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Section 2 De l’insuffisance des outils à leur utilisation systématique : des pistes d’explication du paradoxe

2.1 L’approche par l’instrumentation de gestion

2.1.1L

A PERSPECTIVE DE L

ANALYSE DE L

INSTRUMENTATION DE GESTION

2.1.1.1 Introduction à l’instrumentation de gestion

Si l’on s’en tient à la vision purement technique, un outil est un objet qui permet de réaliser une opération déterminée. En sciences de gestion, l’outil s’inscrit dans un environnement composé de structures et d’acteurs. Moisdon (1997) définit l’outil de gestion comme la « formalisation de l’activité organisée, de ce qu’elle est ou de ce qu’elle sera, ou encore de ce

qu’elle devrait être » (p. 7). La nécessité d’analyser l’outil et « son inscription dans l’activité humaine » (Grimand 2006, p. 25) n’a cessé de se développer jusqu’à concevoir le concept

d’ « instrumentation de gestion » (Chiapello et Gilbert 2013). L’outil n’est plus seulement un objet technique, mais s’insère dans une réalité organisationnelle. En ce sens, l’analyse technique

des outils laisse place à la sociologie des outils de gestion qui sont définis désormais comme « un ensemble délimité d’objets organisationnels dotés de traits caractéristiques qui s’offrent

à une triple description fonctionnelle [à quoi servent-ils ?], structurelle [de quoi sont-ils fait?] et processuelle [comment s'en servir?] » (Chiapello et Gilbert 2013).

Dans un souci de compréhension de cette approche, revenons sur les termes du titre de l’ouvrage de Chiapello et Gilbert (2013) : « sociologie des outils de gestion : introduction à

l'analyse sociale de l'instrumentation de gestion ». Pour les auteurs, la « sociologie » permet

de « s’interroger sur les dimensions non directement rationnelles des actes de gestion » (2013, p. 13). Les auteurs prônent donc de s’éloigner de l’analyse pratico-utilitaire pour étudier

les significations des outils et leurs influences dans la pratique des acteurs. Grimand (2006) insiste d’ailleurs sur le rôle des acteurs sur l’outil et le fait qu’« aucun outil ne prédétermine

l’usage qui peut en être fait » (p. 17).

L’évolution que connait la réflexion autour des outils de gestion77 peut s’expliquer d’abord

par les évolutions des entreprises et de leur contexte (la concurrence accrue, l’explosion des catégorisations de produits, la généralisation de l’activité de services et la perte de vitesse du modèle taylorien). Par ailleurs, les théoriciens des organisations ont également participé à cette évolution (Chiapello et Gilbert 2013). En effet, après une période où les théories rationnelles présentaient la technique comme la solution pour améliorer l’efficacité de toutes les organisations, la théorie normative s’est intéressée à l’être humain au travail, dans ses aspects psychologiques et sociaux. Puis, la théorie comportementale s’est concentrée sur les relations entre des coalitions aux intérêts divergents, en s’intéressant particulièrement aux jeux politiques et aux relations de pouvoir. Ainsi, la recherche est passée de l’analyse de la technique de l’outil à celle de l’instrumentation de gestion. Ce terme est d’ailleurs révélateur de l’évolution. Alors que le terme « outil » renvoie plutôt à un objet passif, la notion d’instrument de gestion retranscrit les interactions entre les acteurs et l’outil.

2.1.1.2 Les différents composants d’un instrument de gestion

L’intérêt croissant pour la dimension sociologique des outils de gestion a poussé les chercheurs à définir les différentes composantes de l’outil qui ne relèvent pas de la technique.

77 On prend d’ailleurs conscience du chemin parcouru en lisant Grimand (2006) qui considère que l’outil est un

« impensé des sciences de gestion » et que « la recherche en gestion n’est guère explicite sur la théorie des outils

qu’elle mobilise » (p. 13). Moins de dix ans plus tard, l’ouvrage de Chiapello et Gilbert (2013) révèle une vraie

Ainsi, Lorino (200278) distingue l’ « artefact » et le « schème d’action » (p. 13). Alors que l’ « artefact » désigne l’objet, le « schème d’utilisation » fait référence à « une théorie de l’action »

(p. 17), autrement dit, un schème mental qui lie les opérations à des fins attendues. L’outil est considéré comme « symbolique » car il « ouvre l’accès à un champ de significations et de règles

codifiées socialement, à un répertoire codifié d’habitudes, de routines d’action ». Ces deux

composants de l’outil permettent à Lorino (2002) d’appréhender l’outil dans sa « double nature

objective et subjective » (p. 14). Hatchuel et Weil (1992) vont plus loin en analysant les

« techniques managériales ». Les auteurs décomposent l’outil en trois éléments : un substrat technique, une philosophie gestionnaire et une vision simplifiée des relations organisationnelles. Tout d’abord, le substrat technique désigne le support concret de l’outil. En ce qui concerne les outils comptables et financiers, cet objet appartient au registre des mathématiques et de la logique. Ensuite, la philosophie gestionnaire correspond au « système

de concepts qui désigne les objets et les objectifs formant les cibles de la rationalisation »

(Hatchuel et Weil 1992, p. 124). En fait, chaque outil porte un projet de rationalisation, qui est finalement la raison d’être de l’outil. Pour l’organisation scientifique du travail par exemple, il s’agit d’augmenter la productivité du travail humain, alors que pour la gestion de production assistée par ordinateur, il s’agit d’assurer une marche adaptée et intelligible de l’organisation (Hatchuel et Weil 1992). Ces projets de rationalisation donnent le sens de l’utilisation de l’outil. Enfin, la vision simplifiée des relations organisationnelles correspond à la représentation schématisée des rôles des acteurs par rapport à l’outil.

De toutes ces décompositions79, nous retenons l’importance de l’approche sociologique,

dans laquelle les auteurs nous invitent à dépasser les aspects uniquement techniques et à

analyser les représentations que portent l’outil et leurs influences dans les relations des acteurs.

2.1.2L

ES APPORTS POUR L

ANALYSE DES OUTILS CHIFFRES

La perspective par l’instrumentation de gestion (et ses développements moins récents) permet d’affiner la connaissance de l’utilisation des outils chiffrés sur au moins deux points :

78 Lorino est régulièrement cité pour ces apports sur la théorie instrumentale des outils qui peut être considérée

comme les prémisses du concept d’ « instrumentation de gestion ».

79 D’autres décompositions existent. Chiapello et Gilbert (2013) distinguent trois dimensions de l’instrument : une dimension fonctionnelle qui questionne l’utilité de l’outil ; une dimension structurelle qui analyse le contenu de l’outil et une dimension processuelle qui interroge la manière de s’en servir.

les outils chiffrés sont des constructions qui entrainent des simplifications de la perception de la réalité (2.1.2.1) ; l’utilisation des outils entraine des comportements non voulus par les prescripteurs de l’outil (2.1.2.2).

2.1.2.1 Les simplifications accompagnant la construction des outils chiffrés

Les acteurs sont confrontés à des situations complexes. La rationalité limitée des individus développée par March et Simon (1991) entraine un fractionnement nécessaire des problématiques, les auteurs parlant de « foyer d’attention » (p. 149). Les outils de gestion peuvent être à l’origine de ce fractionnement. En effet, « formalis[er] l’activité organisée »

(Moisdon 1997, p. 7) nécessite un processus pour passer d’une réalité complexe à un outil qui soit utilisable et qui permette de fournir de l’information pertinente : être un

« analyseur de l'organisation » (Gilbert 1998, p. 63). Berry (1983) intègre ce processus de simplification du réel dans sa définition des instruments de gestion.

Cette agrégation porte des avantages et des effets néfastes. D’un côté, les outils de gestion structurent la pensée des individus et ainsi leur permettent de prendre en compte un nombre de critères plus important qu’ils n’en seraient capables seul (Moisdon 1997). Devant chaque décision, l’acteur n’a plus besoin de réfléchir à toutes les solutions possibles. Il peut s’appuyer sur les simplifications de l’outil pour gagner du temps. De plus, la simplification du réel dans les outils, particulièrement par le biais de l’agrégation des données permet à l’information d’être diffusée plus facilement. Par exemple, l’utilisation de ratios de productivité permet de synthétiser un ensemble d’informations sur le travail des salariés, ce qui permet de décider sans revenir forcément sur l’ensemble de ces informations.

D’un autre côté, l’agrégation n’est pas neutre. Dans son ouvrage sur la « technologie

invisible », Berry (1983) défend cette position : « Les agents se fondent alors sur des abrégés, abrégés dont le choix n'est généralement ni aléatoire, ni anodin. » (p. 8). L’auteur s’interroge

sur le lien entre simplicité et fidélité et met en exergue certains effets néfastes de la simplification. En effet, les simplifications réduisent nécessairement le champ de l’analyse. Dans les faits, ce n’est pas la simplification qui est problématique, mais plutôt le fait que les acteurs ne maîtrisent pas les hypothèses sous-jacentes des simplifications. Dans les processus routiniers des organisations, cette « technologie invisible » peut déposséder l’individu de son sens de l’analyse s’il n’est pas vigilant à l’esprit de l’outil.

2.2.1.2 Des comportements non voulus

En plus de façonner la manière de penser des acteurs, les simplifications entrainent des comportements inadaptés. Plusieurs auteurs ont notamment mis en lumière l’incohérence

qui peut découler de l’utilisation d’un outil aux différents niveaux de l’organisation. Moisdon (1997) parle de « développement de logique locale en contradiction avec la logique globale » (p. 24). Les illustrations sont nombreuses. Par exemple, lorsque la rémunération variable d’un commercial dépend du franchissement d’un seuil de chiffre d’affaires sur l’année, il peut chercher à enregistrer en décembre des ventes qui correspondent à des ventes effectives de l’année suivante. Dans le cadre de notre sujet, nous avons déjà présenté l’exemple des outils de suivi d’effectifs en ETP à date. Dans ce cas, il n’est pas rare que les managers terminent des contrats avant le 31 décembre pour réduire « artificiellement » le chiffre.

Par ailleurs, les outils chiffrés fournissent des réponses systématiques, ce qui peut poser problème dans le cas de problématiques spécifiques. Burchell et al. (1980) distinguent quatre rôles du contrôle de gestion au regard de l’incertitude de l’environnement et de l’ambiguïté des objectifs poursuivis par l’organisation. Lorsque l’environnement est stable et les objectifs clairs, le contrôle est une « machine à réponses » (p. 15). Cela peut poser des problèmes lorsque l’environnement évolue, d’autant plus si les acteurs utilisent les outils sans avoir conscience des choix de simplification intégrés.

Finalement, la perspective par l’instrumentation de gestion fournit un angle de vue permettant d’interroger le paradoxe mis en lumière précédemment. Par ailleurs, plusieurs théories sont en capacité de fournir des pistes d’explication au paradoxe mise en lumière.

2.2 Des théories pour étudier la diffusion et l’adaptation locale des

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