• Aucun résultat trouvé

L’inégalité triangulaire respectée : cohérence de la distance et de l’espace et introduction de l’optimum

Dans mon travail de thèse, il a été possible de démontrer que le non-respect de l’inégalité triangulaire pose de redoutables difficultés pour la cartographie516. Ceci s’explique par la rupture des continuités de la surface géographique, qui se traduisent par des ruptures topologiques au sens des voisinages : c’est le problème de l’inversion spatiale formalisé par Bunge517 et Tobler518 qui est très répandu dans les espaces géographiques519. Nous allons ici approfondir le recensement et l’étude des travaux discutant de l’inégalité triangulaire dans les domaines de l’économie et de la géographie.

L’économiste Smith attribue au mathématicien Fréchet520, qui le premier formalise la distance et ses quatre propriétés, la démonstration que l’inégalité du triangle est la propriété fondamentale des distances521. En effet pour Fréchet, la forme générale de la fonction renvoyant une mesure entre deux points est un écart, qui ne devient une distance que si elle respecte l’inégalité triangulaire522.

Dans le domaine de l’économie, Smith a démontré que toute mesure basée sur les chemins minimaux respecte l’inégalité triangulaire523. Ceci signifie que développer des espaces violant l’inégalité du

516 L’Hostis, « Images de synthèse pour l’aménagement du territoire: la déformation de l’espace par les réseaux de transport rapide », 116.

517Theoretical geography, 172.

518 Tobler, « Map transformation of geographic space », 106. 519 Gatrell, Distance and space, 46.

520 « Sur quelques points du calcul fonctionnel »; « Relations entre les notions de limite et de distance », Transactions of the American Mathematical Society 19, no 1 (1918): 53-65.

521 « Shortest-Path Distances: An Axiomatic Approach », Geographical analysis 21, no 1 (1989): 5. 522 « Relations entre les notions de limite et de distance », 55.

triangle implique de créer des relations entre lieux qui ne soient pas des chemins minimaux ; comme exemple de distance violant l’inégalité du triangle Smith propose de traiter le cas de la distance de discrimination de deux objets vus par un radar524. Dans le même esprit, Gatrell introduit aussi une mesure violant l’inégalité du triangle, mais il s’agit d’un indice non spatial de similarité525, et Felsenstein discute de la possibilité de distances non-métriques dans le domaine de l’étude des écarts entre espèces vivantes526. Le mathématicien Lamure a aussi proposé des distances violant l’inégalité triangulaire, mais pour des applications de traitement d’image527. On voit que l’on est loin des distances de la géographie des transports. C’est un point important, car le dessin d’un réseau de transport peut comporter des chemins directs, proches de la ligne droite, mais sous optimaux. Dans ce cas le dessin du réseau alimente la confusion : le chemin direct déclassé par l’infrastructure rapide reste une référence forte du projet de déplacement.

Dans la majorité des travaux traitant des flux internationaux, l’inégalité du triangle est considérée comme respectée à partir de considérations sur les arbitrages transfrontaliers528. Unique exception rencontrée dans le recensement bibliographique, pour Behrens et alii, l’inégalité du triangle peut être violée dans le cas de coûts de transaction non liés au transport529. Dans ce cas, il serait possible qu’une matrice globale des coûts d’interaction entre lieux, additionnant les coûts de transport à des coûts de transaction non liés au transport, donne naissance à une métrique sans inégalité triangulaire. En effet dans les flux internationaux, les coûts de transport ne sont pas seuls en jeu pour expliquer les distances. Regroupés sous le vocable des coûts de transaction, ces coûts recouvrent diverses réalités liées aux frontières géographiques, y compris politiques, historiques ou culturelles : une différence de langue peut contribuer à une réduction de moitié des interactions spatiales entre deux pays530. En particulier les frais de douane peuvent représenter un poids important dans les distances-coûts entre pays. Or ces frais n’ont pas de lien direct avec les distances en kilomètres parcourues par les marchandises. La formation de ces coûts dépend d’un ensemble de facteurs liés à des choix de politique économique nationale ou supra-nationale. Dès lors il est tout à fait possible, en théorie, d’imaginer une violation de l’inégalité triangulaire de ces coûts de transaction. Considérons les pays A, B producteurs et le pays C importateur. Il existe de forts droits de douane entre A et C, mais des frais réduits entre d’une part A et B et d’autre part entre B et C. Dans ce cas précis la somme des frais AB et BC peut très bien s’avérer inférieure aux frais d’importation directe de A vers C. L’hypothèse des arbitrages transfrontaliers consiste à considérer qu’une telle situation ne peut perdurer, car alors le pays intermédiaire B deviendrait un point d’entrée en C pour les produits exportés de A. Ce qui signifie que le flux économique cherchera à minimiser les coûts de transaction en traçant un chemin passant par des frais de douane réduits. Une politique économique pertinente du pays terminal, C, cherchera à répondre à ce dysfonctionnement soit en réduisant les frais directs de A à C soit en augmentant les frais de douane de B à C, de manière à taxer les flux directs et indirects en provenance du pays A. Ainsi le système des coûts de transaction est amené à s’aligner sur le principe de l’inégalité triangulaire, ou dit autrement à venir corriger les violations de l’inégalité triangulaire qui ne peuvent pas perdurer à terme dans le système international. L’hypothèse de Behrens d’une violation de l’inégalité triangulaire ne peut donc correspondre qu’à une anomalie transitoire.

Passons des domaines de l’économie, où l’on trouve donc des bases solides pour justifier le respect de l’inégalité triangulaire, aux thèmes des transports et des réseaux situés dans le champ de la géographie. Pour Ahmed et Miller dans la littérature sur les transports, les seules violations des propriétés métriques dont la « probabilité est suggérée » sont celles de la symétrie et de l’inégalité

524 Ibid., 7.

525Distance and space, 38.

526 Joseph Felsenstein, « Distance methods: A reply to Farris », Cladistics 2, no 2 (1986): 130-43.

527 « Espaces abstraits et reconnaissance des formes application au traitement des images digitales », 1987.

528 Lamure, « Proximité (s), voisinage et distance »; Jonathan Eaton et Samuel Kortum, « Technology, Geography, and Trade », Econometrica 70, no 5 (2002): 1745, doi:10.1111/1468-0262.00352.

529 « Changes in transport and non-transport costs: local vs global impacts in a spatial network », Regional Science and Urban Economics 37, no 6 (2007): 625-48.

triangulaire531. Cette prudence des deux auteurs est probablement due au fait que leur propre étude portant sur l’espace-temps de la ville de Salt Lake City montre au contraire une absence de violation de l’inégalité du triangle532. De plus, leur travail fait explicitement référence à la conjecture de Tobler, énoncée en 1997, selon laquelle ne retenir que les chemins minimaux, permet d’éviter de violer l’inégalité du triangle533.

Plus généralement, les travaux d’étude des graphes, correspondant à des réseaux géographiques ou non, apportent des analyses précieuses pour comprendre la nature des réseaux spatiaux. Schilling, Rosing et ReVelle notent que les deux caractéristiques qui permettent de distinguer les réseaux générés aléatoirement de ce qu’ils appellent des réseaux naturels, sont la symétrie et le respect de l’inégalité triangulaire534. Dans leur article portant sur le développement des algorithmes de localisation, ils montrent que c’est le fait d’imposer le respect de l’inégalité du triangle qui permet de faire converger le plus rapidement vers la solution535. Ceci constitue un argument supplémentaire pour affirmer l’importance de cette propriété pour les réseaux de la géographie.

Dans le domaine des cartes mentales, une large partie de l’exercice consiste à trouver une explication aux écarts entre l’espace mental et l’espace chorotaxique536. Notons que les analyses psychologiques de la représentation de l’espace et des distances révèlent que pour certains sujets il peut exister des violations de l’inégalité triangulaire537. Une partie de ces écarts peut être attribuée au manque de connaissance spatiale des individus : nos itinéraires routiniers nous font laisser dans l’inconnu des pans entier de la ville538. Cependant ces écarts ne sont pas substantiels539, ce qui conduit Baird, Wagner et Noma à se ranger derrière l’hypothèse selon laquelle on pourrait tolérer ces écarts en tant qu’erreurs de mesure plutôt que d’affirmer que les espaces cognitifs sont non-métriques540.

Tobler propose plusieurs méthodes pour construire des espaces mathématiques à partir de données d’écart issues de mesures sur les systèmes de transport541. À partir de longueurs de routes entre villes dans la région montagneuse du Colorado il construit des distances approximées par plusieurs méthodes issues de la régression multidimensionnelle. Pour Tobler si les données d’écart de proche en proche sont des distances minimales, alors la distance qui sera ensuite produite respectera l’inégalité triangulaire542. Dans sa thèse, Tobler associe les violations de l’inégalité triangulaire a des inversions spatiales en posant qu’un « lieu situé à deux heures ne peut pas être plus proche qu’un lieu situé à une heure »543. Dans un contexte géographique, pour Tobler, la violation de l’inégalité triangulaire représente une aberration spatiale. Ceci s’applique tout autant dans un espace de coût. Pour terminer cette investigation sur l’inégalité triangulaire, examinons la propriété de transitivité dans les réseaux. Les modélisations mathématiques des distances-réseaux proposent des constructions

531 « Time–space transformations of geographic space for exploring, analyzing and visualizing transportation systems ».

532 Ibid., 15.

533 « Visualizing the impact of transportation on spatial relations », in Western Regional Science Association meeting (Hawaii, 1997), 7.

534 « Network distance characteristics that affect computational effort in p-median location problems », European Journal of Operational Research 127, no 3 (2000): 525-536.

535 Ibid.

536 Tobler, « The geometry of mental maps »; Gatrell, Distance and space, 130.

537 Cadwallader, « Problems in Cognitive Distance Implications for Cognitive Mapping »; Baird, Wagner, et Noma, « Impossible Cognitive Spaces », 205.

538 Gatrell, Distance and space, 132.

539 Ian Moar et Gordon H. Bower, « Inconsistency in Spatial Knowledge », Memory & Cognition 11, no 2 (1983): 107-113, doi:10.3758/BF03213464.

540 « Impossible Cognitive Spaces », 205; Reginald George Golledge, Spatial Behavior: A Geographical Perspective (Guilford Press, 1997), 238.

541 « Visualizing the impact of transportation on spatial relations ». 542 Ibid.

respectant la transitivité comme chez Bae et Chwa544. Ces auteurs définissent les propriétés mathématiques générales d’une distance-réseau, qui se superpose à la distance euclidienne calculée sur la sphère et qui conserve la propriété de l’inégalité du triangle. La transitivité, propriété que garantit l’inégalité du triangle, est une propriété des lieux dans l’espace géographique qui n’est pas vérifiée dans les réseaux sociaux : même si l’individu A connaît bien les individus B et C ces deux derniers peuvent très bien ne pas être en relation directe l’un avec l’autre545. Dans l’espace du réseau social, A est proche de B et de C tandis que B et C sont éloignés l’un de l’autre. Dans ce cas, la distance entre B et C est très supérieure à la somme des deux distances de B à A et de C à A. Ceci dit, tout dépend de la manière dont on définit la dite distance. Car deux grands types de mesures sont possibles, soit celle du nombre d’intermédiaires entre deux individus, soit celle de la fréquence ou de l’intensité de la mise en contact. Si la mesure renvoie à un écart correspondant au nombre de personnes se connaissant personnellement séparant A et B, qui est une mesure équivalente aux distances du petit monde, alors la transitivité est respectée. C’est dans le cas où la distance est fonction de l’inverse du nombre de mises en contact, c’est-à-dire qu’aucun contact correspond à une distance infinie et beaucoup de contacts équivalent à une distance faible, qu’alors de nombreuses violations de l’inégalité du triangle sont possibles. Cette mesure étant plus cohérente avec l’idée de la proximité entre individus, on constate bien que les réseaux sociaux violent l’inégalité triangulaire, ce qui souligne leur nature en partie non déterminée par la spatialité. Comme nous l’avons déjà souligné546, l’espace social ne peut pas être considéré commun un espace spatial, comme peuvent l’être celui du transport ou de la géographie.

Notons que les erreurs sont plus faciles à répertorier que les conceptions justes. Dans cette seconde catégorie on trouve par exemple Lévy qui, en critiquant la prégnance de la conception euclidienne dans la cartographie, prend pour exemple le chemin passant par B comme étant plus rapide que le chemin direct de A à C547. Autre exemple, l’article de Miller et Wentz visant à formaliser les mesures de l’analyse géographique, présente la mesure de la longueur en discutant les propriétés des distances : à aucun moment les auteurs n’évoquent l’existence d’espaces géographiques violant l’inégalité du triangle548.

Nous voyons dans cette discussion émerger l’idée de l’optimum. Nous allons poursuivre l’investigation dans cette direction.

Outline

Documents relatifs