les productions de vin et d’huile, emblématiques de l’Orient

méditerranéen, auraient vu le jour au Levant avec l’horticulture méditerranéenne, au Chalcolithique277 : quand on sait leur renom, elles sont de bons candidats pour

justifier l’essor des échanges en Méditerranée orientale278. En parallèle, de plus petits

contenants peuvent être utilisés pour des produits plus rares de type onguents ou parfums279.

Ainsi, en étudiant les échanges céramiques, on se penche en réalité sur l’échange de différents biens, des vases en eux-mêmes à leur contenu (probablement, en Méditerranée : huile, vin, résine ou autres onguents).

4.2.2.3. LA LOGISTIQUE DES ECHANGES : DISTANCE, INTENSITE ET