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« de terrain » des enseignants novices

Chapitre 2. Un cadre théorique composite

4. Présupposés théoriques pour l’étude du développement de l’activité chez l’adulte en situation de formation

4.1. L’héritage de la méthode dite génétique ou expérimentale-développementale

Dans son ouvrage La signification historique de la crise en psychologie (1927/1999), Vygotski note « qu’en science, nous voulons connaître la cause réelle de l’apparence et non sa cause apparente » qui n’est « qu’une illusion ». À cela il ajoute qu’aucune science n’est possible sans distinguer d’une part l’expérience immédiate et d’autre part le savoir. Ceci l’amène à considérer que « si l’essence des choses et la forme sous laquelle elles apparaissent coïncidaient de façon immédiate, toute science serait superflue » (Vygotski, 1927/1999, p.275). Précisément, Vygotski ambitionnait de définir une unité holistique d’analyse qui puisse rendre compte du microcosme de la conscience humaine et qui permette de concilier sa méthodologie avec les principes de la philosophie marxienne (Rochex, 1997). Cole et Scribner illustrent ce point en se référant à un manuscrit largement commenté depuis (Veresov, 2005, p.37 ; Wertsch, 1985c, p.6) dont ils extraient le passage suivant (Cole & Scribner, 1978, p.8 ou Vygotski, 1927/1999, p.285) :

“The whole of Capital is written according to the following method : Marx analyzes a single living “cell” of capitalism society – for example the nature of value. Within his cell he discovers the structure of the entire system and all of its economic institutions. He says that to a layman this analysis may seem a murky tangle of tiny details. Indeed, they may be tiny details, but they are exactly those which are essential to “microanatomy”. Anyone who could discover what a

“psychological” cell is – the mechanism producing even a single response - would thereby find the key to psychology as a whole”

Ainsi, tout comme « le Capital » était une critique de l’économie politique, sa méthodologie devait contribuer à la critique de la psychologie. Vygotski s’est donc efforcé de transcrire dans le domaine de la psychologie, les catégories, concepts et lois philosophiques du Capital de Marx (Veresov, 2005, p.37). Au plan de la méthode, dans sa désignation anglo-saxonne, la « genetic explanation » (Wertsch, 1985c) ou «experimental

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genetic method » (Cole & Scribner, 1978) repose sur le postulat selon lequel le phénomène psychologique ne peut être compris dans sa complexité qu’à la condition d’intégrer dans l’analyse les dimensions biologiques, émotionnelles, cognitives, sémiotiques, sociales et historiques des conduites humaines (ce point rend compte de la proximité de ces présupposés avec ceux précédemment exposés concernant la psychologie dialectique du développement chez Riegel).

Pour Vygotski, « c’est à travers une expérience de transformation que l’activité psychologique peut livrer ses secrets » (Vygotski, 1931, p.64) et c’est donc en provoquant le développement et en l’étudiant à l’aide de dispositifs artificiels qu’il sera possible d’accéder à « cette lutte entre excitants, pulsions et appels en incessantes collisions et qui à aucun moment ne s’apaise » (Vygotski, 1925/2003, p.75 et 77). Considérant que l’homme n’est pas « un sac de peau, rempli de réflexes, et (que) son cerveau n’est pas un hôtel pour réflexes conditionnés qui par hasard y descendent les uns à côté des autres » (ibid., p.67), l’auteur note les limites d’une observation directe comme moyen d’accès au dynamisme interne du comportement humain. Il propose de considérer l’essence du processus de développement et fait un plaidoyer contre le dogme de l’expérience immédiate. Par une démarche expérimentale revisitée ancrée sur le postulat du « transformer artificiellement pour comprendre » (Clot & Leplat, 2005), Vygotski propose ainsi de mesurer l’importance psychologique des possibilités écartées dans l’activité du sujet. Il note à ce propos (Vygotski, 1978, p.61) :

“Our method may called experimental-developmental in the sense that it artificially provokes or creates a process of psychological development. This approach is equally appropriate to the basic aim of dynamic analysis”.

Dans cet article intitulé « Problems of method », l’auteur explicite également les trois fondements de sa démarche :

1) l’analyse des processus et non pas des objets ou des produits du développement (ibid., p.62 et 65) :

“If we replace object analysis by process analysis, then the basic task or research obviously becomes a reconstruction of each stage in the development of the process : the process must be turning back to its initial stages (…) To study something historically means to study it in the process of change ; that is the dialectical method’s basic demand”.

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2) une étude évolutive d’un problème contre la description, c’est-à-dire s’efforçant de tendre vers une explication des phénomènes sur le modèle des sciences de la nature (ibid., p.63) :

“In that sense, real scientific analysis differs radically from subjective, introspective analysis, which by its very nature cannot hope to go beyond pure description. The king of objective analysis we advocate seeks to lay the essence rather the perceived characteristics of psychological phenomena.”

3) l’altération ou la transformation des automatismes qualifiés de comportements

« fossilisés » pour en comprendre le fonctionnement (ibid., p.64) :

« To do so the researcher is often forced to alter the automatics, mechanized, fossilized character of the higher form of comportment and to turn in back to its source through the experiment. This is the aim of dynamic analysis”.

En ce sens, étudier quelque chose historiquement signifie l’étudier dans son processus de transformation. Ce programme ambitieux permet de considérer qu’il s’agit de la méthode centrale d’une science psychologique et qu’elle ne peut être circonscrite au développement ontogénétique de l’enfant (Cole & Scribner, 1978 ; Wertsch 1985b). Sur ce point, Vygotski définit le développement selon un continuum de quatre étapes décrites par Berducci (2004, p.332) :

« La transformation peut être illustrée comme une ligne de révolution et d’évolution continue du développement humain et qui s’étend à l'infini. Ce continuum complet du développement comprend quatre étapes caractérisées par un saut qualitatif : l’étape phylogénétique (transformation du singe à l'homme), l’étape socioculturelle (des primitifs aux modernes), l’étape ontogénétique (de l’enfant à l'adulte) et microgénétique (du moins capable à l’individu le plus capable) ».

L’usage de la méthodologie historico-développementale en psychologie concerne donc aussi bien l’enfant que l’adulte, de la petite enfance jusqu’à la vieillesse. Comme le note Rivière, sa validité « écologique » est l’une de ses aspirations fondamentales (Rivière, 1990b, p.85) :

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« Chez Vygotsky, l’une des idées les plus enracinées était celle selon laquelle l’investigation psychologique ne devait pas se limiter à la confrontation de modèles artificiels et éloignés du monde réel. La « validité écologique » ainsi que nous la désignons aujourd’hui, était l’une de ses aspirations fondamentales. Les situations réelles qu’elles soient de travail, d’éducation ou de clinique, étaient les plus appropriées au recueil des observations et à la traduction des possibilités de transformation et d’amélioration des conditions de l’homme par la psychologie ».

La médiation d’un tel protocole « expérimental-développemental » (Yvon & Clot, 2003) ne vise pas à placer le sujet dans un rapport d’introspection par rapport à son expérience vécue. Sur ce point Vygotski apporte quelques précisions essentielles (Vygotski, 2003, p.82-83) :

« Le sujet de l’expérience [du protocole expérimental-développemental] ne prend pas du tout la position de l’observateur, il n’aide pas l’expérimentateur à observer les réflexes que celui-ci ne peut déceler (…). L’interrogatoire qui suit apporte à l’expérience elle-même des modifications, des transformations : elle introduit un nouvel excitant (le nouvel interrogatoire), un nouveau réflexe qui permet de juger des parties non explicites du précédent (…). Il faut introduire dans les méthodes de l’étude psychologique ce passage de l’expérience par les réactions secondaires de la conscience ».

En conclusion, nous suivons volontiers Livia Scheller lorsque celle-ci affirme qu’il s’agit « de l’indication théorique la plus pertinente pour avancer dans la connaissance des formes d’intelligence [individuelle et collective] sollicitée par et dans l’activité de travail » et qu’à présent, il est nécessaire de rendre ces problèmes de méthode « vivants, c’est-à-dire incarnés dans l’histoire réelle d’une situation donnée » (Scheller, 2001, p.73). En outre, au-delà de « débats-écrans » toujours d’actualité qui servent à assurer « la continuité des méthodologies réductionnistes » (Bronckart, 1985, p.16) et la position atomiste d’approches soit internaliste soit externaliste en psychologique (Brassac, 2006), nous retenons la stimulante proposition d’un protocole expérimental-développemental comme moyen mobilisé pour saisir la complexité de l’expérience psychologique du sujet sans la réduire aux conduites observables. Plus précisément, une clinique de l’activité en psychologie du travail s’inscrit dans l’héritage théorique d’une psychologie

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culturelle et d’une théorie de l’activité et s’efforce de « faire vivre » les principes d’une méthodologie historico-développementale dans le contexte d’interventions. Ces principes ont donné lieu à quelques études (Amigues, Faïta & Saujat, 2004 ; Clot, 2001d ; Clot, Faïta, Fernandez & Scheller, 2001 ; Faïta & Vieira, 2003 ; Yvon & Garon, 2006) qui ont concerné plus particulièrement le travail et le métier d’enseignant. Elles ont été réalisées à partir du postulat selon lequel il faut transformer pour comprendre, c’est-à-dire qu’il est nécessaire de provoquer le développement si l’on veut l’étudier. Précisément, cette thèse s’intéresse au rapport entre apprentissage, développement et activité chez l’adulte (plus ou moins novice). Dans cette perspective, nous considérons que les situations de formation dites « de terrain » (tutorat et supervision) des EN sont des situations de travail (d’intervention) pour les tuteurs (TU) et les formateurs universitaires (FU) qui renseignent sur le métier de formateur d’enseignants. En outre, nous retenons l’idée selon laquelle ces interventions sont particulièrement formatives (au niveau de l’apprentissage du métier d’enseignant) lorsque l’analyse de l’activité professionnelle des novices, qu’elles suscitent et entretiennent, repose sur des traces objectives (par exemple la vidéo) permettant de documenter rétrospectivement la transformation possible ou impossible des actions des EN, indexées aux concepts appris en contexte de formation et réalisées en contexte de travail. Dans cette perspective, le développement et les « invariants » de son organisation retiennent notre attention car l’identification des circonstances et modalités de la dynamique de transformation de l’activité des EN et des TU dans les situations de formation et de travail qui les réunissent, renvoie à des enjeux de professionnalisation et d’ingénierie de la formation déterminants dans le contexte des réformes engagées. En effet, depuis plus de vingt ans, l’efficacité du tutorat et de la supervision est largement discutée et la réforme des masters enseignement pourrait bien ne plus donner de suite à de tels dispositifs. Par ailleurs, certaines limites de la formation dite « de terrain » apparaissent au travers des nombreux dilemmes et difficultés vécus par les TU dans leur activité de travail.

Or, garantir le potentiel formatif et développemental de l’activité tutoriale (TU/EN) est essentiel d’une part, pour défendre le principe de l’alternance intégrative (Malglaive, 1990) dans la formation professionnelle initiale des EN et, d’autre part pour justifier l’implication complémentaire des TU et des FU dans cette mise en œuvre. Ces raisons nous amènent à penser qu’une recherche « orientée activité » ayant comme objet la formation (des EN et des formateurs d’enseignants) peut tirer avantage des présupposés théoriques et de la

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démarche méthodologique d’une clinique de l’activité pour apporter de nouvelles connaissances sur ce domaine. Nous les présentons en ce sens dans la section suivante.

4.2. Transformer pour comprendre le fonctionnement et le

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