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L’augmentation de la vitesse du transport est considérée comme étant une composante fondamentale de la modernité286. Virilio est un des penseurs qui a le plus mis en avant la vitesse comme trait essentiel de notre société287.

Bien qu’admise comme marqueur de la modernité, l’accélération de la vitesse des moyens de transport est déjà relatée au premier siècle avant notre ère par Pline l’Ancien au travers d’une remarque sur le développement de la toile de lin dans la confection des voiles des navires :

« Il y a une herbe qui rapproche l’Égypte de l’Italie, à tel point que Galérius et Calbillus, tous deux préfets d’Égypte, sont arrivés du détroit de Sicile à Alexandrie, le premier le septième jour, le second le sixième ; et que,  l’été dernier, Valérius Marianus, sénateur prétorien, y est allé de Putéoles en neuf jours, avec un vent très faible ! Il y a une herbe qui en sept jours amène à Ostie de Gadès, située près des colonnes d’Hercule, en quatre jours de l’Espagne citérieure, en trois jours de la province Narbonnaise, en deux jours de l’Afrique ; traversée qu’a  exécutée, même avec une brise très faible, C. Flavius, lieutenant du proconsul Vibius Crispus ! Audace de l’homme, pleine de perversité ! On sème quelque chose qui reçoive le vent et la tempête, et ce n’est pas assez d’être porté par les vagues seules288 ! ».

Pour Pline l’introduction de la toile de lin a « rapproché » les lieux. À partir de cette remarque sur l’évolution des techniques marines dans l'antiquité par Pline l’Ancien, Chabot dans un article sur la vi-tesse des navires anciens attribue pour sa part à l’introduction d’une nouvelle voile l’accélération des circulations maritimes en Méditerranée289. Cette voile appelée supparum, de forme triangulaire, située entre la vergue et le sommet du mat a été introduite à partir du premier siècle avant J.-C. Cette évolu-tion du gréement que montre la mosaïque reproduite ci-contre, pourrait avoir une origine égyp-tienne290. Selon Chabot,

l’introduction de cette voile, haut placée, a per-mis de capter des flux d’air plus rapides, et a permis d’augmenter la vitesse des navires. Cha-bot attribue à ce nou-veau gréement, l’amélio-ration que Pline pensait due à l’usage du lin dans la toile des voiles. Certes les connaissances mo-dernes revisitent les conceptions antiques, mais l’observation de l’accélération des vi-tesses reste posée et n’est pas mise en doute.

On constate donc, comme Braudel291, que la réduction des distances, ici dans la méditerranée antique, est perçue par les contemporains. La vitesse n’est pas un marqueur de notre seule

286 Kellerman, Daily Spatial Mobilities, 13.

287 Paul Virilio, L’Espace critique (Paris: Christian Bourgois, 1984); Paul Virilio, « Territoire, flux et inertie », in Villes et transport, tome 1, séances 1 à 5, Séminaire Villes et transport du Plan Urbain, Paris, mai 1991-ju1994 (Paris: Plan urbain, 1994), 219-234.

288 Pline l’Ancien, Histoire naturelle de Pline : avec la traduction en français. Tome 1 , trad. par Émile Littré (Firmin-Didot et Cie (Paris), 1877), chap. 19-3, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2820810. (C’est nous qui soulignons) 289 Georges Chabot, « La vitesse des navires anciens », Annales de Géographie 51, no 288 (1942): 300,

doi:10.3406/geo.1942.12093. 290 Ibid., 302.

291Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Les Jeux de l’échange (Paris: Armand Colin, 1979).

Illustration 40. La voile supparum accélératrice des navigations de la Méditerranée an-tique, Ulysse et les sirènes, mosaïque du 2éme siècle, musée du Bardo, Tunisie (Photo Giorces wikimedia commons)

modernité d’aujourd’hui ; on est même fortement incliné à penser que l’accroissement de la vitesse est associé à la modernité à toutes les périodes de l’histoire.

Depuis toujours, la vitesse exerce une véritable fascination sur les hommes292 ; la fascination étant souvent associée à l’effroi, la vitesse est décrite par Illich293 comme une obsession associée à une vaine recherche d’efficacité par les individus294. La dénonciation de cette fascination justifie des postures de défiance faisant écrire à certains géographes que « la vitesse fait violence au territoire »295. Kaufmann quant à lui, considère nécessaire de déconstruire l’idée selon laquelle l’augmentation de la vitesse de déplacement est associée à un sens plus élevé de la vie sociale296. Au crédit de la vitesse on note que les principes généraux du calcul économique appliqué au transport, via la mesure de l’utilité et des gains de temps, établit une relation directe entre l’augmentation des vitesses et la création de la richesse297.

Les modes rapides effacent les espaces intermédiaires. Dans l’espace produit par ces modes, pour les géographes, l’aréolaire cède la place au ponctuel et au réticulaire298. Dans les termes de Nietzsche la vitesse des déplacements fait que « l’esprit et l’œil se sont accoutumés à voir et à juger partiellement et de manière imprécise, et chacun se retrouve tel le voyageur qui découvre un pays et son peuple depuis un wagon de chemin de fer »299.

Mais les modes rapides n’ont pas supprimé les modes lents qui continuent d’exister. Pour décrire l’espace géographique Ollivro, recourt à la notion de rapidité différenciée300. Les individus parcourent l’espace selon des vitesses très diversifiées ; leur territoire, l’espace qu’ils s’approprient, est un espace-temps à géométrie variable301.

Si la rapidité différenciée a un effet positif en élargissant l’univers du possible, elle produit aussi des inégalités face à la vitesse. Des inégalités sociales et des inégalités territoriales.

La vitesse nous parle du transport tandis que la distance nous parle de l’écart entre les lieux, de l’écart que produisent les vitesses. La vitesse est ici un intermédiaire dans la construction de l’espace géographique pour lequel la distance est centrale.

Le rôle de la vitesse constitue un objet de débat au sujet du développement urbain actuel. Pour beaucoup d’urbanistes302 l’augmentation des vitesses explique la forme de la ville d’aujourd’hui. Ainsi Wiel303 défend-il la thèse selon laquelle la réduction des vitesses pourrait refaire la ville défaite par

292 Émile Noel, L’Espace et le temps aujourd’hui (Paris: Seuil, 1983), 262. 293Tools for conviviality.

294 L’accélération est vue comme le principe essentiel de notre époque que le sociologue Rosa appelle la modernité tardive et qu’il décrit comme une société moderne accélérée (« Social Acceleration: Ethical and Political

Consequences of a Desynchronized High–Speed Society », Constellations 10, no 1 (2003): 3-33.). Cependant Rosa fait très peu appel à la thématique de la mobilité, mais beaucoup plus au changement social attribué aux médias et aux télécommunications et aux changements dans le rapport au travail. Toutes ces évolutions de la vie moderne accélèrent le rythme de la vie. C’est la vitesse de l’existence des hommes beaucoup plus que la vitesse des déplacements de la mobilité qui structure son analyse ; Rosa se cantonne à soulever le paradoxe d’une accélération de la vitesse de déplacements qui ne se traduit pas par une augmentation du temps libre pour les individus (Ibid., 10.). On ne peut donc pas directement rattacher cette contribution à la thématique de la vitesse telle que l’entendent les géographes et les économistes.

295 Ollivro, L’homme à toutes vitesses, 38.

296 Vincent Kaufmann, « Re-thinking mobility », 2002, http://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-00439011/.

297 Michel Leboeuf et Jean-François Paix, « Analyse économique de la vitesse sur les LGV », Revue Générale des Chemins de fer, no 221 (2012): 7-17.

298 Jean-Jacques Bavoux et al., Géographie des transports (Paris: Armand Colin, 2005).

299Nietzsche: Human, All Too Human: A Book for Free Spirits, trad. par Reginald John Hollingdale (Cambridge University Press, 1996), 132.

300L’homme à toutes vitesses.

301 Bavoux et al., Géographie des transports.

302 Choay, « La mort de la ville et le règne de l’urbain »; Wachter, « La mobilité: un fait urbain total ». 303La Transition urbaine.

l’automobile. S’en prendre à la vitesse revient à freiner les mobilités actuelles, pour susciter une densification ou une re-densification de l’espace urbain.

La thèse de l’augmenta-tion univoque des vi-tesses304 que peut confor-ter une analyse historique comme celle de Breta-gnolle305, se heurte d’ores et déjà à des limites éner-gétiques : depuis la fin des vols du supersonique Concorde, la vitesse maximale possible des déplacements s’est ré-duite306. Le refus de la vi-tesse est aussi devenu un concept des urbanistes comme le montrent les débats sur les mérites de la lenteur dans l’aména-gement des villes et des

territoires307. Ceci signifie que différentes options restent possibles quant aux vitesses futures de dé-placement des hommes et des marchandises dans et entre les villes. L’augmentation continuera-t-elle ? Arrive-t-on à un palier ? Ou bien devrons-nous nous faire à une réduction de ccontinuera-t-elle-ci concomi-tante de l’augmentation du coût de l’énergie ?

Sur le versant des distances on pourrait penser que l’augmentation des vitesses est un facteur univoque de réduction de la durabilité par le recours à des ressources fossiles plus grandes. À l’inverse de cette thèse Leboeuf et Paix montrent, à partir du bilan carbone de la ligne à grande vitesse Rhin-Rhône308, que le doublement des vitesses de circulation ferroviaire sur cet axe, de 160 km/h à 320 km/h aurait un effet positif par le report modal de trajets fortement émetteurs de CO2309. La vitesse n’est pas ici le critère déterminant ; ce qui compte c’est d’améliorer la performance de modes relativement faibles émetteurs de CO2 par rapport aux modes fonctionnant de manière primaire au pétrole et à ses dérivés. De cette manière il est possible de réduire les distances par l’augmentation des vitesses, tout en limitant les émissions de carbone.

La question de la mesure de la vitesse recèle une véritable difficulté310. Comment produire une juste mesure de la vitesse permise par les moyens de transport ? La vitesse maximale, ou vitesse de pointe, constitue un repère théorique, mais qui est souvent évoqué comme référence par les voyageurs et les opérateurs (« le TGV roule à 300 km/h »). La vitesse commerciale est utilisée par les opérateurs de transport pour désigner une vitesse moyenne sur un itinéraire entre le moment du départ et le moment de l’arrivée du véhicule. La vitesse effective qui renvoie au point de vue du

304 Ollivro, L’homme à toutes vitesses.

305 « Villes et réseaux de transport : des interactions dans la longue durée (France, Europe, États-Unis)  », 2009, 118, http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00459720/fr/.

306 Richard D. Knowles, « Transport shaping space: differential collapse in time-space », Journal of Transport Geography 14, no 6 (2006): 407-425, doi:10.1016/j.jtrangeo.2006.07.001.

307 H. Mayer et P.L. Knox, « Slow cities: sustainable places in a fast world », Journal of Urban Affairs 28, no 4 (2006): 321-334.

308 Antoine Hantz et Emmanuel Clochet, « Innovation environnementale: réalisation du premier Bilan Carbone® ferroviaire global », Revue générale des chemins de fer, no 210 (2011): 138-43.

309 Leboeuf et Paix, « Analyse économique de la vitesse sur les LGV ». 310 Bavoux et al., Géographie des transports.

Illustration 41. L’évolution des vitesses moyennes des modes de transport depuis 1800 (Bretagnolle 2009, 118)

voyageur peut être définie comme la vitesse moyenne d’un déplacement complet incluant les pré- et post-acheminements, c’est-à-dire un cheminement de porte à porte.

Sur l’exemple fourni ci-contre, les vitesses observées pour des liaisons aériennes depuis l’aéroport de John-Fitzgerald-Kennedy à New-York présentent une grande variation311. Les durées sont celles affichées par les opérateurs de transport aérien entre les horaires de décollage et d’atterrissage et les durées sont considérées à vol d’oiseau entre aéroports. Entre des longs courriers dont la vitesse approche la vitesse de croisière des avions et des relations de courte distance, à l’échelle

du mode aérien, qui affichent des vitesses deux fois moins rapides on constate la difficulté à fixer une vitesse pour ce mode transport. Cette difficulté à mesurer la vitesse se retrouve dans la difficulté à étendre le modèle des cartes en relief d’espace-temps au mode aérien. Le modèle de la carte froissée développé dans la thèse en 1997 a été Initialement pensé pour décrire les modes de transport terrestres ; il a fallu du temps pour envisager la possibilité de son extension aux déplacements aériens312.

Si on se replace dans le temps long de l’histoire humaine, on doit considérer que la vitesse de référence pour les hommes est d’abord celle de la marche à pied. Seuls les deux derniers siècles ont réellement rompu avec cette contrainte essentielle des activités humaines313. Pour autant il me semble injuste314 de qualifier la période précédente de « lenteur homogène » comme le fait Ollivro315.

Pour pouvoir être comprises pleinement, les vitesses actuelles doivent donc se rapporter à la vitesse de référence de l’homme. La marche a pied reste un mode essentiel pour comprendre la mobilité et la distance géographique, car elle intervient à un moment ou à un autre dans tous les déplacements des individus compris comme des chaînes inter-modales complètes de porte à porte. Ainsi l’automobiliste accède-t-il à sa destination finale après avoir laissé son véhicule sur une place de stationnement, et l’utilisateur des transports en commun sait combien la réussite de son parcours dépend de sa capacité à relier le point d’arrêt et son domicile, ou à se déplacer par ses propres moyens à l’intérieur des pôles d’échange.

L’argument anthropologique est doublé par un argument pratique, associant les deux sens de l’accessibilité, pour conférer à la marche a pied la fonction d’étalon de la mesure de l’espace-temps. Dernier élément dans cette discussion sur les mérites respectifs des notions de vitesse et de distance, le sociologue Donzelot a proposé une des grilles de lecture les plus stimulantes de l’évolution de la ville contemporaine avec l’idée d’une ville à trois vitesses316. Sans épuiser la totalité des dynamiques urbaines, les trois espaces qu’il identifie de la gentrification, de la périurbanisation et de la relégation caractérisent les trois tendances les plus puissantes à l’œuvre aujourd’hui dans la ville. Or l’analyse du texte révèle que le terme de vitesse, avec trois occurrences, n’intervient

311 Alain L’Hostis, « The shrivelled USA: representing time-space in the context of metropolitanization and the development of high-speed transport », Journal of Transport Geography 17, no 6 (2009): 433-439,

doi:10.1016/j.jtrangeo.2009.04.005.

312 Il aura fallu plus de quinze ans, entre 1993 et 2009. La démarche est détaillée plus bas à la fin de la partie intitulée « Les distances de l’espace ratatiné : une nouvelle géographie des transports rapides », à partir de la page 129. 313 Bavoux et al., Géographie des transports.

314 L’argument est explicité dans la partie intitulée « La distance prend plusieurs formes : l’importance du réseau », page 53.

315 Ollivro, L’homme à toutes vitesses. 316 « La Ville à trois vitesses ».

Illustration 42. La variation de la vitesse d’un ensemble de liaisons aériennes depuis l’aéroport JFK à New-York (L’Hostis 2009)

pratiquement jamais au-delà du titre. A contrario, le terme de distance apparaît dix-sept fois pour caractériser les espaces urbains eux-mêmes, notamment celui de la relégation, ainsi que pour décrire les situations relatives des espaces urbains les uns avec les autres. C’est la distance, ce sont les distances, qui traduisent les espaces et les dynamiques urbaines que décrit Donzelot, à tel point que l’on pourrait proposer de rebaptiser sa thèse sous le titre de ville aux trois distances.

Selon cette analyse, la vitesse permet de traiter la question du progrès technologique et de la performance du transport, tandis que la réflexion sur la distance permet d’aborder les problématiques de la géographie, des transports, de l’urbanisme. Ceci explique qu’on mette ici en avant la seconde plutôt que la première.

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