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L’importance des conditions de l’environnement économique pour la diffusion de la technique budgétaire

LE BUDGET COMME OUTIL PRINCIPAL DU CONTROLE DE GESTION : EVOLUTIONS ET REVOLUTIONS

Chapitre 1. La conception traditionnelle de l’outil budgétaire

1.1. Les premières utilisations et le développement de la technique budgétaire

1.1.3. Les conditions économiques et sociales de propagation et de diffusion de la nouvelle technique

1.1.3.2. L’importance des conditions de l’environnement économique pour la diffusion de la technique budgétaire

La diffusion du contrôle budgétaire dans les pratiques des entreprises s’inscrit dans un contexte économique particulier. C’est justement ce contexte qui conditionne la performance de l’outil (Berland, 1999b).

L’historien de la comptabilité Richard Mattessich, après une revue des publications en comptabilité pour la période 1800-1950, résume ainsi l’influence des conditions économiques sur le développement de la comptabilité de gestion pendant la fin du XIXe siècle :

« Pendant les années 1880 – 1890 la comptabilité des coûts et la comptabilité industrielle ont reçu une accélération supplémentaire (particulièrement dans la littérature anglophone) grâce à l’expansion des chemins de fer [...] et des autres industries à investissements importants et avec des problèmes croissants concernant l’amortissement, l’allocation des charges, la détermination des prix et la budgétisation. » (Mattessich, 2003: p. 142)

L’auteur continue plus loin:

« D’un point de vue pratique, l’on peut remarquer que les compagnies de chemin de fer et les autres grandes entreprises n’ont pas été la seule impulsion qui a accéléré le développement de la comptabilité. La deuxième phase de la Révolution industrielle (de 1860 à 1890) avec le démarrage de la production de masse, le capitalisme industriel et le nombre croissant des sociétés par actions à la recherche de contrôle des coûts, etc. ont été l’autre grande impulsion. » (Mattessich, 2003: p. 146)

C’est donc probablement le développement des chemins de fer aux États-Unis qui a donné un coup de pouce à toutes les industries en amont dont celle de la fabrication d’explosifs dans laquelle a démarré Du Pont de Nemours Company. Le développement des transports de son côté a donné un élan important aux échanges dans le pays. La demande, sans cesse en augmentation, tirait dans son élan l’offre et la croissance économique. Mais les facteurs de croissance du côté de l’offre ont été eux aussi présents. Le développement spectaculaire des technologies à la fin du XIXe et au début du XXe siècle (l’utilisation de l’électricité pour l’éclairage, les communications, la locomotion etc., l’invention du moteur à combustion et de la voiture et encore une multitude d’inventions dans tous les domaines) a joué un rôle indéniable pour assurer des conditions très favorables au développement de la

production de masse et à la création de grandes entreprises. Les investissements grandissants et la baisse de la part du travail dans la masse des charges ont stimulé l’utilisation de nouvelles techniques de calcul des coûts et de fixation des prix ainsi que l’analyse de la rentabilité des projets intenses en capitaux avant leur mise en œuvre et le suivi de ces projets au cours de leur réalisation. C’est ainsi qu’apparaissent le budget d’investissement et le budget opérationnel. La relation de conséquence entre, d’une part les conditions économiques et technologiques de l’environnement et le modèle économique interne à forte intensité de capital et, d’autre part, le besoin d’utilisation des budgets semble donc évidente pour Mattessich.

Johnson et Kaplan (1987) ne voient pas les choses du même angle. Ils considèrent tout comme Chandler (nous l’avons mentionné plus haut) que la croissance de l’entreprise et la complexification de sa structure sont des facteurs bien plus importants pour le développement des techniques de calcul des coûts et de contrôle de gestion la croissante intensité en capital des modèles économiques internes. Leur raisonnement théorique s’inspire plutôt des principes de la théorie des coûts de transaction. C’est la croissance des coûts des transactions externes qui a conduit à l’intégration des activités de l’amont et de l’aval au sein d’une seule et même structure – la forme-M (Williamson, 1986). Cette structure assurait le contrôle de l’efficience (effectuée auparavant par le marché) à travers des instruments de contrôle comme les coûts standards et les budgets (Johnson et Kaplan, ibid.). Quant à la croissance des coûts de transaction avec les acteurs externes, elle est due à une augmentation importante de la production (la production de masse), liée elle-même la demande accrue sur les marchés. Cette augmentation de la production accroît les besoins de standardisation des produits ; standardisation permettant de profiter des économies d’échelle. Il devient alors moins cher d’intégrer par exemple les fournisseurs dans la structure de la firme et de supporter les charges de surveillance des standards de productivité des ouvriers ainsi que des standards de coût et de qualité de la production, que de passer par le marché et de supporter la masse importante de coûts de transaction liée au volume accru des transactions et aux actifs spécifiques en termes de contrôle des standards.

Le développement des sociétés par actions et l’importance croissante des marchés financiers ont également joué un rôle important dans la diffusion des pratiques budgétaires. Cependant, l’influence de ces deux facteurs reste difficile à cerner. Johnson et Kaplan (1987) par exemple considèrent, nous l’avons vu précédemment, que tous les outils comptables de contrôle ont été développés et implantés dans les pratiques des entreprises américaines avant

1925. Depuis, la dominance de la bourse imposa une plus grande attention envers la performance financière globale pour les actionnaires qu’envers l’efficacité et l’efficience des différentes activités et processus internes à l’entreprise :

« De toutes le nouvelles exigences d’informations financières après 1900, la demande de rapports financiers audités par des commissaires aux comptes indépendants a probablement eu l’influence la plus profonde et la plus durable sur la comptabilité managériale » (ibid. : pp. 129-130)

« Les auditeurs étaient moins intéressés par la pertinence des informations sur les coûts de revient nécessaires pour les décisions managériales, que par leurs effet sur les profits déclarés. Ils insistaient à ce que les stocks soient évalués à des montants objectifs, auditables et « prudents ». (ibid. : p. 131)

Les auteurs soulignent également qu’à la différence des auditeurs qui répartissaient les charges indirectes de manière arbitraire sur les différents produits, les ingénieurs s’efforçaient de trouver des variables physiques qui induisent la consommation des ressources afin trouver un lien direct entre les coûts indirects et les objets des coûts.

Toms (2005), qui étudie les pratiques des entreprises britanniques de l’industrie textile en termes d’utilisation des outils de contrôle de 1700 à nos jours, nuance cette conclusion de Johnson et Kaplan. Il considère qu’un autre facteur important s’intercale dans la relation entre l’importance de la socialisation des financements externes1, la demande croissante de rapports financiers et la baisse de l’importance des informations issues de la comptabilité de gestion. Ce facteur c’est la concentration de la production. En effet, l’auteur constate que la plus grande concentration des moyens de production a entrainé une plus grande utilisation d’outils de contrôle comptables – standardisation des procédures et utilisation de coûts standards, utilisation des budgets pour coordonner et contrôler les départements et utilisation de techniques avancées d’allocation des charges indirectes pour calculer l’efficience des différents départements ou produits. Le morcellement des moyens de production aurait entrainé l’effet inverse en réduisant l’utilisation des techniques de contrôle comptable. De plus, l’auteur ne remarque pas de linéarité dans l’évolution des techniques de contrôle comptable et met en cause les irrégularités dans les tendances de concentration et de dispersion dans le secteur du textile. Ainsi, pendant la période 1700-1960 où la production a été parcellisée entre plusieurs entreprises à capitaux managériaux l’utilisation des techniques avancées de comptabilité analytique et contrôle de gestion n’était que peu présente. Les

1 Par socialisation des capitaux l’auteur entend l’ouverture du financement à un très large cercle d’individus et institutions : actionnaires, banques et autre institutions financières. L’ouverture des capitaux aux actionnaires n’est qu’un élément de ce que Toms appelle socialisation des financements. Par conséquent le terme proposé par l’auteur englobe l’idée de Johnson et Kaplan et l’étend à l’importance globale des marchés financiers pour le financement des entreprises.

organisations en cartels et coopératives du début du XXe siècle n’ont pas amélioré les choses. Le secteur a connu une forte crise qui a été suivie par de grands changements structurels. Il en est sorti au début des années 1960 avec une large ouverture des capitaux et une très fore concentration des moyens de production. C’est alors que les techniques modernes de comptabilité analytique et de contrôle de gestion ont enfin pris pied dans les pratiques quotidiennes.

Des études historiques ont montré également que quand les conditions de l’environnement ont changé dans le temps, l’utilité et le rôle des outils de contrôle – et notamment des budgets – se sont modifié eux aussi. Les difficultés économiques dans certains pays européens aussi bien que la Deuxième guerre mondiale ont visiblement retardé la diffusion de la technique pendant la période 1920-1940.

Selon Edwards et al. (2002) le développement de la technique budgétaire dans l’industrie métallurgique en Grande-Bretagne s’est déroulé dans un contexte économique difficile après la Première guerre mondiale : forte concurrence, pression sur les prix venant de l’Étranger, surcapacité de production etc. Dans ces conditions le calcul des coûts et des bénéfices s’imposait pour pouvoir fixer les prix et les marges et améliorer l’efficience des entreprises. Pendant et après la Seconde Guerre Mondiale le contrôle gouvernemental sur l’industrie s’est accru. Son but état de réguler les prix et l’efficience des entreprises du secteur fortement protégées par les mesures douanières protectionnistes – un but propice à la vaste diffusion de la technique budgétaire. Boyns (1998) souligne que même si les auteurs de l’époque avaient compris que les budgets sont applicables dans d’autres secteurs d’activité (les commerces de gros et de détail, les services et les banques) leur application a été observée principalement dans les secteurs de l’industrie automobile et du textile, car là « il est

nécessaire de fixer les prix de vente longtemps avant que les grands volumes de production soient atteints » (ibid. p.274). Dans ces industries traditionnelles la concurrence est forte mais

les conditions sont suffisamment stables pour pouvoir établir des prévisions fiables.

Pour le cas de la France, Alcouffe et al. (2003) remarquent également que « la

prévisibilité de l’environnement économique (cartels, monopoles, forte croissance, développement des outils de planification stratégique…) a facilité la mise en place du contrôle budgétaire. Dès que l’environnement devenait imprévisible, les entreprises avaient du mal à développer cet outil ou s’arrêtaient de le faire » (p. 21). De même, selon N. Berland

(1999b) la technique budgétaire n’atteint sa maturité et sa généralisation en France que pendant la période d’après-guerre quand la croissance soutenue et l’expansion de la demande

permettent la prévision assez précise des paramètres de l’environnement et la concentration des efforts sur l’optimisation des processus internes. Il faudrait cependant nuancer cette conclusion avec la remarque de T. Boyns (1998) que certaines des entreprises britanniques utilisant le contrôle budgétaire, après avoir compris leur incapacité de prévoir avec précision les caractéristiques futures du marché, ont commencé à utiliser les budgets pour simuler les états futurs possibles de l’environnement et à imaginer des différents plans d’action en conséquence. Dans des environnements fortement instables, la fonction de planification de la technique budgétaire peut donc s’avérer plus importante que celle du contrôle.

La propagation et la diffusion de la technique budgétaire ne sont pas uniquement associées à des facteurs économiques et organisationnels. Elles peuvent, et doivent être considérées également dans un contexte social plus large. Le budget peut être vu comme un des vecteurs de propagation du paradigme managérial, comme une arme de guerre des groupes sociaux qui cherchent à défendre ou à améliorer leur position ou encore comme un instrument de structuration tacite des comportements des individus. Ces approches sociologiques sont associées à un courant de recherche « perspectives critiques de la comptabilité » (Roslender, 1996).

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