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XVIIIᵉ siècles

Section 1. L’extension des significations de la notion de constitution et l’invention d’une conception contractualiste et artificielle de la société au

B. L’évolution du mot constitution en philosophie politique

68. En recherchant les occurrences du mot constitution dans les œuvres classiques des philosophes politiques du XVIIᵉ et XVIIIᵉ (Pufendorf, Burlamaqui, Hobbes, Montesquieu, Rousseau, Locke, Bossuet, etc.), il est possible de retracer l’évolution des emplois du mot constitution et leur diversité.

Trois évolutions relativement simultanées sont observables concernant l’emploi de ce mot en philosophie politique. D’abord, le mot constitution est progressivement utilisé dans un sens nouveau pour désigner l’essence même de l’être qui est constitué (1). Ensuite, l’importance de la métaphore anthropomorphique pour décrire l’État, la société ou même le peuple conduit à utiliser « constitution » à propos du corps social (2).

1. La constitution comme essence de l’être constitué résultant d’un ordre naturel

69. Le mot constitution est, dans la littérature philosophique, souvent employé pour désigner l’essence, la nature profonde de l’être constitué, ce qui lui serait profondément inhérent228.

Dans les Principes du droit naturel, Burlamaqui fait très fréquemment référence à la constitution de l’homme229. Il désigne alors par cette expression la nature humaine. La constitution

de l’homme est ainsi à distinguer de la constitution du corps humain. Dans ce dernier cas, l’intérêt est porté uniquement sur le corps de l’individu : la disposition de ses organes, la circulation de ses humeurs, etc230. En revanche, la constitution de l’homme renvoie à ce qui est inhérent à l’individu

en tant qu’il appartient au genre humain. Un individu peut être mal constitué, avoir une mauvaise constitution, mais la constitution de l’homme est commune à l’humanité entière231.

Pour lui et bon nombre de ses contemporains, la constitution de l’homme est intimement liée à sa nature. Les deux termes sont d’ailleurs employés comme synonymes232. Pour beaucoup, cette

nature humaine est le résultat de la création divine233. Il considère que cette constitution, cet ordre

228Comme le souligne Gérald STOURZH « “nature” et “constitution” signifi[ent] fondamentalement la même chose », « Constitution : Changing Meanings of the Term from the Early Seventeenth to the Late Eighteenth Century » in

Conceptual change and the constitution, University Press of Kansas, 1988, p. 38. Trad. « Constitution - Évolution

des significations du terme depuis le début du XVIIᵉ siècle jusqu’à la fin du XVIIIᵉ siècle » in Droits, n°29, 1999, p. 165.

229Nous avons relevé une soixantaine d’occurrences. 230Voir supra, ce chapitre, Section 1, § 1, A, 2, b.

231« n’oublions pas non plus d’observer qu’il y a cette différence entre l’état primitif et l’état accessoire, que le premier étant comme attaché à la nature de l’homme et à sa constitution, telle qu’il les a reçues de Dieu, cet état est, par cela même, commun à tous les hommes. » Nous soulignons. Jean-Jacques BURLAMAQUI, Principes du droit naturel, I, IV, 12, éd. cit., p. 36.

232« Le seul moyen de parvenir à la connaissance des Lois Naturelles, c’est de considérer avec attention la nature de l’homme, sa constitution, les relations qu’il a avec les êtres qui l’environnent, et les états qui en résultent. En effet le terme même de Droit Naturel, et la notion que nous en avons donnée, font voir que les principes de cette Science ne peuvent être puisés que dans la nature même et dans la constitution de l’homme. » Nous soulignons. Ibid., II, IV, 5, p. 108.

mis par Dieu dans les hommes, doit être le fondement du droit naturel ; c’est d’elle que découlent les lois de la nature :

« Tout ce qui est dans la nature de l’homme et dans sa constitution primitive et originaire, et tout ce qui est une suite nécessaire de cette nature et de cette constitution, nous indique certainement quelle est l’intention ou la Volonté de Dieu par rapport à l’homme, et par conséquent nous fait connaître les Lois Naturelles. »234

Cette conception de la constitution, bien qu’uniquement appliquée à l’être humain, préfigure l’évolution du concept de constitution dans le champ politique. La constitution est à la fois une création, un ordre et une norme supérieure. C’est la création de Dieu qui a donné à l’homme son essence, sa nature profonde. De cette nature découle alors un ensemble de règles et de principes auxquels ce dernier doit obéir.

Montesquieu235 et Rousseau236 emploient également le terme de constitution pour se référer à

la nature humaine. Pour l’un comme pour l’autre, cette dernière résulte d’un ordre naturel des choses. Toutefois, ils ne consacrent pas de développements importants à cette question.

L’idée que la nature humaine est à l’origine d’un ensemble cohérent de normes est développée, à la suite de Burlamaqui, par les physiocrates. Ainsi, lorsqu’ils traitent de « notre constitution » d’un point de vue politique, ils se réfèrent en réalité à la constitution de l’homme237.

Chez ces auteurs, l’expression « constitution de l’homme » n’a pas une fonction neutre et descriptive. L’ordre qu’elle représente est un ordre qui doit être respecté car il résulte d’une volonté supérieure et fonde, au moins partiellement, l’ordre juridique. Des considérations similaires existent à propos de l’État et la comparaison entre l’ordre social et l’être humain est facilitée par la métaphore anthropomorphique.

et de cette constitution, nous sommes raisonnablement déterminés à juger d’une certaine manière, et à agir en conformité ; l’intention du Créateur est assez manifeste, et nous ne pouvons plus ignorer quelle est sa Volonté. » Nous soulignons. Ibid., II, II, 8, p. 100.

234Nous soulignons. Ibid., II, IV, 5, 1747, p. 108.

235« Avant toutes ces lois, sont celles de la nature, ainsi nommées, parce qu’elles dérivent uniquement de la

constitution de notre être. » MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, GF Flammarion, 1979, vol. 1, p. 125.

236« Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer pour ainsi dire la nature

humaine, de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus

grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être ; d’altérer la constitution de l’homme

pour la renforcer ; de substituer une existence partielle et morale à l’existence physique et indépendante que

nous avons reçue de la nature. » ROUSSEAU, Du Contrat social, II, VII, GF Flammarion, 2001, p. 75.

237« Il est dans notre constitution de tendre toujours vers notre meilleur état possible nous y sommes entraînés par la pente naturelle du désir de jouir qui naît et meurt avec nous ainsi dans les sociétés naissantes la propriété foncière a dû nécessairement être à l’état le plus avantageux. » LE MERCIER DE LA RIVIÈRE, L’ordre naturel et essentiel

des sociétés politiques, 1767, réédition, 1910, p. 175.

2. L’importance de la métaphore anthropomorphique en philosophie politique

70. Ferdinand Brunot est certainement l’un des premiers à étudier le rôle qu’a joué la métaphore anthropomorphique dans le cadre de la philosophie politique. Il souligne la fréquence du recours à des images pour expliciter des idées, l’usage récurrent des comparaisons et des métaphores238.

Brunot relève également de nombreux emprunts à l’anatomie, à la physiologie et à la médecine239.

L’emploi de la métaphore corporelle dans le champ politique ne date pas du XVIIIᵉ siècle, comme en attestent les travaux de Kantorowicz sur les deux corps du Roi240. Cependant, elle semble

avoir connu un essor particulier à la fin du XVIIIᵉ siècle car elle y remplit une fonction particulière. Antoine de Baecque, relève ainsi, dans sa thèse consacrée au Corps de l’histoire. Métaphores et

politique (1770-1800)241, que :

« la première valeur du “corps” à la fin de l’Ancien Régime » est d’être « un mot qui dit tout […] qui peut, à lui seul, décrire chaque individu du royaume, physiquement, médicalement de la tête aux pieds, souder les multiples communautés, toutes ces personnes, ces gens de métier, ces marchands, ces administrateurs auxquels il est permis, par lettres patentes dûment enregistrées, de s’assembler et de “former corps”, ou, enfin, de prendre en charge le système français dans son entier, modèle politique, religieux, monarchique d’organisation de l’État et de la société. »242

L’État est également conçu et analysé comme un corps politique : « L’expression de corps

politique n’était pas nouvelle. Elle s’employait dans deux sens, celui de corps chargé d’intérêts

publics, et celui de groupe d’hommes vivant en société organisée »243. Elle permet de décrire et

d’analyser le fonctionnement du pouvoir politique. Cette image fut abondamment utilisée par Rousseau dans le Contrat social et « À partir de ce moment l’expression [de corps politique] devient commune dans tous les ouvrages relatifs à la politique. On peut dire qu’elle est à la mode. Elle le restera longtemps. »244

Cette image permet également une appréciation critique de l’État et de son organisation et le mot « constitution » joue alors un rôle centrale dans l’analyse de l’objet corps politique : ce dernier peut être bien ou mal constitué, sa constitution doit être « bonne », « saine », « forte », « robuste » ;

238Ferdinand BRUNOT, Histoire de la langue francaise des origines à nos jours, Tome VI, Le XVIIIᵉ siècle, Première

partie : le mouvement des idées et les vocabulaires techniques, Armand Colin, Paris, 1966 p. 84-85 et p. 97 et s.

239Ibid. p. 90-91. Voir également en ce sens : Gerald STOURZH, « Constitution : Changing Meanings of the Term from the Early Seventeenth to the Late Eighteenth Century » in Conceptual change and the constitution, University Press of Kansas, 1988, p. 40. Trad. « Constitution - Évolution des significations du terme depuis le début du XVIIᵉ siècle jusqu’à la fin du XVIIIᵉ siècle » in Droits, n°29, 1999, p. 165 : « Dans le discours politique et constitutionnel pendant la première moitié du XVIIᵉ siècle, prévaut la notion de “constitution” en tant que “disposition”, en tant que “qualité” du corps politique par analogie au corps physique ; et celle-ci survit au cours du XVIIIᵉ siècle. ».

240Ernst KANTOROWICZ, Les Deux corps du roi : essai sur la théologie politique au Moyen âge, Paris, Gallimard, 1989.

241coll. « essai histoire », Calmann-Lévy, 1993. 242Op. cit., p. 14.

243Ferdinand BRUNOT, op. cit., p. 425. 244Ibid. p. 426.

lorsque la constitution « s’altère », il est en péril245.

71. Pufendorf, pour critiquer certains comportements ou certaines organisations politiques, utilise aussi le détour de la métaphore. Ces organisations ou ces comportements sont considérés comme des maladies attaquant la personne qu’est l’État246. Rousseau utilise cette image pour

justifier la règle selon laquelle un territoire ne doit pas être trop étendu :

« Comme la nature a donné des termes à la stature d’un homme bien conformé, passé lesquels elle ne fait plus que des Géant ou des Nains, il y a de même, eu égard à la meilleure constitution d’un État247, des bornes à l’étendue qu’il peut avoir, afin qu’il ne soit ni trop grand pour pouvoir être bien gouverné, ni trop petit pour pouvoir se maintenir par lui-même. Il y a dans tout corps politique un maximum de force qu’il se saurait passer, et duquel souvent il s’éloigne à force de s’agrandir. »248

Il poursuit : « c’est ainsi qu’un corps trop grand pour sa constitution s’affaisse et périt sous son propre poids »249, faisant ainsi référence tant au corps humain qu’au corps politique. Il insiste

sur le fait qu’« une saine et forte constitution est la première chose qu’il faut rechercher »250. Cette

métaphore lui permet de légitimer un discours critique à l’égard de perspectives impérialistes.

72. L’emploi de cette image n’est toutefois pas réservé aux théoriciens du droit naturel. Dans sa

Politique, Bossuet considère par exemple que pour la conservation de l’État :

« il faut : en premier lieu, y entretenir au dedans une bonne constitution. « En second lieu, profiter des secours qui lui sont donnés.

« En troisième lieu, il faut sauver les inconvénients dont il est menacé.

« Ainsi se conserve le corps humain, en y maintenant une bonne constitution : en se prévalant des secours dont la faiblesse des choses humaines veut être appuyée : en lui procurant les remèdes convenables contre les inconvénients, et les maladies dont il peut être attaqué.

« La bonne constitution du corps de l’état consiste en deux choses : dans la religion, et dans la justice. Ce sont les principes intérieurs, et constitutifs des états. »251

L a constitution de l’État est comparée à celle de du corps humain. La religion comme la justice sont ainsi présentées comme des remèdes protégeant le corps politique d’éventuelles

245Ces exemples sont tous tirés du Contrat social, mais ces expressions se retrouvent chez de nombreux auteurs. 246« il est certain que plusieurs États, aussi bien que chaque Personne en particulier, sont sujets à un très grand nombre

de défauts et de maladies ; ensorte que ceux qui en ont le moins passent en quelque manière pour parfaits. Ces maladies viennent, ou de la malice humaine, ou de la mauvaise constitution de l’État » Nous soulignons. Samuel von PUFENDORF, Le droit de la nature et des gens, ou système général des principes les plus importants de la

morale, de la jurisprudence et de la politique, traduit du latin par Jean Barbeyrac, VII, V, §X, Tome III, Londres,

Jean Nours, 1740, p. 164. 247Nous soulignons.

248ROUSSEAU, Du Contrat social, II, IX, éd. cit., p. 81. 249Nous soulignons. Ibid., p. 82.

250Ibid., p. 83.

251Nous soulignons. BOSSUET, Politique tirée des propres paroles de l’écriture sainte, à Monseigneur le Dauphin,

maladies, ce qui les rend naturellement indispensables.

L’emploi de cette métaphore laisse penser que la constitution du corps politique est comme la constitution du corps humain, le résultat d’un ordre naturel et non artificiel mais cette conception tend à évoluer au cours des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles.

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