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Il nous semble que dans l’entreprise de définition de la distance, on doit prendre le plus grand soin. En effet nous avons affaire à un concept utilisé par de nombreuses disciplines du savoir académique et qui possède de surcroît un sens commun, et donc aussi un usage littéraire. Chacun d’entre nous donne un sens à la distance. Dans le domaine de la connaissance, l’enjeu principal pour nous est de pouvoir distinguer les dimensions mathématiques du concept, des aspects liés à la spatialité géographique. Dit autrement, il s’agit de pouvoir distinguer ce qui relève des propriétés mathématiques de ce qui relève de la description contingente d’objets géographiques.

De ce fait la posture que nous adoptons consiste à utiliser des termes qui puissent avoir un sens univoque dans les deux domaines de la géographie et des mathématiques. Il apparaît que cette posture nous distingue d’une partie des géographes comme nous allons le voir. Cependant elle nous semble nécessaire pour établir un dialogue entre mathématique et géographie.

Il nous faut adopter une définition pour certains termes et écarter plusieurs usages admis dans la littérature, mais qui ne répondent pas à notre orientation terminologique.

Débutons par le mot de distance même. La définition admise le plus largement admet la distance comme une idée de l’éloignement entre deux lieux172. Nous admettons bien volontiers comme tous les auteurs de la géographie, le caractère multiple de la distance173. La distance d’un lieu à un autre résulte de plusieurs facteurs dont certains sont objectifs et d’autres subjectifs174. La distance est pour partie perçue, vécue, au travers d’une expérience liée à des dimensions culturelles, psychologiques et sociales175. Ce caractère polysémique ne doit cependant pas la disqualifier en tant que concept, ni en réduire son usage.

Le mot de distance est beaucoup plus nettement défini en mathématique. La distance en mathématiques est une mesure de l’écart entre deux objets qui respecte les quatre propriétés de positivité, de séparation, de symétrie et de l’inégalité triangulaire :

(1) d (A, B) ≥ 0 positivité (2) d (A, B) = 0 si et seulement si A = B séparation (3) d (A, B) = d (B, A) symétrie

(4) d (A, C) ≤ d (A, B) + d (B, C) inégalité du triangle

Pour mettre en valeur ces propriétés, les mathématiciens emploient le terme d’écart pour désigner une mesure de l’écartement entre deux points ou objets qui ne possède pas nécessairement les propriétés des métriques. Pour les mathématiciens il faut alors prouver que l’écart est une distance en testant ou démontrant l’existence des quatre propriétés. Ainsi pour aborder la distance il est pertinent d’employer un terme plus large qui est celui d’écart.

Nous voulons contribuer à une meilleure connaissance dans les domaines de l’urbanisme et de l’aménagement, de la ville et des transports. Comme l’exprime Urry176, l’étude des mobilités, traduisant l’importance accordée, depuis une vingtaine d’années, à la spatialité pour comprendre les phénomènes du champ social, les phénomènes psychologiques et les comportements, requiert des connexions entre des disciplines aussi éloignées que la sociologie, la géographie, la littérature et la physique. Ces débordements et emprunts entre disciplines rendent le dialogue nécessaire : ceci passe par la confrontation des définitions des concepts et des idées principales. Dès lors nous formulons l’hypothèse que les définitions des sciences dites exactes sont plus stabilisées et moins sujettes à débat que celles des sciences humaines. Elles constituent notre point de départ. Nous situant dans les domaines de la géographie et de l’urbanisme, nous proposons d’adopter des définitions compatibles avec les définitions mathématiques.

Dans cet esprit, nous retenons l’usage du terme distance pour toute mesure de l’écart entre objets géographiques qui respecte les quatre propriétés mathématiques fondamentales. Nous reprenons exactement l’usage du vocable écart par les mathématiciens pour désigner une mesure de l’écartement entre deux points ou objets qui ne possède pas nécessairement les propriétés des métriques.

L’usage géographique du terme de métrique est particulièrement visé ici. Lévy, tout en reconnaissant élargir le sens par rapport à sa signification mathématique, en donne pour définition « tout dispositif de mesure et de traitement de la distance »177. Les Mots de la géographie adoptent une définition similaire178. L’usage du terme permet pour les géographes de distinguer l’idée de l’éloignement des lieux entre eux, la distance, et la mesure de celle-ci, la métrique. Or pour les mathématiciens, le terme

172 Roger Brunet, Robert Ferras, et Hervé Théry, Les mots de la géographie : Dictionnaire critique , 3e édition revue et augmentée (La Documentation Française, 2005), 164.

173 Jacques Lévy, « Entre contact et écart: la distance au coeur de la réflexion », Atala 12 (2009): 179; Dumolard, « Distances, accessibility and spatial diffusion », 192.

174 Dumolard, « Distances, accessibility and spatial diffusion », 189.

175 Antoine Bailly, « Les Représentations de la distance et de l’espace: mythes et constructions mentales », RERU, no

2 (1990): 265-270; Dumolard, « Distances, accessibility and spatial diffusion », 192. 176Mobilities, 6.

177 Lévy, « Entre contact et écart: la distance au coeur de la réflexion », 179. 178 Brunet, Ferras, et Théry, Les mots de la géographie, 328.

métrique désigne le caractère mathématique d’une distance c’est-à-dire le fait qu’elle respecte les quatre propriétés fondamentales ; en mathématiques, métrique et distance sont synonymes. En cohérence avec l’orientation terminologique que nous avons définie, nous écartons l’usage proposé par Lévy, car il implique une différence qui n’existe pas en mathématiques. Argument supplémentaire, tant le langage courant que le discours géographique associent des mesures à la distance, comme dans la question : « à quelle distance se trouve ce lieu ? ».

En conséquence, dans ce travail, le mot distance désigne à la fois l’idée de l’écartement et la mesure, ou plutôt comme nous le verrons, les mesures de celui-ci.

D’autre part, on peut constater en géographie un usage fréquent du vocable topologie et de l’adjectif associé topologique le plus souvent pour désigner les réseaux et leurs propriétés. Je ne fais pas partie des défenseurs de l’usage du terme avec ce sens. En effet, comme l’esquisse Lévy179, le sens mathématique et celui donné par les géographes actuels180 est assez différent. Pour éclairer le débat, il est utile de se placer dans une approche de l’épistémologie des mathématiques. Pour Bunge la géométrie comporte trois formes successives181. La première géométrie décrit un monde ou les angles et les distances restent fixes. Ensuite est apparue la géométrie projective qui compare les propriétés des objets avec celles de leurs ombres projetées. Enfin la topologie se préoccupe des propriétés des objets soumis à des distorsions de tous types. La topologie va alors traiter des relations de contiguïté entre régions ou lieux182. Un de ses développements remarquables est la

théorie des graphes. La topologie possède un sens fort en cartographie et particulièrement pour les anamorphoses183, car elle permet de qualifier les situations ou la surface de la carte est déchirée par les transformations cartographiques184. La topologie permet de comprendre les distorsions des cartographies plastiques185 et est à l’origine de la théorie des graphes, qui est très utilisée dans le domaine des transports186. Le problème est que ces deux domaines sont très différents, et autant l’emploi de la topologie au sens des voisinages et des continuités est pertinent pour l’analyse de la cartographie des espaces plastiques, autant les applications géographiques de la théorie des graphes aux réseaux de transport peuvent être traitées sans puiser dans les corpus de la topologie des mathématiciens. Ainsi la topologie dans l’acception des mathématiques et de la géométrie, prend du sens pour certaines analyses de la géographie, ce qui incite à en réserver l’usage à ces seuls domaines.

Je prétends que dans les domaines de l’urbanisme, de l’aménagement et de la géographie impliquant le transport187, on peut toujours substituer à l’adjectif topologique, tel qu’il est utilisé par exemple par Lévy188, celui de rétistique.

Une fois fixée notre orientation terminologique nous pouvons entamer le travail de définition proprement dit. Le premier concept de distance qui s’impose est celui de la distance euclidienne ; nous commençons par traiter de son rôle dans la géographie d’aujourd’hui.

179 « Entre contact et écart: la distance au coeur de la réflexion », 180.

180 Des réflexions géographiques du début du 20e siècle proposent un usage du terme topologie pour décrire les formes du terrain, selon une acception assez proche de l’usage mathématique (Général Berthaut, « Topographie, topométrie et topologie [Lettre du général Berthaut à Mr. Paul Girardin] », Annales de Géographie 21, no 115 (1912): 73-80, doi:10.3406/geo.1912.7294.), mais qui n’a plus cours aujourd’hui en géographie.

181Theoretical geography, 174. 182 Gatrell, Distance and space, 14.

183 Jean-Charles Denain et Patrice Langlois, « Cartographie en anamorphose », Mappemonde 49, no 1 (1998): 18. 184 Colette Cauvin et Henri Reymond, Nouvelles méthodes en cartographie (Paris: GIP RECLUS, 1986).

185 Pip Forer, « A Place for plastic space », Progress in human geography 2, no 2 (1978): 230-267. 186 Philippe Mathis, Graphes et réseaux, modélisation multiniveaux (Paris: Lavoisier/Hermes, 2003).

187 Il existe une application géographique de la topologie qui n’est pas liée aux problématiques du transport donc située hors de notre champ : dans le domaine de la géopolitique, le fait pour un État d’être voisin direct ou d’être voisin du voisin d’un autre État sont des paramètres importants pour expliquer les relations internationales. Voir par exemple : Lars-Erik Cederman, « Endogenizing geopolitical boundaries with agent-based modeling », Proceedings of the National Academy of Sciences 99, no suppl 3 (2002): 7296-7303.

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