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« de terrain » des enseignants novices

Chapitre 2. Un cadre théorique composite

3. Vers une théorie de la formation « orientée activité »

3.2. Le développement biphasé de « l’activité orientée objet » et le pouvoir d’action

L’activité (deyatel’nost’) est « l’unité molaire » de la vie (Léontiev, 1972/1981, p.46), c’est-à-dire qu’au niveau général de son analyse, celle-ci permet de spécifier le comportement humain étudié dans le milieu où se produisent les processus psychologiques.

Léontiev propose trois niveaux différents de saisie : l’activité, l’action et l’opération.

Le premier niveau d’analyse définit l’activité comme « un système dans un système de relations et de conventions sociohistoriques liées à un contexte ou milieu institutionnel (setting) (école, travail)» (Léontiev, 1972/1981, p.47). Ce système possède des modalités de transformation et de développement qui lui sont propres. Il n’est pas déterminé par le milieu qui, tout au plus, « guide le choix des actions et des opérations et détermine le fonctionnement signifiant de ces actions par rapport à l’objet de l’activité (la productivité dans le travail, l’apprentissage à l’école) » (Wertsch, 1985b, p.212 et 215). L’opposition de Vygotski et de l’auteur à une conception déterministe du rapport du sujet à son milieu (psychologie béhavioriste de Watson et Pavlov) se prolonge aux critiques plus récentes adressées par Wallon et Canguilhem au Taylorisme de l’entre deux guerres et des années 1940-1950. Il en va de même chez Meyerson qui considère que l’homme « constamment pose des questions à son milieu matériel et à son milieu social » et « est transformé par l’un et par l’autre. Il y a constamment action réciproque du milieu et de l’agent, du technique et du mental, de l’expérience et de l’esprit » (Meyerson, 1949, p.80).

Par ailleurs, les conduites de l’homme sont orientées vers un objet déterminé et possèdent une finalité. Elles sont marquées d’une appétence de l’achevé et du permanent

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ce qui les distingue du comportement animal. Nous pouvons remarquer une certaine proximité avec l’affirmation de Meyerson qui note que « l’homme naît dans un monde d’objets, d’œuvres, d’institutions, dans un monde de formes achevées, et il fabrique d’autres objets (…) analogues ou différents. Il ne travaille pas pour passer le temps, il travaille pour construire » (Meyerson, 1949, p.81). En ce sens, il est impossible de saisir la complexité du psychisme humain ou « les phénomènes cognitifs » autrement qu’à travers le rapport qu’entretient le sujet au monde. En d’autres termes, il est essentiel d’analyser l’activité du sujet qui réalise, créé, interagit, accomplit et s’objective dans une matérialité physique en produisant une trace ou, dans le vocabulaire Meyersonien, une « œuvre » (Brassac, 2003 ; Meyerson, 1949). Cette approche prolonge l’orientation que souhaitait donner Vygotski à « une psychologie attentive au côté concret, pratique de la conduite humaine » (Bronckart, 1985, p.14). Dans le contexte d’une philosophie marxienne, le concept « d’objet de l’activité » formulé par Léontiev (1972/1981, 1984), « visait à dépasser la dichotomie existante entre le plan individuel et le plan social de l’activité » et proposait « une conception de la subjectivité humaine (cognition, autorégulation, émotions et personnalité) ancrée dans une vision profondément sociale du développement » (Stetsenko, 2005, p.71). Léontiev associait donc « la construction et la transformation de l’objet sur le plan matériel ou psychique (idéal) (…) à la volonté et à la motivation du sujet » (Popova & Daniels, 2004, p.196). À travers cette définition apparaît donc un double statut de l’objet (Miettinen, 2005) : l’un pratique ou matériel (« une entité matérielle dans le monde », Roth & Lee, 2007, p.198) et l’autre subjectif ou psychique (« une vision ou une image mentale », ibidem) réunis dans le processus même de l’activité (Stetsenko, 2005, p.75). Dès lors que l’homme agit sur le monde, il se redouble dans son travail et dans ses productions et ces dernières constituent un miroir à la fois constitutif de la conscience et accessible à cette dernière. Le « reflet conscient» est le produit d’une activité

« d’objectivation » (Friedrich, 1997, p.27) et cette « réflexion imagée, n’est ni statique, ni refroidie » car « sa destination finale n’est pas seulement la subjectivité » (Stetsenko, 2005, p.79 et 82). Pour Kaptelinin (Kaptelinin, 2005) l’objet de l’activité est le « fabricant du sens » (« the sense-maker ») qui met en rapport les motifs et les buts des actions.

Autrement dit, étudier l’objet de l’activité dans son évolution au fil du temps permet de comprendre pourquoi les individus agissent (« la raison ultime ») et au regard de quoi ils s’engagent dans ce qu’ils font. Aujourd’hui, certains auteurs proposent « une clarification » (Stetsenko, 2005, p.81) de ce concept alors que d’autres suggèrent une

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révision de sa signification initiale pour permettre d’appréhender le phénomène de « poly-motivation », c’est-à-dire l’existence possible de plusieurs motifs simultanés dans l’activité et la résolution de leurs conflits éventuels. Sur ce point, nous suivons la proposition de Kaptelinin (2005) reprise par Clot (1999, 2008) et nous appliquons à cette étude une distinction entre « objet » et « motif » pour l’analyse du rapport fonctionnement | développement de l’activité.

Le deuxième niveau d’analyse de l’activité est davantage compatible avec l’édifice théorique de Vygotski. Il s’agit de l’action orientée vers un but conscient (« goal-directed action ») (deistvie). L’action est associée à la capacité du sujet de se forger une représentation des effets probables de son activité. Ainsi, l’un des aspects importants du processus de formation d’un but réside dans son caractère concret et dans la sélection des moyens permettant de l’atteindre dans une situation objective (Léontiev, 1972/1981, p.62-63) : « En d'autres termes, l'action est effectuée en réponse à une tâche. La tâche peut être le but objectif à atteindre sous certaines conditions ». Sur ce point, Clot note que « le but de l’action est la représentation cognitive du résultat à atteindre – ce qui la planifie » (Clot, 2001, p.48). Il s’agit « d’une intention formée, de la représentation consciente du résultat à atteindre » (Clot, 1999, p.169). Le mobile, quant à lui, « se rapporte à ce qui est vital pour le sujet (…) c’est l’accentuation subjective de l’action. La discordance entre eux est telle qu’une réussite dans l’atteinte d’un but peut être vécue par le sujet comme une défaite psychologique » (Clot, 2001, p.48).

Le troisième niveau d’analyse de l’activité est celui de l’opération (operatsiya) qui est déterminée par les conditions concrètes de réalisation d’une action. Il s’agit d’une

« réponse à la relation de l’action au but qu’elle s’efforce d’atteindre dans un contexte matériel » (Roth & Lee, 2007, p.202). L’opération est de nature immédiate, c’est-à-dire

« non médiatisée au plan de la conscience » (Roth, 2007, p.668). Enfin, dans la transformation des opérations, les outils (ou les instruments) sont « considérés comme des moyens interposés entre l’homme et l’objet de son activité pour conduire ses actions » (Léontiev, 1972/1981, p.74). Pour l’auteur, les opérations sont cristallisées dans l’outil ou l’instrument matériel dont l’usage adapté à la situation rend compte des habiletés de l’individu. Dans cette perspective, « sans l’opération des techniques et des procédés de réalisation, l’action resterait une vue de l’esprit » (Clot, 1999, p.169).

Ces niveaux d’analyse concernent donc les unités fonctionnelles de l’activité. Deux sources de régulation de l’activité peuvent être identifiées à travers le rapport dynamique et

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dialectique des unités qui la composent (Rochex, 1995 ; Roth & Lee, 2007) : rapport des motifs ou mobiles vitaux à l’objet de l’activité (fonction d’incitation ou « object or motive oriented activities ») ; rapport des buts aux actions (fonction d’orientation ou « goal-oriented actions ») ; rapport des opérations aux conditions (fonction de réalisation ou

« conditioned operations »). Comme le note Clot, l’efficacité opératoire des actions, d’une part, et le sens subjectif, d’autre part, constituent les pôles en tension d’un développement

« biphasé » de l’activité (Clot, 1999, p.173-174) :

« Le développement du cours d’activité paraît effectivement biphasé, assurant le dynamisme des rapports entre mobiles et moyens du sujet, non pas en tant que facteurs indépendants mais suivant des rapports variables qui en font alternativement tantôt la cause, tantôt l’effet du développement psychologique ».

Nous retenons le présupposé selon lequel l’engagement de l’individu dans son activité est lié d’une part, au sens qu’il y attribue eu égard au rapport entre ses motifs d’agir et l’objet de son activité et d’autre part, à la performance de ses actions (efficience opératoire) dans l’atteinte d’objectifs externes (buts). Le principe hypothétique d’un développement biphasé de l’activité par le sens et l’efficience opératoire des actions (Clot, 1999 ; Léontiev, 1972/1981, 1984), rapporté aux situations de formation dites « de terrain » nous amène à prendre en considération les contradictions qui animent et garantissent le dynamisme de l’activité des protagonistes qu’elle réunit. Plus précisément, ces modalités de régulation et de transformation de l’activité interrogent les moyens permettant aux TU et/ou aux FU de prendre en compte à la fois « les mobiles ou motifs d’agir » initiaux des EN (ou autrement dit leurs préoccupations principales à certaines périodes de leur stage en responsabilité) pour les mettre en concurrence avec d’autres motis d’agir et d’autres buts d’actions davantage « institutionnels » ou

« socioculturellement attendus d’un enseignant » puis de cibler une partie de leurs conseils sur l’opérationnalisation d’autres actions et manières de faire possible dans la situation de travail.

En ce sens, nous considérons que l’appropriation ou l’assimilation25 par les EN d’un « genre social d’activités » (Clot & Faïta, 2000) inhérent au métier d’enseignant génère, au cours du processus historique d’apprentissage, des conflits entre le sens

25 La signification russe du mot ousvoiénié est littéralement « faire sien ».

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subjectif de leur engagement et les attentes institutionnelles (les missions de l’enseignant dans la classe, l’établissement et le système éducatif) liées à l’objet social de l’exercice professionnel (enseignement public, instruction et éducation laïque) (Kaptelinin, 2005 ; Léontiev, 1972/1981, 1984). C’est ce mouvement de tension entre le subjectif et le social, entre le sens et l’objet de l’activité qui, pour reprendre les mots de Léontiev « fait de la conscience ce qu’elle est : un développement possible ou impossible de l’activité du sujet » (Léontiev, 1984, p.108). Nous faisons l’hypothèse, dans le prolongement de Lauwrence et Valsiner (2003), que l’unité des contraires est la source motrice du développement de l’expérience des EN. Il nous paraît donc souhaitable que la formation de terrain se saisisse voire alimente par un relais social cette expérience de contradiction pour qu’elle ne devienne pas une expérience contradictoire. Dans cette perspective, les échanges professionnels des EN avec les TU et/ou les FU doivent permettre au processus d’appropriation | externalisation de se prolonger à de nouveaux cycles d’activités (Stetsenko, 2005) inscrits dans des pratiques professionnelles attendues d’un enseignant.

Alors, le développement de l’activité peut être considéré comme corrélatif à l’alternance entre (a) le développement de la signification de l’expérience caractérisé par la capacité des EN à établir des liens entre les concepts formels qui leur sont adressés en situation de formation et les actions effectivement réalisées en classe pour reconsidérer les évènements qui y surviennent (action de conceptualisation c’est-à-dire germination des concepts quotidiens vers les concepts formels), pour prendre des décisions et agir autrement, et (b) le dépassement des motifs d’agir initiaux par un gain d’efficience opératoire des actions situées, en réponse aux contraintes du contexte d’enseignement et des tâches prescrites (germination des « concepts formels » ou de l’action conceptualisée vers l’expérience pratique et « les concepts quotidiens »). Sur ce dernier point, dans cette thèse (dont l’objet est les situations de formation de terrain) le « pouvoir d’action » des EN peut être documenté lors d’entretiens d’autoconfrontation simple (ACS), à l’aide de moyens indirects, et se rapporter soit (a) à une réélaboration rétrospective par les novices de la transformation d’actions d’enseignement en classe liées au développement de leur signification en situation de formation, soit (b) à un témoignage croisé TU/EN permettant d’apprécier leur accord pour énoncer et valider la transformation effective des actions d’enseignement en classe même en l’absence de traces vidéo le documentant en ACS.

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3.3. L’apprentissage par dé-liaison|re-liaison de

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