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La distance en sociologie prend une acception plus vaste que la simple référence spatiale. En effet on doit mentionner à côté de la distance géographique ayant un sens pour la sociologie, la distance entre individus et groupes sociaux, créée par les différences qui existent entre eux415 ou par l’acceptation plus ou moins grande d’entrer en contact avec autrui en fonction des différences sociales416. Ainsi Bogardus a développé un cadre d’analyse de la distance sociale basé sur un protocole d’enquête demandant à un membre d’un groupe social s’il serait d’accord pour, par exemple, prêter de l’argent ou encore marier sa fille, à un membre d’un groupe social différent417. Cependant, dans le présent travail, ce n’est pas sur cette acception de la distance que nous portons l’attention. Avec la distance sociale, ce qui compte c’est ce qui distingue, ou au contraire apparente les individus ou les groupes sociaux les uns aux autres, et non la quantité d’espace qui les sépare : la spatialité n’est pas mobilisée dans ce concept. Les distances non-spatiales procèdent par analogie avec les distances des disciplines de l’espace, mais n’héritent pas de celles des propriétés mathématiques des distances qui sont étroitement liées à la spatialité. Face à cette acception de la distance nous aurions pu être amenés, dans un désir de clarification du propos, à faire évoluer notre façon de désigner notre objet d’étude, en précisant à chaque fois que nous parlons de distances spatiales. Or comme ces distances sont les références de l’analogie des distances sociales, nous en restons à l’usage de la simple distance : nous appelons ailleurs dans le texte simplement distance, ou distances, notre objet d’étude.

En sociologie on reconnaît aussi une place importante aux distances spatiales. En effet, l’historienne Ozouf-Marignier émet l’hypothèse selon laquelle l’irruption du concept de territoire dans le domaine de la sociologie, dans les années 1970-1980, s’explique par l’essoufflement de la notion de classe sociale : « la proximité et la contiguïté (ou la distance et la limite) géographique deviennent une ressource pour décrypter un social qui résiste à l’analyse par catégories »418. Les sociologues voient dans l’évolution de la société une déperdition de l’appartenance professionnelle au profit d’une appartenance territoriale qui fait apparaître les distances et les proximités comme des facteurs explicatifs. Le texte de référence de Chamboredon et Lemaire419 relève pleinement de cette évolution en mettant en regard les distances géographiques, physiques entre ménages et leur distinction sociale.

Au-delà de sa discipline d’appartenance principale, pour le géographe Lévy « les sciences sociales ne peuvent se passer d’un concept propre de distance, car la pertinence d’une problématique spatiale n’est pas séparable des conditions de la vie en société »420. Pour Lévy deux situations géographiques font sens concernant les relations sociales, le contact et l’éloignement. Ces deux états pouvant être placés sur le continuum de la distance, c’est bien ce concept qui est central pour la géographie et essentiel pour les sciences sociales. La distance devient alors un attribut de la relation entre deux réalités sociales.

Plus récemment, en approfondissant cette tendance vers la spatialisation, la thèse d’Urry appelle à remplacer la sociologie basée sur la caractérisation des groupes sociaux, par une sociologie de la mobilité421. Plutôt que de chercher à caractériser et à comprendre les groupes sociaux à partir des interactions entre les individus, Urry propose une sociologie cherchant à comprendre les ressorts

415 Gatrell, Distance and space, 76.

416 Emory Stephen Bogardus, « A social distance scale », Sociology & Social Research, 1933, http://psycnet.apa.org/psycinfo/1933-03965-001.

417 Ibid.

418 Marie-Vic Ozouf-Marignier, « Le territoire, la géographie et les sciences sociales: aperçus historiques et

epistémologiques », in Territoires, territorialité, territorialisation, controverses et perspectives, Espace et territoire (Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 2009), 33.

419 « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement », Revue française de sociologie, 1970, 3-33.

420 Lévy, « Entre contact et écart: la distance au coeur de la réflexion », 176. 421 Urry, « Mobility and proximity ».

sociaux de la mobilité, sous ses dimensions corporelles, virtuelles, imaginaires et objectales422 en tant que vecteurs des interactions sociales. Il s’agit ici de mettre en avant la géographie, les espaces et donc les distances entre les individus sous toutes leurs formes comme des objets même d’une approche sociologique. Cette approche rejoint la vision des géographes pour lesquels l’identité des individus se construit en référence à un territoire d’appartenance423, donc au travers d’une forme d’inscription spatiale.

On le voit, la sociologie fait grand cas de la distance, ou plutôt des distances, dans ses développements récents, dans le but d’enrichir voire de modifier en profondeur la démarche sociologique.

Discussion

La distance possède une véritable épaisseur historique en tant que concept : si l’on pense aux distances de l’Odyssée rappelées par Strabon, cette profondeur ne semble limitée que par l’apparition des premiers récits humains.

La distance est un concept central, sinon le concept central de la géographie d’aujourd’hui. Pourtant, on l’a évoqué, ce rôle est discuté par certains tenants de la géographie culturelle, qui, dans la lignée d’une remise en cause du postulat de l’espace comme objectif et neutre424, n’admettent pas l’existence d’une réalité géographique détachable de sa perception par un sujet porteur d’une épaisseur culturelle, historique, humaine. Or l’irruption de la distance dans la sociologie, que l’on peut attribuer à Hall, marque aussi le développement d’un intérêt pour la dimension culturelle des distances sociales.

Il est dès lors possible de s’affranchir de la conception de certains culturalistes, et d’affirmer le rôle essentiel de la distance en géographie. Les distances entre les individus de la société sont mesurables. Bien-sûr, toutes ces distances prennent un sens par leurs perceptions par les individus, mais elles n’en restent pas moins mesurables indépendamment de cette perception ; il reste ensuite au géographe ou à l’urbaniste à enrichir cette mesure par une approche sensible425 si besoin.

Nous avons vu qu’il existe un usage non-spatial du concept de distance en sociologie. Cette acception se situe hors du champ du présent travail, car elle traite de relations dont l’inscription spatiale est indifférente. Signalons simplement que cet usage ne contribue pas à l’intelligibilité du concept de distance. Il implique l’idée que la distance pourrait exister hors de tout contexte spatialisé. Cet usage propose une analogie entre l’espace social et l’espace géographique, or les propriétés de celui-ci sont fondamentalement différentes de celles de l’étendue spatiale de la géographie, comme nous le verrons plus en profondeur dans la partie suivante.

Ce tableau de la place de la distance dans les sciences sociales présente une image assez fournie, qui contraste avec l’analyse d’Urry selon laquelle « la plupart des sciences sociales n’ont pas vu la distance comme un problème ou même comme particulièrement digne d’intérêt »426. La distance est un élément central pour la géographie ; elle est un concept qui a renouvelé les analyses en sociologie et en psychologie, et elle est une idée sous-jacente de pans entiers de l’économie actuelle. L’examen du rôle de la distance montre qu’elle constitue soit un

422 À côté du déplacement des corps, et de la mobilité (virtuelle) permise par les technologies de la communication, le transport des objets pour Urry participe à la mobilité (objectale), tout comme les images médiatisées par la télévision et le cinéma construisent une mobilité (imaginaire).

423 Le Berre, « Territoires ».

424 Lefebvre, La Production de l’espace.

425 Michèle Grosjean et Jean-Paul Thibaud, L’espace urbain en méthodes (Editions Parenthèses, 2001). 426Mobilities, 54.

La distance est centrale pour la géographie, mais elle joue un rôle important dans la sociologie et est traitée par les psychologues. La distance est un facteur décisif dans la nouvelle économie géo-graphique portant sur les effets d’agglomération.

concept premier, dans le cas de la géographie, soit un paramètre dont le rôle est reconnu dans un corpus qui ne lui avait pas fait une place dès le départ, c’est le cas de la sociologie et de l’économie. Cependant, ce premier tableau, entre affirmation et émergence, ne doit pas laisser penser que la distance n’est pas questionnée, parfois explicitement, en tant que concept ou en tant que facteur explicatif des phénomènes géographiques, sociaux ou économiques. Nous allons maintenant présenter un ensemble de discussions, voire de polémiques, autour de la distance dans le but de discuter de la place de cette notion dans les débats d’idées actuels.

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