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L’hypothèse politique :  le transport est un marqueur du territoire

Les choix en matière de transports répondent parfois à une dimension d’abord politique. Par politique on entend ici l’idée d’un pouvoir s’exerçant sur un territoire au travers de décisions et de choix. Certains de ces choix peuvent être lus au travers des tracés d’infrastructure. Ceci au point qu’il est difficile de comprendre les raisons d’un choix de tracé sans saisir la dimension strictement politique qui le sous-tend. L’approche que nous développons ici déborde largement le cadre d’analyse proposé par Gatrell consistant à identifier les chemins minimisant le coût politique, lié aux oppositions et aux « faits du prince », et le coût économique122.

Pour traiter ces liens entre transport et vison politique nous partons d’une définition du territoire comme une portion de la surface de la terre appropriée par un groupe humain qui le plus souvent se dote d’un pouvoir politique. Pour développer l’investigation il est utile de reprendre la définition plus détaillée du territoire proposée par Le Berre123 autour des trois dimensions de la matérialité, de l’identité et de l’organisation. L’identité renvoie en particulier à la frontière qui limite le territoire et au nom qui le désigne. On trouve ici l’idée du marquage, qui concrétise l’idée de l’appropriation de l’espace par le groupe humain qui l’occupe. L’identité est aussi définie au travers d’éléments symboliques, de monuments, de lieux dits singuliers.

Nous allons illustrer cette dimension politique en prenant appui sur plusieurs caractéristiques du métro lillois.

D’abord l’idée d’une couverture du territoire par un mode de transport unique, un métro léger doit se lire dans une histoire de la création en 1967 puis de la montée en puissance et en compétences de la Communauté Urbaine de Lille. Dans la période où cette institution jeune, si on la compare à l’antério-rité historique plusieurs fois séculaire des communes, doit affirmer sa présence, son emprise, son existence, elle choisit de développer un système de transport qui lui soit propre. Le métro automa-tique, par sa nouveauté, se distingue des modes de transport en commun déjà inscrits dans le terri-toire communautaire, le train régional et le tramway. Dans une volonté de relier les principaux pôles

122 Anthony C. Gatrell, Distance and space: a geographical perspective (Clarendon Press Oxford, 1983), 53, http://www.getcited.org/pub/102287206.

123 « Territoires », in Encyclopédie de Géographie (Paris: Economica, 1992), 617-638.

Illustration 17. La ligne de désir comme solidification des relations sociales (photo L’Hostis 2013)

urbains Lille, Villeneuve d’Ascq puis Roubaix et Tourcoing, et d’assurer un équilibrage territorial de la couverture du métro, le choix est fait d’un tracé qui, comme l’ont souligné Menerault et Barré124, vient en partie faire doublon avec les réseaux existants du tramway et du train régional. Le résultat est au-jourd’hui un réseau constitué de deux lignes qui, en desservant les pôles principaux, vient couvrir le territoire, et en se superposant s’identifie à lui. C’est en partie cette volonté de couverture, de mar-quage qui explique que l’on n’ait pas pris plus appui sur les modes ferrés antérieurs. Il fallait couvrir le territoire métropolitain pour affirmer l’existence même de l’intercommunalité et légitimer l’institution qui le gouvernait.

Sur un mode plus anecdotique, mais non moins signifiant, l’idée du marquage du territoire se retrouve aussi dans le nom même du système de transport, le VAL qui avant de désigner un véhicule automatique léger se rapportait au tronçon initial V.A.L. de Villeneuve d’Ascq à Lille, de la ville nouvelle au centre historique. On peut lire ici la volonté d’associer le mode de transport et le terri-toire qu’il parcourt.

Les manifestations de l’em-preinte politique peuvent aussi se lire dans les choix mêmes du tracé des lignes de trans-port en commun. Pour l’effica-cité d’une ligne de transport en commun, la ligne droite entre les attracteurs de trafic devrait être privilégiée125. Cette idée connaît des illustrations dans des liaisons interurbaines : ainsi la première ligne du TGV Paris-Lyon a privilégié une ligne droite entre les deux villes. Or ce n’est pas toujours le cas : le principe de la ligne droite entre attracteurs n’est pas toujours observé dans les réalisations concrètes. Pour illustrer le pro-pos nous prenons comme exemple le cas du métro de la métropole lilloise. Comme le montre la figure ci-contre, le premier tracé prévoyait un pas-sage dans Mons-en-Barœul et ses quartiers denses d’habitat social. L’infrastructure étant

124 « L’Interconnexion train/VAL dans l’agglomération lilloise », Hommes et terres du Nord 2001, no 2 (2001): 106-111. 125 Pierre Zembri, « La conception des transports collectifs en site propre (TCSP) en France : des tracés  

problématiques ?  », Revue Géographique de l’Est 52, no 1-2 (2013), http://rge.revues.org/3603.

Illustration 18. Tracé initial et tracé réalisé de la ligne 1 du métro lillois (Barré 1980, 212)

Illustration 19. Tracé actuel des deux lignes du métro lillois dans le secteur Mons-Villeneuve d’Ascq

envisagée en viaduc aérien à cet endroit, les habitants s’exprimèrent négativement lors de l’enquête d’utilité publique de 1974126. De ce fait la décision fut prise en faveur d’un tracé plus au sud par Hel-lemmes.

Le poids des décisions passées sur le champ du possible à un moment donné, est une idée que l’on retrouve dans la référence au sentier de dépendance. C’est un des facteurs essentiels pour com-prendre les choix effectués à un moment donné. Ainsi Kaufmann et al., à partir de l’étude de quatre cas de villes suisses, avancent-ils que « plus que d’autres politiques publiques, la politique des trans-ports et l’aménagement du territoire sont dépendantes de leurs histoires respectives »127. L’évolution du tracé du métro est aussi une illustration éloquente de l’idée de sentier de dépendance. En effet, cette décision d’un tracé par Hellemmes pour la première ligne entraîna le besoin de créer un détour plus grand qu’envisagé initialement pour le tracé de la seconde ligne. Comme il fallait desservir le quartier peuplé de Mons, la seconde ligne de métro de Lille vers Roubaix s’infléchit vers le sud-est comme l’indique l’extrait du plan des transports en commun reproduit ci-contre. Ce détour dans le tracé ne s’explique que par l’arbre des décisions antérieures, issues d’un arbitrage politique inscrit longtemps auparavant.

De nombreuses villes ont investi cette association d’un mode de transport et de l’identité territoriale, avec un succès certain en termes d’image. Cette tendance est formalisée au travers de l’idée du

marketing urbain qui s’est développé depuis les années 1980128. Dans ce cadre on peut comprendre la contribution des projets de transport, en particulier le tramway, comme des vecteurs de l’image de la ville et donc comme instruments d’un marketing urbain. On pense par exemple à Montpellier et son tramway aux véhicules à l’esthétique soignée, ou encore à Rennes qui, contre les avis des experts en transport, choisit le VAL plutôt que le tramway, car ce dernier l’aurait banalisée dans la reproduction du modèle nantais, ville trop proche et trop semblable pour ne pas apparaître comme concurrente129. L’attribution d’un nom aux

ar-rêts est aussi un choix où la di-mension identitaire du territoire, pour reprendre la définition pro-posée par Le Berre130, apparaît fortement. Pour les voyageurs le nom de l’arrêt est une « topony-mie étrange », « flottant sur la ville comme un sens suspen-du », mais qui oriente les dépla-cements131. Dans le cas lillois une fois de plus, le nom des ar-rêts fait souvent référence aux noms des communes membres de l’institution communauté ur-baine que la ligne traverse. Un cas extrême et unique du métro lillois est révélateur de cette idée. Il existe une station nommée Lezennes parmi les

126 Barré, « Transport et aménagement urbain », 216.

127Coordonner transports et urbanisme (Lausanne: Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 2003). 128 Theodore Metaxas, « City Marketing and City Competitiveness: An effort of reviewing the last 25 years »,

Department of Planning and Regional Development, School of Engineering. University of Thessaly, 2007, 403, http://www.prd.uth.gr/uploads/discussion_papers/2007/uth-prd-dp-2007-18_en.pdf.

129 Jean Normand, Le Val de Rennes : Un combat pour la ville (Apogée, 2002). 130 « Territoires ».

131 Certeau, « Practices of space », 140.

Illustration 20. Localisation de la commune de Lezennes et de la station de métro éponyme

arrêts de la première ligne. Cependant, la ligne de métro ne traverse pas le territoire de la commune qui porte ce nom, comme on peut le constater sur la figure ci-contre. La station Lezennes est située hors du territoire de la commune du même nom. De plus, l’examen du réseau de transport urbain montre que pour atteindre les arrêts de bus situés sur la commune de Lezennes, il est nécessaire de sortir du métro avant, à la station Hellemmes, ou après, à la station Villeneuve d’Ascq Hôtel de Ville. Le nommage ne répond de toute évidence pas à un choix de lisibilité pour le voyageur souhaitant se rendre à Lezennes. La raison de ce choix est ailleurs : il est possible de formuler l’hypothèse que ce choix permet d’attribuer le nom d’une des communes décisionnaires de ce projet, en l’occurrence au travers de l’institution communautaire. Il s’agit alors d’associer une commune au projet sur le plan symbolique sous une forme qui ressemble à une compensation pour un soutien politique.

Les réseaux transports relient les lieux entre eux, mais ce lien peut être parfois plus symbolique que fonctionnel. Les transports relient les lieux entre eux, parcourent et marquent les territoires, dans une action dont la dimension identitaire, au sens de Le Berre, est manifeste.

Transition

S’agissant des projets de transport, pour Grillet-Aubert la raison technique, au travers de l’analyse socio-économique et de la mesure des impacts, ne peut à elle seule légitimer les projets et obtenir le consensus132. Grillet-Aubert avance que les réflexions et pratiques de la politique des transports ont, en France, évolué sous l’influence de trois facteurs : la décentralisation, la généralisation des processus de négociation et l’injonction de développement durable133. Dans ce contexte d’autres arguments peuvent émerger et nous avons recensé une partie d’entre eux.

Comme nous le voyons, à côté de la justification par l’économie, il existe d’autres arguments pour motiver le

développement des transports et les décision et choix en la matière. Il est possible de construire des entrées par l’hétérogénéité intrinsèque de l’espace, par les besoins humains, par le fonctionnement social ou encore par l’argument politique du marquage territorial. Tous ces arguments se superposent, se combinent, s’imbriquent, se neutralisent parfois, mais tous contribuent à former des décisions et des choix. L’argument économique ne peut expliquer seul l’organisation des réseaux et des systèmes de transport.

Nous allons maintenant aborder la façon dont l’action publique se définit et se déploie, en examinant les liens entre les politiques de transport et les politiques de l’aménagement et de l’urbanisme.

132 « La Recherche sur les transports: questions posées à l’architecture », 121. 133 Ibid.

Les distances créées par les sys-tèmes de transport dans les terri-toires matérialisent les choix et les arbitrages ayant présidé à la mise en œuvre de ceux-ci. Efficacité, détour, activités humaines, possi-bilités d’interaction, marquage du territoire sont autant de théma-tiques qui pèsent sur la construc-tion de ces distances.

Les liens entre politiques de transport et politiques

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