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D ES DONNEES AGREGEES A L ’ ANALYSE FINE DU TRAVAIL

entreprises de service

E NCADRE 3 T AYLOR ET LE TRAVAIL

1.2.3 D ES DONNEES AGREGEES A L ’ ANALYSE FINE DU TRAVAIL

Nous avons montré dans la partie précédente en quoi la conception taylorienne ne suffisait plus à traiter l’évaluation de la charge de travail dans les services. Un autre problème complexifie le chiffrage et le pilotage des effectifs : mesurer le travail par des données chiffrées restreindrait l’analyse. Bien que l’analyse soit développée au regard du contrôle de gestion, gardons à l’esprit que le phénomène est bien plus large. Dujarier (2015) expose le verbatim d’un ingénieur qui traduit cette tension : « L’humain, au début, c’est dur quand on est ingénieur.

C’est vachement dur. Pour nous 2 + 2 ça fait 4. Mais en fait, pas dans ce cas ! Les gens ont des humeurs. Ça ne marche pas comme on pensait. » (p. 158).

Le temps, mesure souvent utilisé en contrôle de gestion, alimente une manière d’appréhender le travail.

1.2.3.1 Le temps, agrégation principale du contrôle de gestion

Le temps est une donnée fondamentale de la gestion des organisations, particulièrement en ce qui concerne les effectifs. Le pilotage des effectifs s’appuient presque exclusivement sur la mesure du temps nécessaire pour réaliser une activité (une tâche, un service ou la réalisation d’un marché). En s’appuyant sur les apports philosophiques du concept de temps73, Allain

(2010) rappelle la distinction entre le « temps objectif » et le « temps subjectif ». Le premier est « indépendant de l’homme », « commun à l’ensemble des mortels » alors que le second

« correspond à la manière dont chacun vit le temps. » (p. 36). Autrement dit, la question est de

savoir est-ce qu’une heure vaut une heure. Les outils de gestion appréhendent habituellement le temps comme un temps objectif et le contrôle de gestion entretient largement cette conception.

Ainsi, les problématiques relatives au temps questionnent l’évaluation de la rentabilité et, dans le cadre de notre sujet, la manière d’appréhender le travail dans les outils de contrôle. Alors que Meyssonnier (2012, p. 83) rappelle que le temps est une source de coût mais aussi de revenu, Méric (2009) montre que le contrôle de gestion le considère d’abord comme un coût. Ainsi, les questions posées par Allain et Gervais (2006) nous interpellent : Est-ce que « le coût d’une

opération est fonction d’un temps de travail invariant ou au contraire fonction d’un temps variable dépendant des interactions qui se nouent entre les acteurs en présence »; Est-ce que

« les relevés de la période t peuvent être utilisés pour le calcul de coûts d’autres périodes » ? ; Est-ce que « le temps moyen issu du relevé n’a pas une dispersion trop grande (si un temps

standard peut être établi) » (p. 122) ? Les résultats de l’étude, centrés sur une activité de

service, invitent à utiliser avec beaucoup de prudence les relevés, qu’il s’agisse de les généraliser sur plusieurs activités et à plusieurs périodes différentes. Pourtant, cette pratique est le propre des méthodes tayloriennes de définition d’une norme de travail, et des ratios de productivité servant à chiffrer les effectifs.

1.2.3.2 Des relations tendues entre le contrôle de gestion et le travail

« Les calculs économiques ne prennent en compte qu’un nombre limité de variables » disait Capron (1995, p. 35). Cette critique a été étudiée spécifiquement dans le cadre de l’analyse du travail en contrôle de gestion. Deschaintre et De Geuser (2015) évoquent le travail comme « objet négligé par le contrôle de gestion » (p. 8). Les auteurs l’expliquent par le fait que le contrôle de gestion est un objet hérité de la théorie de l’agence et qu’à ce titre, la discipline appréhende l’acteur comme un agent qui poursuit des intérêts divergents des propriétaires de l’organisation et qui faut donc discipliner. Naro (1999) questionne la pertinence du contrôle dans le cas de mécanismes qui « ne sont pas standardisables » (p. 539) : « comment

contrôler des phénomènes non récurrents ? Le problème se pose avec acuité dans le cas de formes complexes et dynamiques d’organisation où la variété et le changement dans la nature des problèmes traités rendent difficile la fixation de normes ou d’objectifs ». Le problème se

pose donc dans le cadre du travail dans les entreprises de service au vu du contexte actuel. Gomez (2013) parle de travail rendu « invisible » au profit de normes de performances du travail. En effet, l’auteur distingue trois sources de valeur du travail complémentaires : le travail subjectif (lié à l’accomplissement du travailleur) ; le travail objectif (lié à toutes les normes qui

permettent de mesurer la performance du travail, de quantifier le travail pour le comparer) ; et le travail collectif (lié aux synergies entre les différents travaux). L’auteur insiste sur le déséquilibre entre ces trois sources, avec une « hypertrophie du travail objectif » (Gomez 2013, p. 197). Cette hypertrophie entrainerait une dévalorisation importante du travail subjectif (anonymat des salariés considérés comme des variables) et du travail collectif (montée de l’individualisme). Ainsi, « une partie de la puissance exprimée dans le travail concret échappe

au contrôle et, plus largement, à toute évaluation » (Zarifian 2003, p. 8). Dans cette approche

critique, le cadre de l’analyse financière demeure trop réducteur pour parler du travail, ce qui constitue d’ailleurs pour Gomez (2013), la cause principale de la crise actuelle. Ces critiques rejoignent celles formulées concernant la « quantophrénie » par Conrath (2013) et Gaulejac (2014)74. Dujarier (2015) prolonge cette critique en décrivant précisément la manière dont les « planneurs » mettent en place ces dispositifs. L’auteure témoigne d’acteurs qui ne sont « pas

dupes » (p. 60) des limites de leurs dispositifs, bien qu’ils continuent à les mettre en place. Le

constat est clair : les planneurs « disent savoir que les chiffres reflètent mal ce qui se passe sur

le « terrain ». Ils insistent avec une régularité notoire pour dire qu’ils savent également que les chiffres qui remontent sont arrangés et peu fiables. Ils répètent que les indicateurs orientent l’attention sur des chiffres, souvent aux dépens de la qualité. Les résultats financiers sont, d’après eux, « gonflés », « bidonnés », « fabriqués » » (p. 61).

La perte de connaissance sur le travail au profit de données plus générales n’est pas nouvelle. Dans une recherche sur les évolutions du taylorisme et du fordisme, Coriat (1994) montre que le taylorisme avait pour objectif de faire exécuter par les fonctions managériales le calcul de la tâche alors que cette mission était auparavant à la charge des ouvriers. Ainsi, les dirigeants ont la possibilité de construire des standards et de restreindre les marges de manœuvre locales des ouvriers. Alors que le management traditionnel considère comme normal le fait de garder son secret de fabrique, la financiarisation cherche à dévoiler les meilleures pratiques afin d’améliorer l’organisation (Gomez 2013). En effet, il s’agit de communiquer les résultats de chaque unité et de chercher à conformer l’ensemble aux unités les plus efficientes. Ce contrôle se fait désormais indirectement par l’économique, à l’aide des données chiffrées. Zarifian (1990) décrit bien l’idée : « Le travail dans sa définition classique, devenant

évanescent, insaisissable, de plus en plus difficile à mesurer et à contrôler, que ce soit en effectifs nécessaires, ou en temps d’opération, les directions d’entreprise contournent cette

74 Conrath (2013) définit la « quantophrénie » comme une « maladie de la mesure, qui fait que les hypothèses qui

ont présidé à la traduction de l’activité en termes d’indicateurs ne sont jamais plus discutées, et que c’est l’indicateur qui devient alors la finalité » (p. 4).

difficulté en accroissant le contrôle indirect exercé sur une productivité que l’on ne sait plus définir » (p. 88). En pratique, des standards (Chiffre d’affaires / effectif, résultat / heures

travaillées) sont diffusés à diverses occasions, comme les acteurs en ont témoigné.

Dans « La nouvelle productivité », Zarifian (1990) explique le paradoxe dans la manière de concevoir le travail. D’un côté, des changements (technologiques, organisationnels, sociaux, économiques) font que les hypothèses sur le travail taylorien ne peuvent plus suffire à une analyse fine, alors que de l’autre, les « anciennes normes tayloriennes » sont toujours utilisées. En analysant la notion de productivité, l’auteur estime que les systèmes de contrôle du travail « font « comme si » le travail contemporain pouvait être emprisonné dans des objectifs fixés à

l’avance, se dérouler en ligne droite conformément à ces derniers, voire comme si ces objectifs pouvaient être énoncés clairement et de manière pertinente (ce qui est rarement le cas) »

(Zarifian 2009, p. 3). Synthèse de la section 1

Dans cette section, nous venons de montrer les insuffisances des modèles destinés à chiffrer et piloter les effectifs d’une entreprise. Elles proviennent des évolutions des systèmes productifs et du travail ainsi que des spécificités de l’activité de services. Ainsi, les modèles systématiques ne peuvent prétendre régler la complexité du pilotage des effectifs dans une entreprise de service. Pourtant, les acteurs les utilisent systématiquement. Quelques éléments des entretiens conduisent à penser que cette utilisation n’écarte d’ailleurs pas les critiques dont peuvent faire preuve les acteurs. Ce paradoxe semble dépasser la sphère des outils de pilotage des effectifs. Même la presse généraliste s’interroge : « Reste un mystère : si le programme de transformation

hérité du taylorisme ne marche pas, pourquoi les entreprises continuent-elles d'y adhérer ? »75. Pour notre part, ce paradoxe nous invite à renouveler notre réflexion et à appréhender ces mêmes outils, hérités d’un environnement taylorien, sous de nouveaux statuts. Autrement dit, si ces outils chiffrés ne répondent plus à la recherche technique de prévision quantitative, il s’agit peut-être de les considérer pour « autre chose » que des outils standards qui fournissent une réponse juste et indiscutable. Ainsi, cette orientation nous amène à délaisser quelque peu l’analyse technique des outils pour s’intéresser aux autres enjeux que recouvre l’utilisation d’outils de gestion chiffrés.

Section 2 - De l’insuffisance des outils à leur utilisation

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