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La fin de la distance est une idée qui a été souvent annoncée et encore plus souvent dénoncée. L’idée s’exprime aussi au travers d’un questionnement sur la fin de la géographie. L’argumentaire principal de cette idée est que l’amélioration des transports mène à la réduction des distances jusqu’à son effacement complet. Il est vrai que la réduction des coûts de transport a été spectaculaire à l’échelle historique comme le rappellent Rietveld et Vickermann434. Ainsi le coût d’une tonne transportée par mer a-t-il été divisé par six entre la fin du 18e siècle et aujourd’hui. Cette réduction a touché le transport de marchandises et de personnes comme l’illustre le tableau suivant.

Cet argument a été exprimé avec le terme anglais footloose, comme une libération des entraves des individus et des entreprises435. Cependant les analyses économiques sont majoritaires à considérer que la réduction des coûts du transport n’efface pas l’effet des distances sur la distribution spatiale des activités436. En effet, les flux d’échanges internationaux dépendent toujours en partie des distances, et la persistance des frontières contribue au maintien de la consistance de coûts de transport.

Le second grand argument venant en appui de la thèse de la fin de la distance est celui de la montée en puissance des technologies de l’information. Le débat est ancien puisque déjà présent chez Gottmann analysant la métropolisation437, mais ce sont les années 1980 qui voient surgir les plus arguments les plus marquants. Pour Virilio c’est l’irruption du temps réel qui relègue au second plan les relations de proximité immédiate de la ville ancienne au profit des interrelations à distance438. Pour Castells l’espace des flux se superpose à l’espace des lieux et tend à l’éclipser439. Or cette thèse du remplacement des interactions en face à face par des relations médiatisées, fréquente dans la première génération de travaux sur les liens entre les villes et les technologies de l’information et de la communication, à l’exemple des contributions de Virilio, s’est avérée réductrice et inadéquate440. Au point que la thèse inverse est avancée par certains : « la réduction des coûts de communication augmente la demande de communication en face à face »441. On considère que l’introduction du téléphone dans les années 1920-1930, plutôt qu’une décroissance des déplacements professionnels, suscita une augmentation de 10 à 20 % de ceux-ci442. De même, l’argument de la mort de la distance

434 « Transport in regional science: the “death of distance” is premature », Papers in Regional Science 83 (2004): 229-248.

435 Boden et Molotch, « The Compulsion of proximity », 257. 436 Duranton, « Distance, land, and proximity », 11.

437Urban centrality and the interweaving of quaternary activities, 327.

438 Paul Virilio, « The third interval: a critical transition. Rethinking Technologies », Andermatt-Conley. London, University of Minnesota 3 (1993): 10.

439 « Local and global: cities in the network society », Tijdschrift voor economische en sociale geografie 93, no 5 (2002): 548-58.

440 Michael Crang, Tracie Crosbie, et Stephen Graham, « Technology, time-space, and the remediation of neighbourhood life », Environment and Planning A 39, no 10 (2007): 2405.

441 Duranton, « Distance, land, and proximity », 2183. 442 Kellerman, Daily Spatial Mobilities, 26.

1900 1950 1990

Voiture 575 95 59

Train 37 18 13

Bus/tram/métro 132 40 14

Avion 110 90

Tableau 4. Coûts monétaires en centimes d’euros par kilomètre par modes de trans-port de personnes aux Pays-Bas, prix de 1990 (Rietveld et Vickermann 2004, 238)

a dominé une grande partie de la première littérature traitant de l’internet et du cyberespace443. Aujourd’hui l’internet est vu par certains comme l’équivalent d’un lieu de la géographie444. Et pour la plupart des observateurs actuels, géographes ou économistes445 les technologies de l’information et de la communication opèrent bien plus comme accompagnateurs de la mobilité physique que comme substituts. Pour Urry, les technologies de la communication influent sur les relations sociales et donc aussi sur les mises en œuvre de la coprésence446, mais il semble trop réducteur de simplement poser la problématique en termes de substitution. Plusieurs analyses tendent à montrer que le budget-temps consacré aux deux activités, mobilité spatiale et télécommunication reste stable447. La coprésence étant la signature de l’urbain, la fin de la distance pourrait signifier la fin des villes. Cependant, comme le soulignent Boden et Molotch448 , la coprésence « contient des attributs uniques qui en font, dans un monde d’innovations techniques débridées et de communication de masse, l’instrument de mise en ordre de toutes les autres formes de communication, ainsi que la base de l’organisation sociale ». Pour ces deux sociologues, la coprésence est fondamentale et toutes les autres formes de communication n’en sont que des substituts. La nouvelle économie urbaine a proposé une explication de la persistance du besoin de coprésence par la distinction entre savoir codifié et savoir tacite : le premier est facilement transmis par la télécommunication, tandis que le second, nécessaire à l’innovation et au développement de l’économie de la connaissance, a besoin de face à face449. Argument supplémentaire, la télécommunication suppose une intention, tandis que le face à face peut survenir de manière inattendue : l’un ne saurait remplacer l’autre450. La fin des villes pourrait mettre plus de temps à survenir.

Un des défenseurs récents et visible de la fin de la distance est Thomas Friedman, journaliste américain, qui vante les avantages de la mondialisation à la condition d’effacer les frontières entre pays pour promouvoir un « monde plat » dans lequel les transactions internationales ne connaissent plus d’obstacle451. Si ce travail n’est pas le fait d’un scientifique patenté, comme celui de Cairncross quelques années plus tôt sur la mort de la distance452, il n’en constitue pas moins un objet de référence et surtout de critique de la part des chercheurs. Ainsi en économie, Leamer y consacre un texte entier453 qui apporte un ensemble d’objections qui sont en partie reprises ici.

Comme on peut s’y attendre les géographes et urbanistes sont bien peu nombreux à soutenir l’idée d’un monde plat : Florida utilise les cartes thématiques en trois dimensions pour montrer les

443 Stanley D. Brunn et Thomas R. Leinbach, Collapsing space and time: geographic aspects of communications and information (Routledge, 1991); Harvey J Miller, « A Measurement Theory for Time Geography », Geographical Analysis 37, no 1 (2005): 286, doi:10.1111/j.1538-4632.2005.00575.x.

444 Boris Beaude, « De l’importance des lieux réticulaires », Carnets de Géographes 2 (2011), http://infoscience.epfl.ch/record/165649/files/debat_02_02_Beaude.pdf.

445 Lynch, Good city form, 198; Boden et Molotch, « The Compulsion of proximity »; Martin Jourdenais et Pierre Desrochers, « La fin de la distance et la déconcentration de l’activité économique: Nouvelle réalité ou mirage? », Canadian Journal of Regional Science 21, no 1 (1998): 49-72; Urry, « Mobility and proximity »; Alain Rallet et André Torre, « Temporary Geographical Proximity for Business and Work Coordination: When, How and Where? » (présenté à AAG, Las Vegas, 2009); Rietveld et Vickermann, « Transport in regional science: the “death of distance” is premature »; Duranton et Puga, « Micro-foundations of urban agglomeration economies »; André Torre, « Retour sur la notion de Proximité Géographique », Géographie, économie, société 11, no 1 (2009): 63-74; Kellerman, Daily Spatial Mobilities.

446 « Mobility and proximity », 12. 447 Kellerman, Daily Spatial Mobilities, 79. 448 « The Compulsion of proximity », 260.

449 Dominique Foray et Bengt-Ake Lundvall, « The knowledge-based economy: from the economics of knowledge to the learning economy », in Employment and Growth in the Knowledge-based Economy, OECD, 1996, 19, http://infoscience.epfl.ch/record/53022.

450 Certeau, « Practices of space », 131; Duranton, « Distance, land, and proximity », 24.

451The world is flat: A brief history of the 21st century (New York: Farrar, Straus and Giroux, 2005).

452The death of distance: How the communications revolution is changing our lives (Harvard Business Press, 2001). 453 « A Flat World, a Level Playing Field, a Small World After All, or None of the Above? A Review of Thomas L.

Friedman’s The World is Flat », Journal of Economic Literature 45, no 1 (2007): 83-126, doi:10.1257/002205107780458560.

hétérogénéités planétaires liées au peuplement et à la création de valeur454 au contraire de la thèse du monde plat, c’est un monde avec des « piquants » qu’il décrit. La thèse d’un monde fait de piquants traduit l’importance majeure que Florida accorde aux lieux très concentrés et sélectifs de la création de valeur. Dans son ouvrage sur les réseaux urbains Neal, fustige la thèse du monde plat et abonde dans le sens d’un monde fait de lieux extrêmement différenciés455. Preuve de la vigueur de la controverse, et de sa capacité à faire avancer le débat académique et les réflexions opérationnelles, Feiock, Jea Moon et Park en proposent une analyse théorique et pratique456. Les trois chercheurs argumentent sur les conseils à prodiguer aux décideurs urbains et régionaux à partir de la controverse opposant Friedman et Florida. Leurs propositions établissent une synthèse entre les deux approches en s’appuyant sur des réseaux régionaux de lieux attracteurs non restreints aux espaces centraux comme chez Florida.

Pour les économistes Rietveld et Vickermann la fin de la distance est une annonce prématurée457. D’abord parce que certains traits majeurs des comportements individuels évoluent beaucoup moins que les techniques de déplacement : la permanence des budgets-temps en atteste. D’autre part si la distance n’avait plus de sens dans l’espace économique on aurait dû assister à une convergence des niveaux de développement dans les espaces économiquement intégrés tels que l’Europe. Or, si la convergence des économies nationales et régionales est attestée458, le schéma centre-périphérie persiste tant à l’intérieur de l’espace européen que dans les pays eux-mêmes459. Les développements récents de l’économie géographique ont montré qu’une amélioration du système de transport n’aura pas les mêmes conséquences selon les régions, selon les acteurs et selon les circonstances. Ces trois arguments mis bout à bout, permanence des comportements, polarisation spatiale et appropriation différenciée des améliorations du système de transport conduisent Rietveld et Vickermann à affirmer que « la réduction des coûts de transport n’a pas diminué l’importance du transport en tant que facteur dans l’organisation de l’économie spatiale et de la fortune économique des régions »460.

De nombreux géographes rejettent cette idée de la fin de la distance. Ainsi pour Lévy « l’idée que la facilité d’obtenir des relations entre différents lieux du globe parfois éloignés, permise à la fois par la vitesse des télécommunications et par la mobilité matérielle efface les distances est clairement fausse »461. L’argument social est aussi avancé par Abler qui souligne combien les transports rapides effaçant l’espace ne sont pas accessibles au plus grand nombre462. L’approche géo-historique défendue par Grataloup souligne que, malgré l’émergence d’une société-monde, la thèse d’une « fin des territoires » se heurte à la résistance des « racines des différents modes de production du lien social, localisé et localisant »463. Brunet ironise et, pastichant Mallarmé, désigne dans une antiphrase la distance comme un « aboli bibelot d’inanité spatiale »464.

454 « The world is spiky Globalization has changed the economic playing field, but hasn’t leveled it », Atlantic Monthly 296, no 3 (2005): 48.

455 Zachary P. Neal, The connected city: How networks are shaping the modern metropolis (Routledge, 2012), 160, http://books.google.fr/books?

hl=fr&lr=&id=I9vlK8GczxcC&oi=fnd&pg=PP1&dq=connected+city+&ots=Zq0rzMWpKj&sig=uqf8zCSxGCV0UMgTk K96zBSstH0.

456 « Is the World “Flat” or “Spiky”? ».

457 « Transport in regional science: the “death of distance” is premature ».

458 Marius Brülhart, Matthieu Crozet, et Pamina Koenig, « Enlargement and the EU periphery: the impact of changing market potential », The World Economy 27, no 6 (2004): 853-75; Philippe Monfort, Convergence of EU Regions: Measures and Evolution (European Commission, Regional Policy, 2008),

https://infoeuropa.eurocid.pt/files/database/000047001-000048000/000047547.pdf.

459 Lisa Van Well et al., Enlargement of the European Union and the wider European Perspective as regards its Polycentric Spatial Structure (ESPON, 2005),

http://www.espon.eu/mmp/online/website/content/projects/259/652/index_EN.html.

460 Rietveld et Vickermann, « Transport in regional science: the “death of distance” is premature », 245. 461L’invention du monde, 310.

462Human Geography in a Shrinking World, 9.

463 « La Condition géohistorique entre diffusion et asabiya », 226. 464 Brunet, « Les sens de la distance », 30.

Suivant l’analyse de Latour selon laquelle les objets modernes participent à la fois du technique, du culturel, du politique et de l’économique465, Graham considère qu’il est aujourd’hui impossible de séparer les lieux et les espaces des réseaux technologiques466. Dès lors, sans surprise, Graham répond à l’interrogation sur la pertinence de la géographie en lui conférant une place essentielle dans les analyses urbaines, au sein d’une conception élargie, hybridée par les relations nouvelles crées par les technologies.

La fin de la distance est aussi une discussion intéressant les sociologues. Pour Boden et Molotch, même dans notre monde technologique, la coprésence reste fondamentale : « au travers de la confiance, de l’engagement et de la compréhension détaillée rendues possibles par les situations de coprésence la distanciation spatio-temporelle essentielle de la société moderne est réalisée »467. On voit combien cette polémique constitue un débat stimulant pour la réflexion sur l’espace en géographie, en économie, en urbanisme et en aménagement. Nous proposons de prolonger l’investigation sur le terrain de la discussion des propriétés mathématiques de la distance dans les domaines de l’analyse de l’espace des sciences humaines et sociales.

Remise en cause des propriétés mathématiques : les trois erreurs

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